samedi 24 mars 2012

Litanie de nos villes

Square Conchon-Quinette ;

Rue des Quatre Chapeaux ;

Passerelle de la Grange-aux-Belles ;

Rue des Gras ;

Rue de la Brèche-aux-Loups ;

Montée des Carmes Déchaussées ;

Rue Tiquetonne ;

Rue des Sept Arpents ;

Pont des Trois Pierrots ;

Rue des Filles du Calvaire ;

Rue de la Petite Truanderie ;

Quai Malaquais ;

Rue des Fossés Louis VIII ;

Rue du Bât-d'Argent ;

Rue Moyenne ;

Boulevard de Bonne-Nouvelle.

jeudi 22 mars 2012

La Part-Dieu

Certains quartiers de Lyon sont architecturalement bien préservés : le vieux Lyon bien sûr, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO ; les pentes de la Croix-Rousse, avec leurs immeubles de canuts ; la Presqu’île, particulièrement entre la place Bellecour et la place des Terreaux ; les quais de Rhône, qui alignent leur double rangée de façades magnifiques sur des kilomètres de Perrache à Caluire (avec quelques verrues toutefois : l’horrible Sofitel, certains immeubles des années 1970 ici et là).

D’autres quartiers n’ont pas cette chance. Celui de la Part-Dieu, auquel j’ajoute ses abords à cheval sur les 3e et 6e arrondissements, en est peut-être le plus criant exemple.

Soit une gare, des voies de chemin de fer, un centre commercial, des immeubles de bureau, des immeubles d’habitation et des grands axes de circulation routière. Répartissez le tout dans un carré d’un bon kilomètre de côté, sans vous soucier de grand chose, ni des styles qui jurent ni de beaucoup de questions d’urbanisme comme on l’entendrait aujourd’hui, et vous avez le quartier de la Part-Dieu.

L’endroit est très disparate. La gare, très années 1980, concourt sans vraiment de concurrence à ce niveau au titre de plus laide de France. Les immeubles d’habitation au nord du cours Lafayette sont la partie la plus horrible du 6e arrondissement : façades préfabriquées, grandes barres de dix étages ou plus, d’à peu près toutes les couleurs. Les immeubles de bureau sont eux aussi de tous les styles, sans préoccupation d’harmonie (fût-elle minimale) : façades avec plaquage répétitif boîte d’œuf des années 1950 ou 1960, immeubles avec vitres en verre fumé années 1970 tel celui de la Caisse d’Épargne, façades plus classiques mais ternes de toutes époques. A côté de ça, on trouve aussi des immeubles typiquement lyonnais plus élégants de la fin du XIXe ou du début XXe. Témoins, cette belle école maternelle cours Lafayette, face aux Halles de Lyon, ou le non moins bel immeuble en brique noisette et pierre du même côté du cours, un peu plus loin, que je vois de mon bureau. Quelques bâtiments Art déco : le centre de formation de la rue Boileau, la bourse du travail, et bien des immeubles rue Duguesclin par exemple ; quelques perles de style international : les grandes barres 100 Lafayette qu’on jurerait de Le Corbusier (et qui sont classées, leurs détracteurs ne les verront donc jamais par terre), celles qui sont rue du Lac, aux stores colorés qui font penser à un Tetris géant. On croise aussi une pincée d’immeubles plus ou moins modernes, aléatoirement répartis : le nouveau palais de justice (1995), la Tour oxygène (2010), des immeubles d’habitation en construction rue Tête d’Or…

Il semble que le quartier puisse encore vivre des décennies sur un tel rythme, de cet assemblage composite de styles très différents qui renouvelle périodiquement l’un ou l’autre de ses îlots, sans faire corps avec l’existant. A moins que la couverture de la rue Garibaldi ne soit le prélude à des changements plus cohérents. Pour l’instant, la Part-Dieu est notre petit Bruxelles, mais c’est certainement pour ses tares qu’on l’aime.

lundi 19 mars 2012

Rediffusion : Emmanuel Carrère

Certains mails envoyés dans la deuxième moitié de l'année 2011, lorsque j'étais quatre jours par semaine à Bruxelles, m'ont paru pouvoir figurer sur ce blog. Avec quelques coupes et modifications (les bières belges m'ayant parfois fait écrire une ou deux bêtises...), voici le premier, où il était question de l'écrivain Emmanuel Carrère.

Le personnage : la cinquantaine, né en 1957, bobo du XVIe à Paris, jeune critique de cinéma puis romancier, vivant de ses relations amoureuses  en ayant rarement le meilleur rôle (il en parle dans tous ses romans les plus récents), déteste que son amie du moment dise je vis sur Paris ou je pose mes congés parce que ça trahit sa classe moyenne en plus d'être incorrect. L'homme est peu plaisant par bien des points. Fils d'Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuel de l'Académie française et l'une des spécialistes internationalement reconnues de l'URSS. Jeunesse dorée dans Paris, classe préparatoire au lycée Janson de Sailly, aucune préoccupation financière grâce à Papa et Maman. Une dizaine de romans ou récits à son actif, deux biographies : l'une, sur le cinéaste Werner Herzog, l'autre sur l'auteur Philip K. Dick, toutes deux écrites dans sa vingtaine. Je ne les ai pas lues. Comme souvent quand un auteur plaît, on en lit le plus possible pour saisir le phénomène dans sa globalité. Je distingue deux périodes dans l’œuvre de Carrère (pour l'instant), disons pour faire simple la jeunesse et l'âge mur.

Bravoure (1984). Carrère romance l'histoire de l'accouchement du Frankenstein de Mary Shelley, terriblement romantique. Mary, jeune fille de 19 ans un peu perdue dans la coterie romantique de Byron et Shelley sur les bords du lac Léman, un soir d'été, relève le défi d'une soirée arrosée : écrire ce qui deviendra son chef d’œuvre et un succès mondial, éclipsant même la célébrité de son mari (sauf peut-être en Angleterre, ou la poésie romantique de Percy Shelley est aussi célèbre que celle de Byron, Keats ou Wordsworth). Le genre : roman historique, avec vampires et créatures morbides derrière les placards. Mon avis : un roman de jeunesse un peu épais, avec quelques passages héroïques sur le médecin de Byron, véritable héros du livre (ce serait lui qui aurait écrit le Frankenstein).

La Moustache (1986). Un type se réveille un matin et rase sa moustache, mais tout le monde croit qu'il l'a toujours. J'avais vu le film qui m'avait bien plu. Le genre : quotidien fantastique. Mon avis : nouvelle burlesque, légère, qui questionne les faux-semblants et notre perception de la confiance dans les rapports humains.

Hors d'atteinte ? (1988). Une professeur de collège se met à jouer au casino. Le genre : drame de la petite bourgeoisie à la Chabrol. Mon avis : l'histoire est d'une banalité crasse, et pourtant on entre dans la tête de cette pauvre dame comme on relirait quatre Tintin à l'affilée, le récit glisse tout seul. On le reprendrait avec le plaisir intact de la première fois.

Assurément, les romans de la maturité constituent le meilleur de Carrère. Ses tropismes s'affirment, à savoir : un goût pour le fait divers, la famille, la Russie, parler de lui, de sa vie, de ses conquêtes, des relations de couple en général.

La Classe de neige (1995). Court récit décrivant une classe de neige, avec progression dans l'horreur au fur et à mesure qu'on avance dans la découverte de qui est le père du petit garçon héros du récit. Le genre : fait divers glaçant. Mon avis : cette nouvelle est parfaitement équilibrée, sa construction est maîtrisée comme les films d'Hitchcock les plus classiques. Mais lisez un Astérix juste après sinon le cauchemar est assuré.

L'adversaire (2000). la vie et l’œuvre finale de Jean-Claude Romand, qui a tué toute sa famille avant de vouloir se suicider. Manque de pot pour lui, il a survécu à ses horribles crimes. Il est aujourd'hui derrière les barreaux, et Carrère l'a rencontré pour écrire son histoire. De ce personnage odieux et injustifiable Carrère parvient à faire une sorte d'aventurier des temps modernes. Le genre : fait divers plus glaçant encore que celui qui a nourri le livre précédent. Mon avis : le danger du bon romancier est qu'il fait parvenir ses lecteurs à l'empathie avec les ordures.

Un roman russe (2007). Au prétexte d'un film documentaire sur un bled paumé en Sibérie, Carrère part enquêter sur le secret de famille numéro 1 : le cas de son grand-père maternelle qui a eu une conduite peu honorable pendant la seconde guerre mondiale. Le genre : voyage au fond des abîmes familiaux. Mon avis : énorme introspection, grande histoire d'une famille à notre époque. Ce livre vaut en essence Le premier jour du reste de ta vie, le film de Bezançon : il pourrait être l'histoire de votre famille.

D'autres vies que la mienne (2009). Des gens banals ont demandé à Carrère d'écrire le récit de leur vie. Le genre : fresque contemporaine du quotidien de français moyens et extraordinaires, des gens très attachants, que l'on pourrait connaître. Mon avis : cet avocat spécialisé dans le surendettement, je suis pas près de l'oublier. Ce livre est très émouvant humainement parlant, il crie à toutes les pages pourquoi la vie vaut d'être vécue.

Limonov (2011). Le meilleur Carrère jusque là ? C'est une bombe. Edouard Limonov, né pendant la seconde guerre mondiale, est haut en couleur, romanesque par tous les pores de sa peau. Poète dans sa jeunesse, terroriste révolté sous Brejnev, écrivain idole de l'underground soviétique dans les années 80, militant extrémiste puis anti-Poutine de nos jours, Limonov a tout fait. Il a vécu aux quatre coins du monde, rencontré les grands, participé à la guerre de Yougoslavie, fréquenté les prisons russes, voulu sans aller bien loin (parce qu'il est avant tout un raté...) prendre le pouvoir en Russie. Son histoire tient de l'épopée, et pourtant ainsi qu'il en convient lui même, quelle vie de merde ! Carrère connaissait bien le personnage, rencontré dans les années 80 et ces dernières années. Le genre : vie et destin d'un loser russe, de 1945 à nos jours. Mon avis : époustouflant. On s'attache encore au personnage plus que de raison, quand rien de sa vie au premier abord ne paraît devoir retenir l'attention.

Le charme d'Emmanuel Carrère tient à plusieurs choses. Une constatation, déjà : hormis son milieu plutôt littéraire, peu ou prou dans une vingtaine d'années nos vies à tous devraient être assez proches de la sienne actuellement. Sur un strict plan littéraire, Carrère est un conteur. Avant tout, dans chacun de ses livres il vous raconte une histoire. Pas de chichi dans son écriture : elle n'est pas affutée comme celle de Simenon ou d'Echenoz ; Carrère n'est pas un styliste comme Dantzig ou Barnes ; non, tout est simple et franc. Son parler est familier (Les mots bite et chatte reviennent souvent sous sa plume...mais pas seulement) mais pourtant il n'est jamais vulgaire. Sans sophistication particulière, les choses sont dites telles qu'elles sont. Le tour de force de ses romans de la deuxième période, c'est qu'en même temps que court la narration, Carrère nous raconte sa vie qui s'imbrique naturellement dans le récit sans que ça paraisse ennuyeux (alors qu'elle n'a en elle-même aucun intérêt). Cela fait écho à ce qui advient aux personnages de ses livres, et renvoie à nos propres vies. Tous les doutes de cet être humain pas très sympa mais avec qui on se découvre une proximité au détour d'une pensée, d'un acte anodin, répondent à l'histoire qu'il raconte. Carrère est l'un des grands auteurs français de sa génération.

dimanche 18 mars 2012

Étrange message

Les éboueurs lyonnais sont en grève, sauf ceux qui ne le sont pas, car il y a éboueur et éboueur : le Grand Lyon est un gros gâteau dont certaines miettes sont ramassées par des entreprises privées et les autres, par une régie publique. À la régie, Lyon et Villeurbanne, aux entreprises, la périphérie ; mais le Grand Lyon souhaite changer les parts de l'une et des autres, et c'est le conflit.

Les éboueurs de la régie publique refusent ce qu'ils voient comme une privatisation d'un service public, d'où grève. Le Grand Lyon, pour assurer la continuité du service public, a fait appel aux sociétés privées pour relayer la régie publique. Ce que voyant, les éboueurs publics ont bloqué les dépôts pour empêcher les éboueurs privés.

Et les poubelles de s'accumuler, sauf celles qui ne s'accumulent pas, car il y a poubelle et poubelle, on l'aura compris.

À service public, entreprise publique, nécessairement ? Je ne me risquerai pas à répondre, mais les grévistes pensent que oui. C'est pourquoi, comme on placerait sous coma artificiel un patient menacé, ils interrompent le service public pour mieux le sauver. L'intention est louable, mais le résultat est étrange qui voit les poubelles privées ramassées et les publiques délaissées.

lundi 12 mars 2012

Autocensure

Inhibé, je suis inhibé comme Kevin oubliant son prénom devant les parents de Manon. Sa mère a repassé son plus beau T-shirt, son appareil dentaire brille comme les chromes d'une clio kittée, il sent bon le biactol et l'after-shave. Il s'est préparé, il a recherché sur internet, il sait différencier les couverts à poisson, il appellera l'archevêque Monseigneur, il ne cherchera pas à s'asseoir à la gauche du sous-préfet. (Il a été déçu, mais pas surpris, d'apprendre qu'on pouvait avoir à sa table des archevêques et des sous-préfets, quand ses propres parents n'en invitent jamais.) Dylan l'a aidé à répéter : Bonjour Monsieur ; mes hommages Madame.

Il est fin prêt quand la porte s'ouvre. Un gros monsieur à moustache lui sourit, une dame joviale à ses côtés porte un tablier à fleurs et derrière eux Manon l'encourage du regard. Mais Kevin ne dit rien. Vous devez être le Kevin. Et Kevin ne dit rien. Vous avez trouvé facilement ? Et Kevin ne dit rien. Chéri, fait donc entrer Kevin. Kevin entre mais ne dit rien. Oubliées les formules de politesse, évaporés les couverts à poisson : Kevin ne se souvient plus que des interdits. Vous ne parlerez pas de religion, vous ne parlerez pas de politique, vous ne parlerez pas de sexe. La religion, la politique, ça ne lui serait pas venu spontanément, mais à dix-huit ans, hors du sexe, que dire ? Alors Kevin se tait, et Manon rit bêtement, et ses parents se resservent du vin.

Inhibé, vous dis-je. Je ne peux tout de même plus parler de sexe, j'ai passé l'âge. Côté cuisine, il est trop tard, peut-être, pour avouer que je n'aime pas l'agneau. Je sais reconnaître les couverts à poisson mais je ne m'en vante pas. Le préfet de département passe avant le préfet de région hors de son propre département, mais le lecteur le sait s'il a lu le Gandouin.

Que reste-t-il à écrire ? Que Belle-maman, désormais, lit ce blog.

samedi 10 mars 2012

Fernando Pessoa : personne et tout le monde à la fois

Fernando Pessoa (1888—1935) relève du genre poète à malle. Saint-John Perse avait la sienne, où il laissait ses manuscrits non destinés à une tentative de publication (et ils y restèrent) ; Emily Dickinson aussi, entassait ses quatrains dans une malle, qu'on a trouvée à sa mort pour en publier toutes les feuilles. Pessoa, lui, était à sa mort un quasi-inconnu. Il a laissé toute sa production ou presque dans une grosse malle. Résultat des courses : aujourd'hui, le contenu de la malle, que l'on a commencé d'éplucher en détail en 1968 seulement, n'est pas encore fini de publier au Portugal. Il faut dire qu'il ne comprend par moins... de 27 543 textes !

Pessoa est l'un des géants de la littérature mondiale, l'égal de Proust ou de Kafka pour citer des auteurs comparables. L'immense majorité de son œuvre est constituée de poésie. Ce dont on a peu à peu pris conscience, tandis que l'étude de son legs progressait (même si quelques lecteurs portugais dès les années 1920 à 1940 ont pu commencer d'en prendre la mesure), c'est que Pessoa n'était pas un mais de multiples écrivains tout à la fois. Pessoa s'est donné, tôt, des hétéronymes, par opposition à Pessoa lui-même qui est le poète orthonyme. Un hétéronyme ? c'est Pessoa qui écrivait, mais en tant qu'un autre écrivain, lui donnant une vie, une biographie et un style d'écriture propres. On dénombre environ 80 hétéronymes dans l’œuvre de Pessoa, qui côtoient le poète orthonyme et le complémentent en présentant, éclairant autant de facettes différentes de cet écrivain protéiforme. Les hétéronymes ont souvent correspondu à des périodes de sa vie ou à ses états d'esprit. Une telle schizophrénie démultipliée est fabuleuse : comment peut-on se diversifier, se répandre en autant de personnalités et d'écritures aussi diverses ? Parce que Pessoa parvient à caractériser pleinement l'écriture de chaque hétéronyme, à leur donner même une évolution littéraire, et cela force l'admiration. Il n'est déjà pas facile d'écrire en tant que soi-même et d'essayer trouver une constance dans sa propre prose...

Parmi tous les hétéronymes, certains ont plus écrit que d'autres. Les plus connus sont Alexander Search (hétéronyme anglais ; Pessoa parlait l'anglais couramment), Alberto Caeiro, Ricardo Reis et Alvaro de Campos.

Caeiro est un poète mystique, qui veut faire table rase de toute poésie précédente. Son œuvre veut se rapprocher le plus possible des choses de la nature telles qu'elles sont, sans aucune intervention qui viserait à lui apporter un sens. Les poèmes de Caeiro sont par conséquent très épurés, débarrassés de toutes les scories, références ou symboles qui pourraient être attachés aux choses qu'elles évoquent.

Reis est un poète hédoniste, jouisseur, adepte du carpe diem. Son maître est Caeiro. Il a écrit de très nombreuses odes regroupées en recueil ou éparses, qui adoptent parfois un style galant (comme certains écrivains légers de la période des Lumières). C'est parfois assez drôle, mais c'est certainement involontaire.

Campos est le poète voyageur, viveur par excellence, qui veut embrasser le monde entier dans la force de sa prose. Il a tout vécu, il est allé partout, il est ouvert au monde, à sa diversité ; il ne veut connaître que l'universel. Campos est le plus connu des hétéronymes de Pessoa, et il apparaît comme une version hypertrophiée de Pessoa lui-même, exaltant ses envies, ses peurs, ses amours, ses doutes. Les grandes odes d'Alvaro de Campos sont, toutes littératures confondues, parmi les textes les plus bouleversants que je connaisse. L'Ode maritime, notamment, est un texte d'une grandeur, d'une puissance évocatrice écrasantes, qui balaient tout sur leur passage. Un homme, Campos, y raconte ses voyages, qui sont tout autant réels que fantasmés. Ce sont tour à tour voyages au long cours, tourments intérieurs, cris d'amour et d'effroi devant le monde et les hommes, soleil couchant et îles lointaines paisibles. On ne ressort pas indemne de la lecture de ces quelque trente pages, dont même un non-lusophone (comme moi) peut goûter de lire le texte d'origine et d'imaginer ses sonorités douces et chantantes. Comme Campos, quand il se souvient et s'invente ces lointains perdus ou rêvés.

vendredi 9 mars 2012

Les cinq doigts de la main

Le célèbre Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel est l'archétype d'un genre d’œuvre pour piano, la pièce pour la main gauche. On ne sait pas toujours qu'il est écrit pour cette seule main. Commandé par le pianiste Paul Wittgenstein, qui avait perdu son bras droit au cours de la première guerre mondiale, le morceau est extraordinaire et finalement peu connu en comparaison des autres tubes de Ravel (Boléro, la Valse). Difficile, mais pas plus que les grands concertos du répertoire pour un pianiste professionnel, il fait pleinement l'illusion que deux mains sont en train de jouer (d'ailleurs, vous ne vous en rendez pas compte si on ne vous le dit pas). La musique est très sarcastique, d'un humour noir féroce ; Ravel l'a écrite en souvenir de la première guerre mondiale (en pensant sûrement aussi à Wittgenstein) : la pauvre main gauche essaie de lutter, seule contre un orchestre de cent musiciens pendant un gros quart d'heure, comme un soldat sous les obus. On entend des échos de jazz et des mélodies très belles dans tous les passages solo du piano, qui essaient de surnager et de s'élever, de rêver un instant, mais le soliste, après les dernier éclats de la dernière cadence, se fait finalement engloutir par l'orchestre dans un pouet final dont Ravel a le secret.

Dans nos pays d'Europe, la partie de musique pour clavier jouée à la main gauche est destinée à être un soutien à celle jouée à la main droite : accords, lignes de basses, accompagnement qui se répète. Il n'y a peut-être que dans les musiques très contrapuntiques, comme celle de Bach, où la main gauche doit jouer presque autant que la droite. Cela reste toutefois l'exception. Avec l'essor du piano au XIXe siècle (lié à l'invention du double échappement par Érard et à celle du récital par Franz Liszt, mais c'est une autre histoire) commencent à fleurir des œuvres pour une seule main. La main droite a usuellement le beau rôle, celui de la mélodie, celui de la dextérité (dextre : la droite), de la virtuosité, qui est beaucoup moins présente à la main gauche. Outre de faire travailler plus une main à laquelle on confie moins habituellement, les morceaux pour la main gauche seule relèvent souvent le défi de faire sonner tout le clavier. Multiplier les sauts de la main, utiliser au mieux les pédales du piano (en jouant sur le maintien de certaines résonances), confier la mélodie principale au pouce et la réalisation des accords et des lignes secondaires aux quatre autres doigts sont parmi les outils des compositeurs pour ce genre particulier.

Un spécialiste de ce type d'œuvre était le pianiste et compositeur d'origine polonaise Léopold Godowski. Il en a laissé des dizaines, parmi lesquelles certaines des 53 Études d'après les études de Chopin. Godowski trouvait les études de Chopin insuffisamment difficiles, alors il en a complexifié certaines, en multipliant les lignes mélodiques, en ajoutant des notes de partout. Il a voulut en adapter d'autres, les réécrire pour la seule main gauche... en gardant souvent toutes les notes de la version à deux mains. Le résultat est assez particulier, mais bluffant quand le pianiste est doué et que l'on connaît les morceaux originaux de Chopin. Il y a peu, je suis tombé sur une des œuvres pour la main gauche du même Godowski, un pot pourri de valses de Strauss issues de l'opérette le Baron Tsigane. Ce morceau est réputé être parmi les plus injouables de ce compositeur, et après des années de recherche sur internet et dans les bacs de disquaires, je pensais qu'il n'en existait pas d'enregistrement. Tout comme le concerto de Ravel, à moins de le savoir, personne ne peut se douter que l'artiste n'utilise qu'une seule main pour jouer cela tant la musique est ébouriffante et surchargée. L'américain Leon Fleisher, qui a souffert jusqu'à récemment d'une dystonie le privant de sa main droite, s'en sort avec les honneurs. Je pense que je ne suis pas prêt de voir un jour ce morceau au programme d'un récital, à moins que le talentueux et charmant Nicholas McCarthy (actuellement un des seuls pianistes professionnels n'ayant que son bras gauche) ne le mette à son répertoire ?

lundi 5 mars 2012

Berenice Abbott au Jeu de Paume

Samedi après-midi, direction la Galerie nationale du jeu de paume à Paris, près de la place de la Concorde. Ce lieu d'exposition est moins connu que les grands musées de la capitale, ou autres lieux d'exposition tels que l’Hôtel de Ville ou le Grand Palais souvent pris d'assaut lors d'expositions monstres qui attirent les foules (Claude Monet au Grand Palais il y a peu, Robert Doisneau en ce moment à l'Hôtel de Ville, par exemple). Le Jeu de Paume est plus discret, plus confidentiel aussi. J'y ai vu des toiles illuminées de Zao Wou Ki, sidérantes, mais il faut dire que le format du bâtiment se prête particulièrement bien à des expositions de photographies. Ces dernières années, Robert Frank, Lee Miller, Richard Aveydon, ou plus proches de nous André Kertesz (dont les vues parisiennes valent les clichés les plus parfaits d'Henri Lartigue ou de Henri Cartier-Bresson) et Diane Arbus ont eu les faveurs d'une exposition. Que j'ai ratée, d'ailleurs.

Pendant deux mois, c'est l'américaine Berenice Abbott (1898—1991) qu'on voit sur les murs crème de la Galerie. Influencée par le travail documentaire autant que sentimental d'Eugène Atget sur le vieux Paris, Abbott photographie New York sous toutes ses coutures. Avant ce travail d'une vie : des portraits, d'une grande sobriété, qui m'ont rappelé ceux d'Irving Penn vus ils y a quelques années à la National Portrait Gallery de Londres. Les épreuves gélatino-argentiques des années 1920 et 1930, dont on voudrait toucher l'épaisseur reluisante, sont superbes. On avait vu des tirages similaires durant l'exposition Kertesz ; on voudrait toujours voir de telles photos si présentes, si chaleureuses. Après la seconde guerre mondiale, Abbott change d'angle de vue et se la joue Walker Evans, en photographiant minutieusement les États-Unis profonds : petites gens, petites villes, champs. Elle effectue également un travail de photographies scientifiques, dans le cadre de la réalisation de manuels scolaires ou pour des ouvrages de vulgarisation. Ceci me semble moins essentiel, bien que le parti pris esthétique de ces photographies, pleinement assumé, est éclatant.

On est heureux d'avoir patienté si peu de temps pour entrer. Une fois à l'intérieur, on a compris : on se bouscule devant les petits cadres. Dehors, dans la file d'attente, on se souvient d'une attente précédente au même endroit, durant laquelle une Italienne posait de façon outrée pendant que son copain la mitraillait avec en toile de fond la Concorde et la tour Eiffel. Cette fois-ci, on n'a pas perdu une miette de trois jeunes filles à grosses lunettes œil de mouche, trop dénudées vu le froid ; elles se gelaient pour un shooting de photos de mode. L'attente fut ponctuée par le passage de joggeurs, dont un jeune blond qui faisait le tour des Tuileries à une vitesse où moi je courrais pour attraper un bus. Il est passé trois fois avant qu'on entre. Il courait toujours quand on est sorti.

mercredi 29 février 2012

Music for a while

On aime le Royaume-Uni pour ses habitants, sa verdure, ses écrivains comiques ou satyriques ; pour les musées londoniens, pour la musique. La musique classique britannique est assez peu connue en France. Il faut dire qu’on y fait la part belle aux compositeurs nationaux, les Berlioz, Ravel et Debussy dont presque toutes les œuvres sont jouées encore aujourd’hui. Les Russes sont eux aussi beaucoup joués en France, depuis le début du XXe siècle, après que Debussy revint de sa jeunesse en Russie, que Ravel a puisé chez Rimski-Korsakov son talent d’orchestrateur incomparable, que Stravinsky est venu vivre à Paris dans les années 1920—1930, et que Diaghilev y a monté ses plus grands ballets : L’Oiseau de feu, Le Sacre du printemps, (musiques de Stravinsky), Daphnis et Chloé (musique de Ravel), Le Tricorne (musique de Falla)… Enfin, la musique de nos voisins d’Allemagne, d’Autriche, de République tchèque ou de Hongrie a elle aussi les faveurs des salles de concert en France. Regardez les programmes : les symphonies de Beethoven, Brahms, Mahler, les opéras de Janacek ou le piano de Liszt, ils sont partout.

La musique britannique, comme les musiques de la Scandinavie ou de l’Asie, est quasi-absente des scènes de France. On entend parfois quelques opéras de Purcell (1659—1695) ou de Britten (1913—1976), quelques pages orchestrales comme les Marches de pompe et circonstance d’Elgar (1857—1934) ou les Planètes de Holst (1874—1934), mais c’est à peu près tout. On peut pourtant y trouver des merveilles, il suffit de s’y plonger.

Depuis le Moyen-Age où l’on écrit de la musique, la musique britannique a grosso modo connu deux périodes fastes : le pré-baroque et le baroque (d’environ 1500 à 1700), et une période moderne (de la fin du XIXe siècle à nos jours). Entre 1700 et 1875, soit près de deux siècles, on ne trouve pas un seul compositeur britannique d’envergure, tout juste quelques petits maîtres (et j’ai du mal à en recenser, encore) : Arne (1710—1778), dont on ne connaît plus que le Rule, Britannia! ; Stanford (1852—1924), qui a notamment écrit quelques symphonies de bonne facture ; Parry (1848—1918), que le Prince Charles cite comme un de ses favoris ou en tout cas comme un compositeur négligé. Parry est en effet tombé dans un oubli total, y compris outre-Manche ; il me semble que c’est justice.

Le Royaume-Uni a connu d’immenses compositeurs au XXe siècle. Deux géants se détachent : Vaughan Williams (1872—1958) et Britten. L’un a composé beaucoup de musique orchestrale (de grandes pièces, dont dix symphonies), l’autre une vingtaine d’opéra tous encore joués régulièrement dans les maisons d’opéra du monde entier.

De l’autre côté du panorama, des compositeurs plus anciens. Les Britanniques étaient reconnus alors pour trois genres au moins : la musique vocale, la musique de clavier des virginalistes, et le consort de violes.

Tous les grands compositeurs britanniques de la période 1500—1700 ou presque, qu’ils aient été catholiques ou anglicans, ont écrit pour la voix : œuvres religieuses, grandes messes, songs. Les Tallis (1505—1585), Byrd (1543—1623), Gibbons (1583—1625) ou Sheppard (1515—1560) n’ont rien à envier à leurs contemporains du continent. Le virginal (on parle de clavecin sur le continent) a eu les faveurs de très nombreux compositeurs autour de 1570—1620, dont ceux cités, à tel point qu’à cette période la qualité et la quantité des œuvres produites fait du Royaume-Uni l’un des pôles de l’essor de la musique de clavier européenne avec l’Italie. Il faut attendre près d’un siècle de plus pour constater le même développement en France et en Allemagne. Enfin, nos voisins étaient les maîtres incontestés du consort (ensemble) de violes. Ils en ont écrit des centaines avant que la viole passe de mode et s’efface devant le violoncelle autour de 1700 ; et c’est une chose magnifique, le consort de violes. Ces morceaux pour trois, quatre, cinq ou six violes le plus souvent, dont la polyphonie alliée à la douceur, au velouté propre à l’instrument leur confère une grande richesse et une plénitude sonore, sont rarement joués. Pourtant, les compositeurs qui en ont écrit sont très nombreux et restent encore connus aujourd'hui (et sont malgré tout beaucoup plus joués que Parry...). Rendez-nous les perles pour la viole de Byrd, Purcell, Jenkins (1592—1678), Holborne (1545—1602) et autres Dowland (1563—1626) ! On voit paraître un disque de temps en temps, mais l’anthologie réalisée par Jordi Savall dans les années 1980-1990 attend toujours d'être étoffée par ses successeurs.

samedi 25 février 2012

Il y a un problème avec Robert...

Il y a un problème avec Robert Schumann, plus précisément avec ses symphonies : on dit que Schumann orchestre mal. C'est extrêmement pratique pour les critiques de musique : après un concert réussi, on dit que Schumann orchestre mal, X. tord le cou à cette idée reçue ; après un enregistrement raté, on dit que Schumann orchestre mal, ce n'est pas Y. qui prouvera le contraire. À l'inverse, on dit aussi que Nicolaï Rimski-Korsakov orchestre bien. Il est vrai que Rimski orchestre avec le même art que met Jacky à décorer sa Renault Fuego, tout en brillance, en bravoure et en éclat, quand Schumann tiendrait plus du peintre de marines amateur, qui rajoute couche après couche, qui tartine au couteau, qui sculpte la gouache pour rendre les vagues.

Le problème de Schumann, en un mot, est une certaine épaisseur. Trop de cors, trop de trombones, trop de trompettes, trop de vents, trop de tutti, trop de tout, tout le temps.

Il n'est de problème qui n'appelle une solution, et bien des chefs s'y sont frotté. Certains, comme Paul Paray, ont accéléré les tempi, ont brusqué les mouvements, comme on fouetterait une ganache trop épaisse pour l'aérer. D'autres se sont mis en tête de corriger les fautes, ont bidouillé l'orchestration. Gustav Mahler, ainsi, a laissé des symphonies de Schumann qui sonnent comme du Mahler, qui sonnent donc très bien, mais qui ne sont plus de Schumann. Je l'ignorais jusqu'à cette semaine, mais George Szell, aussi, y est allé de sa version : moins de trombones, des cors plus rares, des bois plus présents, des cordes très lyriques — un Schumann qui sonne comme Schubert.

(La tentation est fréquente, de ripoliner l'orchestration de ses prédécesseurs : Rimski-Korsakov, finissant les œuvres de Moussorgski, doublait les contrebasses par les violoncelles, selon l'usage. Ces contrebasses à nu, Rimski les trouvait fautives, quand l'oreille actuelle les trouve modernes. Qui juge de la limite entre la faute et l'originalité ?)

Je ne connais pas les enregistrements de Schumann par Szell (dont je ne raffole guère), mais j'ai découvert son édition dirigée merveilleusement par Guennadi Rojdestvenski. L'Orchestre d'état d'Estonie est irréprochable ; tout est du meilleur goût, tour à tour dansant, tragique ou lyrique ; c'est un Schumann léger et digeste. D'où vient, pourtant, qu'on reste sur sa faim ? J'ai compris tout à coup dans le final de la Quatrième symphonie, où Rojdestvenski n'avance pas : la pâte orchestrale ne prend pas, il doit ralentir pour lui redonner du corps, comme un mauvais gâte-sauce qui rajoute de la farine pour lier une sauce trop clairette.

Alors quoi ? S'il y a un problème avec les symphonies de Schumann, c'est peut-être qu'on n'admette pas que leur son très bizarre est celui qui leur va le mieux.

vendredi 24 février 2012

Vie et mort des arbres nains

J'ai acquis un petit bonsaï il y a quelques années, lorsque j'ai été embauché, pour verdir mon bureau. C'est un orme de Chine, très simple, qui peut rester à l'intérieur. Il s'est retrouvé chez moi pour des questions de praticité d'arrosage.

Lorsque j'étais petit, nous avions sur le balcon un superbe érable rouge, grand, majestueux, avec des feuilles d'une grande finesse. J'adorais cet arbre. Il était beau en toute saison : de vert à rouge vif du printemps à l'été, puis roux à jaune d'or comme les vignes, en automne. Il a tenu une douzaine d'années. Nous étions orientés plein nord, ça lui convenait bien. On l'emmaillotait pour qu'il passe l'hiver et il résistait à des gelées parisiennes. Et puis un jour, plus rien, il n'avait pas subi spécialement de froid mais il n'a pas refait de bourgeons. J'ai essayé de le ramener à la vie durant l'année qui a suivi, sans succès.

Je n'ai pas spécialement la main verte, mais pour l'instant l'orme tient bien. On dit les bonsaïs sensibles aux changements d'orientation, aux déplacements ; celui-là est solide. Je l'arrose tout bêtement d'un verre d'eau du robinet de temps en temps et je ne lui mets pas d'engrais, exactement ce que je faisais avec l'érable. Quand il pleut, je le sors : les feuilles en ressortent bien vertes et grasses et la mousse à son pied revit. On voit que ça lui fait du bien. Les bonsaïs étant des arbres, ils sont toujours mieux dehors (et rares sont les espèces qui tiennent à l'intérieur). Je ne sais pas ce que cela aurait donné avec l'érable, la question ne se posait pas, mais l'orme prend le soleil, plein sud. On peut voir à l’œil nu les feuilles et les branches légères qui ont poussé dans la journée, c'est très joli.

L'entretien des bonsaïs et particulièrement leur taille est un art au Japon, qu'on apprend au fur et à mesure de nombreuses années de pratique. Plus modestement, j'en reste à des principes simples. Les bonsaïs qu'on trouve dans le commerce sont en règle générale assez résistants, pour l'arrosage comme pour la taille : vous pouvez leur faire subir le pire sans trop risquer de les endommager. De toute façon, à la repousse des feuilles vous voyez bien si votre taille est réussie ou pas... et puis vous pouvez rectifier régulièrement. En taillant de façon harmonieuse chaque groupe de branches, en éliminant celles qui sont manifestement trop longues et en évitant de couper sur les cicatrices des coupes précédentes, le résultat sera rarement décevant.

Je devrais m'en procurer un autre à nouveau. Oui, car j'ai aussi eu un serissa qui un été a fait des fleurs blanches magnifiques (à peu près comme celles-ci, mais le mien n'était pas en boule, il était plus grand et était taillé en nuages). Le pauvre serissa est mort en quelques mois après avoir attrapé une maladie des feuilles, sans que je puisse rien faire.

jeudi 23 février 2012

Glenn Gould : les films pour la télévision canadienne

Sony vient de sortir un boîtier de DVD avec les grands concerts filmés de Vladimir Horowitz (y compris ceux pour la télévision), après avoir ressortis tous les films, pour la télévision canadienne, de ou avec Glenn Gould. Amateurs de piano, jetez vous sur ces merveilles !

Glenn Gould, mort prématurément en 1982 à presque 50 ans, fut un grand pianiste ; Glenn Gould fut un excentrique ; Glenn Gould fut un génie. Les films de jeunesse où il apparaît, plus tard ses propres films (dès le début des années 1960) sont déjà caractéristiques de tout ce qui allait suivre : le goût de la pédagogie, la clarté du propos, et un style pianistique bien à lui.

Dans un premier mouvement du premier concerto pour piano de Beethoven, allegro con brio, on le voit à 22 ans en train de ciseler avec beaucoup d'éclat un bloc d'un legato parfait, à faire pâlir tout ceux qui pensent que Gould ne sait jouer que staccato. Son interprétation est très rigoureuse, le son de son jeu est à se damner tellement il le maîtrise (comme une crème anglaise parfaite : liquide juste ce qui faut, pas trop claire, pas trop pâteuse non plus), même si l'enregistrement ne lui rend pas justice. Le dosage du contrepoint est, comme souvent avec Gould, remarquable : on entend toutes les lignes mélodiques, individualisées, qui se découpent et se mêlent avec une grande clarté. Pour les fans, on y voit aussi Gould diriger la musique de la main gauche dans les passages où seule la droite joue, avec cet air de prostré sur sa chaise, le dos déjà plus voûté qu'un vieux monsieur de 90 ans, le nez au ras du clavier, planant à 10 000 mètres de tout le monde, la tête dans la musique.

Un film de 1958 le montre dans un concerto en mineur de Bach, aux mouvements extrêmes très, très lents selon nos goût actuels. L'interprétation est à la fois molle et tendue (je ne sais pas comment il fait), c'est très romantique, il y a de la guimauve de partout et c'est trop long. Mais les images sont belles.

Pour son premier documentaire à la télévision (1961), Gould, la jeunesse insolente et en costume trois pièces mais débraillé, nous parle des Variations Eroïca de Beethoven et nous met une vraie claque : je ne connais pas de version plus engagée, ni de plus rapide d'ailleurs. Ces variations n'ont tout simplement jamais si bien porté leur nom. 19 minutes et c'est plié, et avec quelle dynamique sonore, quelle maestria encore, quand il faut habituellement entre 23 et 26 minutes pour jouer ce cycle selon les pianistes. Les quelques minutes de présentation de Gould sont limpides et intéressantes, ce n'est pas un sempiternel texte qu'on pourrait lire dans une pochette de disque. Petit bémol : pas de sous-titres, mais l'anglais canadien de Gould est facilement compréhensible.

Il y a tant de perles dans ces dix DVD : la démoniaque Valse de Ravel, dans la propre version de Gould, morceau d'anthologie même sans les glissandos de la version orchestrale ; des sonates avec violon avec l'ami Yehudi Menuhin ; de nombreuses interviews où transparaît l'humour discret mais ravageur du pianiste... Un jeu personnel et une intelligence rare sont à l’œuvre dans ces documentaires musicaux. J'en bois les images sans modération.

mercredi 15 février 2012

Un essai sur la photographie

J'avais connaissance de l'existence d'un écrit de Roland Barthes sur la photographie, sans l'avoir jamais lu jusqu'à il y a peu. Mathieu Lindon l'évoque dans Ce qu'aimer veut dire, Hervé Guibert dans plusieurs de ses livres sans que je sache dire lesquels. C'est La Chambre claire, sous titré Note sur la photographie.

De Barthes, on me dit que son opus magnum, Mythologies, est excellent mais il attend toujours sur ma pile ; j'avais lu Le Degré zéro de l'écriture étant étudiant, un essai de sémiologie pas facile, et plus que le caractère ardu de l'écriture je n'avais pas franchement été conquis par le contenu. Dix ans plus tard, je regrette de m'en être séparé, j'ai dû le lire un peu vite (et qu'en avais-je compris alors ?) et je le reprendrais bien à la lumière d'autres lectures. Mais, revenons à nos moutons : un ami m'a offert cette Chambre claire (sans qu'il sache peut-être à quel point ça me faisait plaisir), aussitôt lue.

Note sur la photographie, au singulier : ce sous-titre correspond particulièrement bien au texte. C'est une réflexion, une pensée certes construite et développée, mais sous la forme d'un petit mémoire, un truc sans prétention, pas trop long. Barthes se demande la spécificité de la photographie par rapport aux autres arts ; au-delà, en convoquant quelques concepts de phénoménologie, il en fait un objet de conscience afin de pouvoir en dénicher le sens. On chemine avec lui, on s'agace en passant des quelques expressions latines inutiles ou du jargon phénoménologique pour le jargon qui émaillent le livre, et qui pourraient être reformulés. (Cela contribue certainement au fait qu'un Charles Dantzig trouve que Barthes écrit comme un pied...) L'acuité de l'argumentation, la justesse des remarques prime ces quelques détails : je recommande à tout amateur de photo ces quelques pages lumineuses.

lundi 13 février 2012

Dominique Fernandez est décevant

Transsibérien, de Dominique Fernandez, illustré par quelques photos de Ferrante Ferranti, est un récit de voyage. En 2010, à l'occasion de l'année de la Russie en France, une vingtaine d'écrivains, photographes, journalistes étaient invités à faire le voyage de Moscou à Vladivostok. Fernandez en a ramené ce court opus.

Fernandez nous conte sa Russie, celle de la musique, de la littérature russe beaucoup, mais aussi de la vie dans les villes du pays traversées par le transsibérien (ou ce qu'il a pu en voir). Le trajet était ponctué de visites, rencontres, débats et autres tables rondes.

Après que je l'ai refermé, ce livre me laisse un goût finalement déplaisant. Quelques pages enchanteresses (sur la taïga, sur Andreï Makine par exemple) sont mêlées à d'autres bien moins réjouissantes, particulièrement venant de quelqu'un comme Dominique Fernandez. Né en 1929, ouvertement homosexuel et militant (au moment du vote du PACS notamment), grand lecteur, grand connaisseur de l'Italie et du baroque, il n'a rien à prouver. Il laisse juste parler son cœur. Ça le gonfle d'aller voir un barrage sur l'Ienisseï, quel intérêt ? alors que la visite n'inclut pas d'aller voir la petite école de musique du coin, supposément bien plus intéressante. Va pour l'école de musique. Ce musée de la science, il n'ira pas le voir non plus, lui préférant la visite d'un théâtre. C'est vrai, qu'a-t-on à faire de la science soviétique ? En revanche, il fait de bonne grâce le tour des maisons constructivistes d'Ekaterinbourg, l'architecture blockhaus léninienne primant probablement sur l'ingénierie stalinienne. De la même manière, ses covoyageurs sont bien bêtes de ne pas aller voir un opéra quand l'occasion se présente ; c'est vrai, la musique est tellement consubstantielle à l'âme russe, quel déni de culture ! Ils auront simplement préféré une ballade en ville, imaginez, ils auront même pu boire un coup dans un bistro local quitte à échanger trois mots avec l'autochtone. Pourquoi s'abaisser à cela, vraiment ?

A longueur de pages, je trouve triste que quelqu'un que je pensais plutôt ouvert et progressiste d'esprit puisse avoir de telles barrières mentales et établisse de tels jugements préconçus, ce qu'il faut voir, ce dont on se passe, et plus encore qu'il nous dise en termes crus que ceux qui pensent le contraire ne comprennent rien à rien. Qu'un barrage construit à l'époque des grands travaux de Staline vaille a priori moins qu'une école de danse d'un bled paumé, que l'on m'explique.

samedi 11 février 2012

Diverses avaries

Les températures sont fraîches depuis des jours maintenant, à tel point que la Saône est gelée, par endroits, sur presque toute sa largeur. Quelques nuits à moins dix encore et on envisagerait de pouvoir en faire la traversée à pied (sur un coup de folie), avant le dégel et les embâcles à venir, sur ce Saint-Laurent en miniature.

On nous dit de rester chez soi ; on sort tout de même mais pour se retrouver à l'intérieur au plus tôt : vendredi soir, récital de Nicolaï Luganski à l'auditorium. Je passe les raclements de gorge, les étranglements (rengaine de tous les concerts classiques, qui va probablement nous inciter à y aller beaucoup moins), le public français qui parle à haute voix, qui ne sait pas se tenir.

Mais le froid, le froid ! il était dans la salle aussi ce vendredi. Habituellement, le surnombre écrasant de personnes âgées est maintenu dans un cocon étouffant. Là, non. Du coup, défilé de manteaux de fourrure jusque dans la salle. Non que les bourgeoises du sixième abusent usuellement du vestiaire — c'est même plutôt l'inverse : le dernier accord à peine posé, elles fuient la salle de peur d'être ralenties, retenues enfermées, englouties par la foule dévalant les escaliers comme les nuées ardentes dégorgées d'un volcan, ou pire encore — mais le public était vraiment plus fourni en ragondin qu'à l'accoutumée. Ma voisine me couvrait la jambe gauche du sien pendant Chopin.

Plus particulièrement ce soir-là, elles devaient vouloir être aux premières loges pour avoir la griffe de l'artiste qui dédicaçait à l'issue du concert. Le vendredi, l'auditorium doit proposer des tarifs aux étudiants, il y a toujours bien plus de jeunes que les autres soirs. Ils étaient nombreux dans la file à attendre que le pianiste arrive : il s'était changé et avait revêtu une chemise et une veste à carreaux que mon père aurait pu porter dans sa jeunesse seventies. Pendant ce temps la plus parfaite rombière, dondon permanentée et surbijoutée, s'affairait du mauvais côté de la barrière flexible, se disant au fur et à mesure que le monde s'agglutinait que non, elle ne s'abaisserait pas à faire la queue. Je l'ai vue tenter de carotter la centaine de personnes déjà alignée, mais la pauvre n'a pas pu se baisser assez pour passer sous la barrière (très cocasse à voir). Je voudrais lui parler en russe !, me lâcha-t-elle en guise d'excuse, essayant de passer devant les deux gamins de 20 ans devant moi, médusés qu'un vison sur pattes quasi-sphérique essaie de les gruger comme au resto U. Pourquoi ne faites-vous pas la queue en russe ? lui rétorquai-je, suffisamment fort pour que tout le monde entende, bien content de ma bêtise bien sûr inefficace. Dans un geste surhumain, Joséphine-Eugénie, emportant la barrière avec elle au point de faire rappliquer aussitôt le vigile, parvint à se frayer un passage devant les trois personnes devant moi et à poser son programme sur la table. Elle s'excusa (en russe donc) auprès de l'artiste mais elle voulait vraiment lui dire combien son concert était, etc. Il signa et remercia d'un mot, interdit, désolé pour les suivants. Et madame repartit sous les rumeurs râlantes des badauds ayant assisté à la saynète, avec mon mépris le plus vif.

lundi 6 février 2012

Le classement Elo

Ces derniers temps, on pouvait entendre quelques bruissements dans le petit monde des échecs : Magnus Carlsen allait peut-être exploser le record du meilleur classement jamais obtenu par un joueur d’échecs, depuis qu’on l’utilise. Ce classement avait été atteint par Garry Kasparov peu avant qu’il ne décide d’arrêter de jouer aux échecs : 2851 Elo. Elo ?

Arpad Elo était un professeur de physique américain. Il a inventé dans les années 1960 le classement qui porte son nom, qui a été adopté par la Fédération Internationale des Échecs dans les années 1970. Elo est parti d’un constat simple : deux joueurs de force équivalente doivent avoir le même classement ou presque, et plus leur classement est éloigné, plus le joueur le mieux classé a de chance de remporter une partie contre le joueur le moins bien classé. Avec un peu de statistique, Elo a pu valider une intuition simple : les performances relatives des joueurs d’échecs, en tournoi, se distribuent selon une loi normale (en réalité, elles suivent plutôt une loi logistique, les formules de calcul ont été adaptées depuis). Restait à fixer quelques niveaux de référence pour que tout le monde s’y retrouve, et le tour était joué.

L’écart de niveau entre deux joueurs peut être évalué s’ils ont disputé entre eux (ou avec des joueurs dont on connaît le classement) un nombre de parties suffisant pour être significatif. Cet écart permet de quantifier une probabilité qu’un joueur gagne par rapport à un autre, dans les tournois à venir. Elo a converti la probabilité de gain d’un joueur contre un autre en une mesure qui exprime l’écart de niveau entre les joueurs, ce qui permet de classer tous les joueurs, y compris ceux qui n’ont jamais joué ensemble.

À sa création, le classement Elo s’appuyait sur les niveaux de référence très simples suivants : un joueur qui vient d’apprendre les règles a 1000 points et tous les grand-maîtres internationaux ont d’office 2500 points. Quelques calculs plus loin, vous jouiez en club un minimum de parties et vous pouviez avoir votre propre classement ! Elo avait prévu que les maîtres internationaux seraient classés autour de 2400 et que le champion du monde plafonnerait autour de 2650, 2700. Résultat des courses, aujourd’hui près de 40 joueurs dépassent les 2700 (dont quelques français), et six joueurs sont au-delà des 2800. Un jeune joueur brillant, Carlsen, talonne les sommets atteints Kasparov : 2851, Arpad doit s’en retourner dans sa tombe.

Le classement Elo permet tout un tas de calculs pratiques, du genre : selon la moyenne des classements des joueurs d’un tournoi, combien de points puis-je espérer faire si je joue au niveau auquel je suis classé ? Également, vous savez qu’à moins de 26 points d’écarts avec votre adversaire, vous avez autant de chance de le battre que de perdre ou de faire nulle. Idem, s’il y a plus de 700 points d’écart entre vous et un joueur, votre probabilité de gagner si le joueur est le mieux classé est de moins de 1%. Le classement Elo ne tient pas compte de votre état de fatigue, des moments de stress d’une partie, qui influent bien sûr sur le résultat final au-delà des chiffres théoriques. Mais il est très fiable.

Pour l’anecdote, votre serviteur a tourné autour des 2000 points, soit un niveau de joueur de club honorable, et a déjà gagné une partie contre un 2200. C’était une partie semi-rapide…

mardi 31 janvier 2012

Dix coins de France

Certains lieux où l'on ne fait que passer, d'autres où l'on revient peut-être tous les ans voire plus, tiennent à cœur : c'est qu'ils sont beaux, qu'il ont correspondu à un état d'esprit apaisé, amoureux, joyeux, familial ; ils ont marqué et quand vous les voyez en rêve, ce sont simplement de bons souvenirs.

Le Pariou (Puy-de-Dôme). C'est ce volcan de la chaîne des puys qui a une forme assez parfaite de volcan d'Auvergne, qui sert de logo à la région du même nom et qui apparaît dans toutes les publicités Volvic. Il n'est pas bien haut mais la vue à son sommet n'est que bosses et verdure, c'est venteux et paisible. Le cratère semble former un cercle parfait et il y a quelques années un arbre y poussait au fond, seul parmi la caillasse. Je me demande s'il y est toujours.

Simiane-la-rotonde (Alpes-de-Haute-Provence). Un petit village provençal tout rond, touristique, avec un donjon en forme de tronc de cône. Le village domine le plateau d'Albion et j'y associe toujours cette photo de Cartier-Bresson où des enfants jouent calmement sous une halle, devant les champs d'oliviers qu'on ne voit pas en contrebas.

Le confluent de la Seine et du Loing (Seine-et-Marne). Plusieurs impressionnistes ont peint la Seine à Saint-Mammès, avec ce côté placide et lent qu'elle a à cet endroit de son cours. Le roux des arbres des rives, en automne, se reflète particulièrement bien dans les deux cours d'eau.

Le Croisic (Loire-Atlantique). Allant vers la pointe du Croisic, si on regarde l'intérieur des terres vers les marais salants de Guérande se trouve un bâtiment ancien, assez large, de type hôpital ou sanatorium du début du XXe siècle. Ça a l'air un peu fantomatique comme lieu, le bâtiment est seul de ce côté-là de la petite rade ; on se dit étant petit qu'on ne doit pouvoir y parvenir qu'en bateau.

Le canal de l'Ourcq de Paris à Tremblay en France (Seine-Saint-Denis). J'ai dû faire un paquet de fois, le mercredi, bien des portions des bords de ce canal. Le bassin de la Villette, le parc et la Cité des Sciences et de l'Industrie, les grands moulins de Pantin (maintenant superbement retapés)... Vient ensuite une alternance de friches industrielles, d'habitations, de passages arborés et d'écluses quand on s'éloigne de Paris. Cela a sûrement bien changé depuis les années 1990...

Gigondas (Vaucluse). Quelques vieilles maisons typiques étagées au pied des dentelles de Montmirail, au cœur de la Provence des papes, et l'église pour surplomber le tout. Un caveau ou vous pourrez acheter 30 ou 40 Gigondas différents, trois ou quatre restaurants sur la place du village, et peut-être même pas une épicerie. L'ensemble a un charme fou.

Douville-sur-Andelle (Eure). Un trou paumé pas loin de Rouen, au pays de Flaubert. On y trouve quand même des ruines d'une abbaye (qui me font toujours penser à celles de Fountains Abbey en Angleterre) et une ancienne filature en briques de style néogothique anglais, très incongrue dans la campagne normande.

Le cimetière de Forcalquier (Alpes-de-Haute-Provence). Des buis taillés forment de petites alcôves pour laisser se nicher certaines tombes, celles d'enfants notamment. N'était-ce un cimetière, on aimerait s'y balader souvent tant ce jardin est joli.

La Loire au Mont Gerbier de Joncs, à Chaumont-sur-Loire, à Blois, à Gien, vue depuis Sancerre... quel fleuve majesteux. Le long de ces 1000 kilomètres, la nature est finalement assez préservée. Pour autant, j'aime particulièrement le style des ponts anciens qui la traversent : longs, bas, costauds, tels ceux de Beaugency ou de Blois.

Le Lachât de Thônes (Haute-Savoie). Un bon mille mètres de dénivelé, une vue renversante sur les Aravis et la chaîne du Mont Blanc derrière à la clef. Des passages en foret, un sentier de pierres un peu raide sur la fin. J'ai dû y monter dix fois, j'y retournerais avec grand plaisir.

dimanche 29 janvier 2012

Billet n°414 : Où l'on rend hommage au temps jadis...

Résumé des épisodes précédents

Par une froide nuit d'hiver qu'une lune glacée plongeait dans une obscurité laiteuse, alors que le hibou lugubre ululait au loin et que la chouette effrayait les passants, alors que l'inspiration peinait à venir à l'Auteur qui attendait la muse et, l'attendant, s'amusait au Tetris, alors que l'année commençait dans l'odeur épaisse, acide et fromagère de la raclette mal digérée, alors que des cafards festifs erraient dans l'évier pour y finir les verres oubliés, bref, par une froide nuit d'hiver, un invité frappa à la porte et l'Auteur l'ouvrit. (La porte, pas l'invité.) L'invité arrivait avec sa muse, quand l'Auteur n'en avait plus ; il s'installa au clavier, et blogua, blogua, blogua. On ne revit plus jamais l'Auteur. Jusqu'à ce que...

Une pluie lourde et molle mouillait à grosses gouttes les rues de Lyon cette nuit-là. L'eau cascadait le long des reliefs fatigués que l'asphalte recouvrait. Cloportes et limaces lascives s'allongeaient dans les flaques liquides. Les longs lombrics longeaient les feuilles mortes que la pluie plaquait au sol. La terre avide s'abreuvait du nectar que Jupiter lui envoyait.

(Des Auteurs plus sensationnalistes ou moins paresseux auraient poursuivi cette description, auraient parlé de la résistance des réverbères aux éléments déchaînés, mais à quoi bon ? La rue était calme, il y pleuvait, certes, mais il ne s'y passait rien. En revanche, à la façade d'un immeuble, une fenêtre brillait. Coupons court, donc.)

Malgré la pluie, à la façade d'un immeuble, une fenêtre brillait.

*   *
*

Ç'aurait pu être une ancienne gloire du cinéma muet, un play-boy sur le retour ou un mafioso distingué ; ce n'était que l'Auteur, dans sa tenue d'intérieur, tel qu'il passait désormais ses journées : dans sa robe de chambre mordorée, il avait ce charme grandiose et fané des gloires passées, celui de ces palaces de villes thermales dont les stucs s'effritent, les ors se ternissent et les tapis perdent leurs couleurs sous la poussière. Il passait ses soirées entre son cabinet à alcools, un globe d'acajou marqueté, et son fauteuil club dont le cuir fauve s'accordait au cognac qu'il venait se servir.

L'Auteur s'assit et porta le verre à ses lèvres et, à peine le liquide eût-il touché ses lèvres, il se figea. Dans un récit de moins bonne tenue, il aurait écarté lentement le verre de sa bouche, l'aurait fixé avec des yeux écarquillés où aurait tremblé un instant une étincelle d'horreur avant que son regard ne s'éteigne ; le verre échappé se serait fracassé sur le parquet et le feu de la cheminée aurait dansé comme un farfadet joueur dans le cognac répandu ; son corps, empoisonné, mort, se serait affaissé dans le fauteuil. Il aurait fallu inventer un détective qui aurait vainement relevé des indices et un professeur d'un lycée voisin qui aurait finalement résolu l'affaire.

Mais ce n'était pas la mort que l'Auteur avait aperçu dans son cognac : comme la geisha au fond d'un verre à saké du meilleur goût, c'était sa muse qui était revenue.

L'Auteur s'est alors levé et, d'une voix encore mal assurée, dit à son invité :

J'ai une idée de billet.

Fin du billet n°414 : Où l'on rend hommage au temps jadis...

  • L'Auteur renouera-t-il avec l'écriture ?
  • Arrivera-t-il enfin à commencer un billet à propos de J. Edgar, de Clint Eastwood ?
  • Dira-t-il deux ou trois mots de Kingsley Amis ?
  • Verra-t-on enfin des dessins de wombats sur ce blog ?

Vous aimeriez bien le savoir, hein ?
Eh, bien ! Rendez-vous au prochain billet !

jeudi 26 janvier 2012

Cherbourg-Octeville

Trois heures de train depuis Paris, avec quelques trous perdus sur le chemin : Lison, Carentan, Valognes, et l'on arrive à Cherbourg. Au-delà, la mer. On attendait la pluie et le froid ; il faisait pourtant nettement plus chaud qu'à Lyon et Paris mardi en début de soirée.

Cherbourg n'est pas bien jolie ; les deux probablement bons restaurants autour de la mairie sont bondés sûrement pour cette raison et la perspective de manger un kebab dans l'un des six que compte la rue de notre hôtel n'est pas vraiment réjouissante.

La maison du Cotentin rustique et grandiose, toute de schiste clair avec grosses pierres en granite plus foncé pour les linteaux et pour les montants de portes et de fenêtres, toit de pierres bleues (ardoise), est peu représentée en centre ville. Il faut parcourir les routes de campagne pour trouver ces villages magnifiques où toutes les maisons ou presque sont traditionnelles, et où les jardins sont si verts qu'on les dirait peints. Une collègue a trouvé une ressemblance avec l'Ecosse. A Cherbourg, sous-préfecture de la Manche et plus grosse ville du département, l'habitat pavillonnaire est de style paté en croute et les immeubles de style HLM de banlieue de province.

Alors la mer, la rade, les sous-marins ? Si l'avant-rade est vaste, les abords en sont plutôt désolés (un seul bar d'ouvert sur les quelques qu'on délaisse) ; mais tout cela doit vivre la journée. On fuit tôt vers Flamanville : on n'aura pas eu l'occasion de voir la vie grouiller de par le débardage des bateaux, ni la ruée des habitants vers la criée où auraient été vendus les beaux fruits des pêches nocturnes ou la joie des équipages des transmanches qui repartiraient vers Portsmouth ou Poole ; non, on ne s'enflamme pas, Cherbourg semble bien plus endormie. Simenon a dû y faire se dérouler un Maigret, on ne voit pas comment il en serait autrement au vu des petites rues pavées peu rassurantes quand la nuit s'avance, avec en toile de fond ces dizaines de crécelles lugubres, les cris des mouettes venant de partout et de nulle part.

La vue d'un beau cotre arrimé le long d'un quai, la coque de bois verni — j'aurais juré que c'était de l'acajou si j'avais été certain qu'on en fît des bateaux — est venue éclairer la fin de la soirée, lors du retour vers l'hôtel. Il avait nom Jours de ma jeunesse, peint sur la poupe en petites lettres jaune poussin. Ceux de Cherbourg semblaient loin.

samedi 21 janvier 2012

Dix grands poètes anglophones

Au Royaume-Uni, la poésie est révérée comme étant le summum de la littérature. Vous trouvez les derniers recueils des grands poètes contemporains en tête de gondole des librairies, et à défaut de pouvoir toujours en vivre, ils jouissent d'un prestige important. En France, on préfère le roman ou l'essai éventuellement à tendance philosophique (fût-il pâlot) et il me semble que romanciers et essayistes sont les vrais dieux littéraires des français. Et puis les anglais ont leur Poet Laureate depuis plus de 900 ans. A l'époque c'était à vie qu'il chantait les louanges de la famille royale dans des poèmes de circonstance souvent assez mauvais (et rémunéré à l'année par 105 gallons — 477 litres — de sherry, aujourd'hui changés en quelques milliers de livres) ; maintenant ce poste de prestige est renouvelé tous les 10 ans. Depuis les premiers hymnes des âges sombres (autour de 600, 700 après J.-C.) jusqu'au lyrisme volontiers mythologique de Simon Armitage (né en 1963), l'évolution de la poésie anglaise est tout simplement celle de l'anglais. Quelques choix, chronologiquement.

Anonyme (probablement VIIIe siècle). On ne connaît pas l'auteur du Beowulf, ni sa date de rédaction (entre 750 et 1000 après J.-C.). Épopée en vieil anglais narrant les faits héroïques du chef de clan homonyme, ce texte de 3000 vers est très étudié dans les universités britanniques. Tolkien et Wagner ont pompé dedans bien des éléments de leurs Seigneur des anneaux et Ring des Nibelungen. Ce texte est fondateur à de nombreux titres, notamment parce qu'il est constitué quasi intégralement de pentamètres iambiques. Le pentamètre iambique est l'équivalent pour l'anglais de l'alexandrin dans la versification française. Dans la poésie anglaise, les rimes ont peu d'importance, c'est l'accentuation qui rythme les vers. Les pentamètres ont cinq pieds ; ils sont qualifiés d'iambiques car constitués d'iambes, soit deux syllabes : l'une non accentuée, l'autre accentuée. Dans le Beowulf, il y en a à tous les vers, qui sont dédoublés ; et la première partie d'un vers fait allitération avec la seconde. Exemple (je souligne les voyelles accentuées) :

The fortunes of war     Favoured Hrothgar

(vers 64, traduction en anglais moderne de Seamus Heaney, éditions Faber & Faber)

A l'échelle de tout un livre, le résultat est très beau. Tous les poètes à suivre, même les plus modernistes, se sont souvenu du pentamètre iambique.

Anonyme (autour de 1400). C'est encore un inconnu qui a laissé le Sir Gawain and the Green Knight, qui narre l'une des aventures arthuriennes de Gauvain. On peut en dire les mêmes choses que le Beowulf, si ce n'est de l'anglais qui est pleinement du moyen anglais, celui d'un habitant du nord. Un lecteur moderne peut presque comprendre le texte non traduit. La saveur tient justement que la presque totalité des vers est à la limite d'être totalement lisible sans connaissances en moyen anglais (alors que lire le Beowulf en vieil anglais, ce n'est pas possible). Le poème est vivant et très chouette parce qu'il alterne le langage familier comme le sophistiqué, le courtois comme le guerrier, le fantastique comme le terre à terre.

William Shakespeare (1564—1616). Il a écrit quelques poèmes dont les célèbres 154 sonnets. Une majorité sont adressés à un homme, beaucoup parlent d'amour et sont magnifiques, dans une veine très lyrique. Je ne les ai pas tous lus encore...

John Dryden (1631—1700). Poète lauréat. Henry Purcell a mis beaucoup de ses vers en musique, dont les fameux O Solitude et Music for a while. Alfred Deller qui chante Music for a while, si ça ne vous émeut pas, vous n'êtes pas totalement humain. Dryden n'est pas resté très connu aujourd'hui, sauf peut-être pour son théâtre, et encore. Ses vers sont pourtant raffinés, d'une élégance classique.

William Wordsworth 1770—1850. Un des premiers romantiques anglais ; poète lauréat. C'est pour moi l'équivalent de Victor Hugo pour la poésie, en France : un très grand, qui était immensément connu à son époque et qui a laissé une œuvre abondante (dont The Prelude de 8000 vers dans lequel il raconte sa vie). Je trouve que ses sonnets sont superbes, meilleurs au global que ceux de Shakespeare (je n'ai certainement pas lu tous les sonnets de Wordsworth non plus...). Si comme moi vous faites partie des gens qui n'ont pas lu ses Daffodils en cours d'anglais, ce n'est pas bien grave, le reste de sa production vaut bien cette bluette.

Alfred Tennyson (1809—1892). Poète lauréat. Il est le poète victorien par excellence, à l'instar de Gérard Manley Hopkins. On revient à l'époque à des formes élaborées de puritanisme, par opposition au romantisme un peu plus débridé et moins avare de grands sentiments et de grands espaces du début du XIXe siècle. Tennyson a écrit au moins deux merveilles : Enoch Arden et Maud. Les 900 vers d'Enoch Arden, petit joyau, content une histoire de marins. Enoch, Annie et Philip étaient amis d'enfance. Marié à Annie, Enoch devait pour subvenir aux besoins de sa famille de trois enfants partir pêcher loin et longtemps. Les années passent, au village on croit Enoch mort en mer. Annie se remarie avec Philip. Bien des années après, Enoch qui avait fait naufrage mais qui a survécu revient dans son village natal et constate le bonheur du nouveau couple et de ses propres enfants. Il décide, renoncement déchirant, de ne pas troubler leur quiétude heureuse, et repart en mer. Pour la pure beauté de la langue, je vous recommande ce texte devant tous les autres évoqués ici.

Thomas Stearns Eliot (1888—1965). N'a pas été poète lauréat, mais prix Nobel.... Eliot a peu écrit de poésie, et elle était plutôt absconse ; disons moderniste. Ses magnifiques Four Quartets sont une méditation parfois mystique, qui essaient d'envisager la vie de l'homme dans le temps qui passe, par un ancrage à quatre lieux de la planète chers à l'auteur.

Philip Larkin (1922—1985). A refusé l'honneur d'être poète lauréat, on a donc nommé le suivant à sa place. Il a lui aussi très peu écrit (toute son oeuvre tient en 200 pages), mais a eu un immense succès populaire à l'égal des Auden et Hughes. Larkin est resté toute sa vie bibliothèque d'université à Hull, une petite ville anglaise. L'ermite de Hull, comme on a pu l'appeler, fuyait les honneurs et la célébrité. Sa poésie est celle des classes moyennes, qui se marient à la Pentecôte pour des raisons fiscales, pensent à la retraite et à la mort l'âge venu. Ses préoccupations quotidiennes sont plutôt maussades mais n'excluent pas des plaisirs simples. Des millions d'anglais après guerre se sont reconnus dans son œuvre proche, plutôt facile d'accès.

Ted Hughes (1930—1998). Poète lauréat, lui aussi l'un des grands du XXe siècle mais beaucoup moins populaire que Larkin ou Auden. Ses relations houleuses avec sa femme Sylvia Plath au début des années 1960, qui s'est suicidée très jeune, n'ont pas aidé. Sa poésie est cruelle, met en scène beaucoup d'animaux. Son dernier recueil, Birthday letters, est une tentative d'explication de la relation complexe qu'il a eue avec Plath. Les poèmes en sont violents, les phrases faites de lave fondue tellement elles charrient un amour chahuté. A lire bien accroché.

Seamus Heaney (1939—). Prix Nobel. Sa version du Beowulf est la plus belle que je connaisse. Heaney est irlandais ; il est très attaché à la terre, et toute son œuvre n'est qu'une immense métaphore : celle de l'écrivain creusant son sillon de vers en vue de semailles fructueuses. Pour l'anecdote, Heaney parle le polonais, le français et l'irlandais.

Il faut lutter pour se restreindre, tant la poésie anglaise du XXe siècle est riche et variée.

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