Au Royaume-Uni, la poésie est révérée comme étant le summum de la littérature. Vous trouvez les derniers recueils des grands poètes contemporains en tête de gondole des librairies, et à défaut de pouvoir toujours en vivre, ils jouissent d'un prestige important. En France, on préfère le roman ou l'essai éventuellement à tendance philosophique (fût-il pâlot) et il me semble que romanciers et essayistes sont les vrais dieux littéraires des français. Et puis les anglais ont leur Poet Laureate depuis plus de 900 ans. A l'époque c'était à vie qu'il chantait les louanges de la famille royale dans des poèmes de circonstance souvent assez mauvais (et rémunéré à l'année par 105 gallons — 477 litres — de sherry, aujourd'hui changés en quelques milliers de livres) ; maintenant ce poste de prestige est renouvelé tous les 10 ans. Depuis les premiers hymnes des âges sombres (autour de 600, 700 après J.-C.) jusqu'au lyrisme volontiers mythologique de Simon Armitage (né en 1963), l'évolution de la poésie anglaise est tout simplement celle de l'anglais. Quelques choix, chronologiquement.
Anonyme (probablement VIIIe siècle). On ne connaît pas l'auteur du Beowulf, ni sa date de rédaction (entre 750 et 1000 après J.-C.). Épopée en vieil anglais narrant les faits héroïques du chef de clan homonyme, ce texte de 3000 vers est très étudié dans les universités britanniques. Tolkien et Wagner ont pompé dedans bien des éléments de leurs Seigneur des anneaux et Ring des Nibelungen. Ce texte est fondateur à de nombreux titres, notamment parce qu'il est constitué quasi intégralement de pentamètres iambiques. Le pentamètre iambique est l'équivalent pour l'anglais de l'alexandrin dans la versification française. Dans la poésie anglaise, les rimes ont peu d'importance, c'est l'accentuation qui rythme les vers. Les pentamètres ont cinq pieds ; ils sont qualifiés d'iambiques
car constitués d'iambes, soit deux syllabes : l'une non accentuée, l'autre accentuée. Dans le Beowulf, il y en a à tous les vers, qui sont dédoublés ; et la première partie d'un vers fait allitération avec la seconde. Exemple (je souligne les voyelles accentuées) :
The fortunes of war Favoured Hrothgar
(vers 64, traduction en anglais moderne de Seamus Heaney, éditions Faber & Faber)
A l'échelle de tout un livre, le résultat est très beau. Tous les poètes à suivre, même les plus modernistes, se sont souvenu du pentamètre iambique.
Anonyme (autour de 1400). C'est encore un inconnu qui a laissé le Sir Gawain and the Green Knight, qui narre l'une des aventures arthuriennes de Gauvain. On peut en dire les mêmes choses que le Beowulf, si ce n'est de l'anglais qui est pleinement du moyen anglais, celui d'un habitant du nord. Un lecteur moderne peut presque comprendre le texte non traduit
. La saveur tient justement que la presque totalité des vers est à la limite d'être totalement lisible sans connaissances en moyen anglais (alors que lire le Beowulf en vieil anglais, ce n'est pas possible). Le poème est vivant et très chouette parce qu'il alterne le langage familier comme le sophistiqué, le courtois comme le guerrier, le fantastique comme le terre à terre.
William Shakespeare (1564—1616). Il a écrit quelques poèmes dont les célèbres 154 sonnets. Une majorité sont adressés à un homme, beaucoup parlent d'amour et sont magnifiques, dans une veine très lyrique. Je ne les ai pas tous lus encore...
John Dryden (1631—1700). Poète lauréat. Henry Purcell a mis beaucoup de ses vers en musique, dont les fameux O Solitude et Music for a while. Alfred Deller qui chante Music for a while, si ça ne vous émeut pas, vous n'êtes pas totalement humain. Dryden n'est pas resté très connu aujourd'hui, sauf peut-être pour son théâtre, et encore. Ses vers sont pourtant raffinés, d'une élégance classique.
William Wordsworth 1770—1850. Un des premiers romantiques anglais ; poète lauréat. C'est pour moi l'équivalent de Victor Hugo pour la poésie, en France : un très grand, qui était immensément connu à son époque et qui a laissé une œuvre abondante (dont The Prelude de 8000 vers dans lequel il raconte sa vie). Je trouve que ses sonnets sont superbes, meilleurs au global que ceux de Shakespeare (je n'ai certainement pas lu tous les sonnets de Wordsworth non plus...). Si comme moi vous faites partie des gens qui n'ont pas lu ses Daffodils en cours d'anglais, ce n'est pas bien grave, le reste de sa production vaut bien cette bluette.
Alfred Tennyson (1809—1892). Poète lauréat. Il est le poète victorien par excellence, à l'instar de Gérard Manley Hopkins. On revient à l'époque à des formes élaborées de puritanisme, par opposition au romantisme un peu plus débridé et moins avare de grands sentiments et de grands espaces du début du XIXe siècle. Tennyson a écrit au moins deux merveilles : Enoch Arden et Maud. Les 900 vers d'Enoch Arden, petit joyau, content une histoire de marins. Enoch, Annie et Philip étaient amis d'enfance. Marié à Annie, Enoch devait pour subvenir aux besoins de sa famille de trois enfants partir pêcher loin et longtemps. Les années passent, au village on croit Enoch mort en mer. Annie se remarie avec Philip. Bien des années après, Enoch qui avait fait naufrage mais qui a survécu revient dans son village natal et constate le bonheur du nouveau couple et de ses propres enfants. Il décide, renoncement déchirant, de ne pas troubler leur quiétude heureuse, et repart en mer. Pour la pure beauté de la langue, je vous recommande ce texte devant tous les autres évoqués ici.
Thomas Stearns Eliot (1888—1965). N'a pas été poète lauréat, mais prix Nobel.... Eliot a peu écrit de poésie, et elle était plutôt absconse ; disons moderniste. Ses magnifiques Four Quartets sont une méditation parfois mystique, qui essaient d'envisager la vie de l'homme dans le temps qui passe, par un ancrage à quatre lieux de la planète chers à l'auteur.
Philip Larkin (1922—1985). A refusé l'honneur d'être poète lauréat, on a donc nommé le suivant à sa place. Il a lui aussi très peu écrit (toute son oeuvre tient en 200 pages), mais a eu un immense succès populaire à l'égal des Auden et Hughes. Larkin est resté toute sa vie bibliothèque d'université à Hull, une petite ville anglaise. L'ermite de Hull, comme on a pu l'appeler, fuyait les honneurs et la célébrité. Sa poésie est celle des classes moyennes, qui se marient à la Pentecôte pour des raisons fiscales, pensent à la retraite et à la mort l'âge venu. Ses préoccupations quotidiennes sont plutôt maussades mais n'excluent pas des plaisirs simples. Des millions d'anglais après guerre se sont reconnus dans son œuvre proche, plutôt facile d'accès.
Ted Hughes (1930—1998). Poète lauréat, lui aussi l'un des grands du XXe siècle mais beaucoup moins populaire que Larkin ou Auden. Ses relations houleuses avec sa femme Sylvia Plath au début des années 1960, qui s'est suicidée très jeune, n'ont pas aidé. Sa poésie est cruelle, met en scène beaucoup d'animaux. Son dernier recueil, Birthday letters, est une tentative d'explication de la relation complexe qu'il a eue avec Plath. Les poèmes en sont violents, les phrases faites de lave fondue tellement elles charrient un amour chahuté. A lire bien accroché.
Seamus Heaney (1939—). Prix Nobel. Sa version du Beowulf est la plus belle que je connaisse. Heaney est irlandais ; il est très attaché à la terre, et toute son œuvre n'est qu'une immense métaphore : celle de l'écrivain creusant son sillon de vers en vue de semailles fructueuses. Pour l'anecdote, Heaney parle le polonais, le français et l'irlandais.
Il faut lutter pour se restreindre, tant la poésie anglaise du XXe siècle est riche et variée.