jeudi 26 janvier 2012

Cherbourg-Octeville

Trois heures de train depuis Paris, avec quelques trous perdus sur le chemin : Lison, Carentan, Valognes, et l'on arrive à Cherbourg. Au-delà, la mer. On attendait la pluie et le froid ; il faisait pourtant nettement plus chaud qu'à Lyon et Paris mardi en début de soirée.

Cherbourg n'est pas bien jolie ; les deux probablement bons restaurants autour de la mairie sont bondés sûrement pour cette raison et la perspective de manger un kebab dans l'un des six que compte la rue de notre hôtel n'est pas vraiment réjouissante.

La maison du Cotentin rustique et grandiose, toute de schiste clair avec grosses pierres en granite plus foncé pour les linteaux et pour les montants de portes et de fenêtres, toit de pierres bleues (ardoise), est peu représentée en centre ville. Il faut parcourir les routes de campagne pour trouver ces villages magnifiques où toutes les maisons ou presque sont traditionnelles, et où les jardins sont si verts qu'on les dirait peints. Une collègue a trouvé une ressemblance avec l'Ecosse. A Cherbourg, sous-préfecture de la Manche et plus grosse ville du département, l'habitat pavillonnaire est de style paté en croute et les immeubles de style HLM de banlieue de province.

Alors la mer, la rade, les sous-marins ? Si l'avant-rade est vaste, les abords en sont plutôt désolés (un seul bar d'ouvert sur les quelques qu'on délaisse) ; mais tout cela doit vivre la journée. On fuit tôt vers Flamanville : on n'aura pas eu l'occasion de voir la vie grouiller de par le débardage des bateaux, ni la ruée des habitants vers la criée où auraient été vendus les beaux fruits des pêches nocturnes ou la joie des équipages des transmanches qui repartiraient vers Portsmouth ou Poole ; non, on ne s'enflamme pas, Cherbourg semble bien plus endormie. Simenon a dû y faire se dérouler un Maigret, on ne voit pas comment il en serait autrement au vu des petites rues pavées peu rassurantes quand la nuit s'avance, avec en toile de fond ces dizaines de crécelles lugubres, les cris des mouettes venant de partout et de nulle part.

La vue d'un beau cotre arrimé le long d'un quai, la coque de bois verni — j'aurais juré que c'était de l'acajou si j'avais été certain qu'on en fît des bateaux — est venue éclairer la fin de la soirée, lors du retour vers l'hôtel. Il avait nom Jours de ma jeunesse, peint sur la poupe en petites lettres jaune poussin. Ceux de Cherbourg semblaient loin.

samedi 21 janvier 2012

Dix grands poètes anglophones

Au Royaume-Uni, la poésie est révérée comme étant le summum de la littérature. Vous trouvez les derniers recueils des grands poètes contemporains en tête de gondole des librairies, et à défaut de pouvoir toujours en vivre, ils jouissent d'un prestige important. En France, on préfère le roman ou l'essai éventuellement à tendance philosophique (fût-il pâlot) et il me semble que romanciers et essayistes sont les vrais dieux littéraires des français. Et puis les anglais ont leur Poet Laureate depuis plus de 900 ans. A l'époque c'était à vie qu'il chantait les louanges de la famille royale dans des poèmes de circonstance souvent assez mauvais (et rémunéré à l'année par 105 gallons — 477 litres — de sherry, aujourd'hui changés en quelques milliers de livres) ; maintenant ce poste de prestige est renouvelé tous les 10 ans. Depuis les premiers hymnes des âges sombres (autour de 600, 700 après J.-C.) jusqu'au lyrisme volontiers mythologique de Simon Armitage (né en 1963), l'évolution de la poésie anglaise est tout simplement celle de l'anglais. Quelques choix, chronologiquement.

Anonyme (probablement VIIIe siècle). On ne connaît pas l'auteur du Beowulf, ni sa date de rédaction (entre 750 et 1000 après J.-C.). Épopée en vieil anglais narrant les faits héroïques du chef de clan homonyme, ce texte de 3000 vers est très étudié dans les universités britanniques. Tolkien et Wagner ont pompé dedans bien des éléments de leurs Seigneur des anneaux et Ring des Nibelungen. Ce texte est fondateur à de nombreux titres, notamment parce qu'il est constitué quasi intégralement de pentamètres iambiques. Le pentamètre iambique est l'équivalent pour l'anglais de l'alexandrin dans la versification française. Dans la poésie anglaise, les rimes ont peu d'importance, c'est l'accentuation qui rythme les vers. Les pentamètres ont cinq pieds ; ils sont qualifiés d'iambiques car constitués d'iambes, soit deux syllabes : l'une non accentuée, l'autre accentuée. Dans le Beowulf, il y en a à tous les vers, qui sont dédoublés ; et la première partie d'un vers fait allitération avec la seconde. Exemple (je souligne les voyelles accentuées) :

The fortunes of war     Favoured Hrothgar

(vers 64, traduction en anglais moderne de Seamus Heaney, éditions Faber & Faber)

A l'échelle de tout un livre, le résultat est très beau. Tous les poètes à suivre, même les plus modernistes, se sont souvenu du pentamètre iambique.

Anonyme (autour de 1400). C'est encore un inconnu qui a laissé le Sir Gawain and the Green Knight, qui narre l'une des aventures arthuriennes de Gauvain. On peut en dire les mêmes choses que le Beowulf, si ce n'est de l'anglais qui est pleinement du moyen anglais, celui d'un habitant du nord. Un lecteur moderne peut presque comprendre le texte non traduit. La saveur tient justement que la presque totalité des vers est à la limite d'être totalement lisible sans connaissances en moyen anglais (alors que lire le Beowulf en vieil anglais, ce n'est pas possible). Le poème est vivant et très chouette parce qu'il alterne le langage familier comme le sophistiqué, le courtois comme le guerrier, le fantastique comme le terre à terre.

William Shakespeare (1564—1616). Il a écrit quelques poèmes dont les célèbres 154 sonnets. Une majorité sont adressés à un homme, beaucoup parlent d'amour et sont magnifiques, dans une veine très lyrique. Je ne les ai pas tous lus encore...

John Dryden (1631—1700). Poète lauréat. Henry Purcell a mis beaucoup de ses vers en musique, dont les fameux O Solitude et Music for a while. Alfred Deller qui chante Music for a while, si ça ne vous émeut pas, vous n'êtes pas totalement humain. Dryden n'est pas resté très connu aujourd'hui, sauf peut-être pour son théâtre, et encore. Ses vers sont pourtant raffinés, d'une élégance classique.

William Wordsworth 1770—1850. Un des premiers romantiques anglais ; poète lauréat. C'est pour moi l'équivalent de Victor Hugo pour la poésie, en France : un très grand, qui était immensément connu à son époque et qui a laissé une œuvre abondante (dont The Prelude de 8000 vers dans lequel il raconte sa vie). Je trouve que ses sonnets sont superbes, meilleurs au global que ceux de Shakespeare (je n'ai certainement pas lu tous les sonnets de Wordsworth non plus...). Si comme moi vous faites partie des gens qui n'ont pas lu ses Daffodils en cours d'anglais, ce n'est pas bien grave, le reste de sa production vaut bien cette bluette.

Alfred Tennyson (1809—1892). Poète lauréat. Il est le poète victorien par excellence, à l'instar de Gérard Manley Hopkins. On revient à l'époque à des formes élaborées de puritanisme, par opposition au romantisme un peu plus débridé et moins avare de grands sentiments et de grands espaces du début du XIXe siècle. Tennyson a écrit au moins deux merveilles : Enoch Arden et Maud. Les 900 vers d'Enoch Arden, petit joyau, content une histoire de marins. Enoch, Annie et Philip étaient amis d'enfance. Marié à Annie, Enoch devait pour subvenir aux besoins de sa famille de trois enfants partir pêcher loin et longtemps. Les années passent, au village on croit Enoch mort en mer. Annie se remarie avec Philip. Bien des années après, Enoch qui avait fait naufrage mais qui a survécu revient dans son village natal et constate le bonheur du nouveau couple et de ses propres enfants. Il décide, renoncement déchirant, de ne pas troubler leur quiétude heureuse, et repart en mer. Pour la pure beauté de la langue, je vous recommande ce texte devant tous les autres évoqués ici.

Thomas Stearns Eliot (1888—1965). N'a pas été poète lauréat, mais prix Nobel.... Eliot a peu écrit de poésie, et elle était plutôt absconse ; disons moderniste. Ses magnifiques Four Quartets sont une méditation parfois mystique, qui essaient d'envisager la vie de l'homme dans le temps qui passe, par un ancrage à quatre lieux de la planète chers à l'auteur.

Philip Larkin (1922—1985). A refusé l'honneur d'être poète lauréat, on a donc nommé le suivant à sa place. Il a lui aussi très peu écrit (toute son oeuvre tient en 200 pages), mais a eu un immense succès populaire à l'égal des Auden et Hughes. Larkin est resté toute sa vie bibliothèque d'université à Hull, une petite ville anglaise. L'ermite de Hull, comme on a pu l'appeler, fuyait les honneurs et la célébrité. Sa poésie est celle des classes moyennes, qui se marient à la Pentecôte pour des raisons fiscales, pensent à la retraite et à la mort l'âge venu. Ses préoccupations quotidiennes sont plutôt maussades mais n'excluent pas des plaisirs simples. Des millions d'anglais après guerre se sont reconnus dans son œuvre proche, plutôt facile d'accès.

Ted Hughes (1930—1998). Poète lauréat, lui aussi l'un des grands du XXe siècle mais beaucoup moins populaire que Larkin ou Auden. Ses relations houleuses avec sa femme Sylvia Plath au début des années 1960, qui s'est suicidée très jeune, n'ont pas aidé. Sa poésie est cruelle, met en scène beaucoup d'animaux. Son dernier recueil, Birthday letters, est une tentative d'explication de la relation complexe qu'il a eue avec Plath. Les poèmes en sont violents, les phrases faites de lave fondue tellement elles charrient un amour chahuté. A lire bien accroché.

Seamus Heaney (1939—). Prix Nobel. Sa version du Beowulf est la plus belle que je connaisse. Heaney est irlandais ; il est très attaché à la terre, et toute son œuvre n'est qu'une immense métaphore : celle de l'écrivain creusant son sillon de vers en vue de semailles fructueuses. Pour l'anecdote, Heaney parle le polonais, le français et l'irlandais.

Il faut lutter pour se restreindre, tant la poésie anglaise du XXe siècle est riche et variée.

mardi 17 janvier 2012

La quille

Ma mère ne l'a su qu'à la toute fin décembre : la retraite, ça allait être pour bientôt, à la fin de la première semaine de janvier. Quel cadeau de Noël !

Elle aurait dû en avoir encore pour quelque deux ans, selon les réformes votées ces derniers temps, et la durée semblait toujours plus s'allonger, de mois en mois... Après avoir commencé à travailler plutôt jeune selon un système proche de l'apprentissage d'aujourd'hui, j'imagine son bonheur. Bon, elle était certainement loin de faire partie des gens les plus à plaindre, qui auraient travaillé longtemps dans des boulots fatigants physiquement. Pour autant, essayer de se placer dans l'état d'esprit des gens de la génération de nos parents, qui devait être le sien ces mois passés, c'est-à-dire qui voyaient la fin de quarante années de travail s'éloigner toujours un peu plus, n'est pas facile. Comment ressent-on ces derniers mois, qui terminent parfois ce à quoi on a pu consacrer sa vie ou une bonne partie de sa vie ? La majorité en a sûrement marre et veut passer à autre chose, que le boulot ait été stressant physiquement ou psychologiquement, qu'on ait fini sans n'avoir plus trop rien à faire (c'était semble-t-il le cas de ma mère) ou inversement qu'on ait de toute façon compté poursuivre un peu à la retraite après avoir travaillé comme un dingue avant. Pour ma mère, non, pas d'extra, merci bien.

Alors que faire ? On met devant soi tout un tas de possibilités (ma mère m'en a cité pléthore — de peur que je l'imagine végétant sur le canapé tout l'après-midi, devant des rediffusions d'Inspecteur Barnaby ?), sportives, culturelles, associatives. On dort plus, on glande plus, probablement. Pour commencer, on prépare l'abandon de la maison de banlieue parisienne pour la clémence de la Provence. Connaissant ma mère, qui aime sortir, faire les magasins, les musées, se balader dans Paris qu'elle connaît presque aussi bien que Roland (dont il a déjà été question ici), bref, qui est une pure parisienne, j'ai beaucoup de mal à imaginer qu'elle puisse partir s'installer dans un village de quelques dizaines d'habitants au plus — fût-il proche d'une ville moyenne — et laisser de côté son attachement à la ville et à tout ce qu'on y trouve. Si déjà les beaux paysages du Ventoux et des dentelles de Montmirail pouvaient lui apporter le repos, et l'inciter en sus à se remettre au dessin et à l'aquarelle... Quant à un retour fréquent ou définitif à Paris (Lyon ?), je prends les paris.

mardi 10 janvier 2012

Patience et longueur de temps

Un de mes principaux défaut est l’impatience. Elle s’aggrave dans des circonstances qui sont propices à la nourrir ; elle disparait aussi (cela arrive) pour faire place à des phases de flegme qui m’étonnent moi-même. J’ai en tête quelques amis un samedi soir passé qui échangeaient, un peu après une heure du matin et alors qu’ils étaient en train de partir, à propos de la reconnaissance vocale de leurs téléphones respectifs. Cela a dû durer à peine cinq minutes, mais agacé et fatigué, j’ai proposé un peu sèchement à l’un d’eux qu’on discute le lendemain. Je me suis vu répondre aussi sèchement que le lendemain on ne se verrait pas. Je me souviens également d’une attente épique pour entrer au Grand Palais voir l’exposition Matisse-Picasso en 2002. Trois heures trente, stoïque, et sous la pluie encore. Jeune et bête... Je ne sais comment chacun ressent les réactions et attitudes de ses amis, que l'on parle d'impatience ou de quoi que ce soit d'autre, et qui jouent dans l’idée qu’on peut se faire d’eux en leur faveur ou en leur défaveur. Sans que cela puisse empêcher de râler par devers soi, me concernant je les prends en bloc et me rappelle ce que Montaigne disait de La Boétie. Tous nous avons nos caractères appréciables, détestables à des degrés divers, et savons bien ce qu’ils sont.

Cependant, j’aime les œuvres longues. Quand le format traditionnel d’une chanson est de quelques minutes, celui d’une symphonie peut osciller entre une demi-heure et une heure (je passe les opéras de Wagner). J’aime ce temps qu’il faut pour l’entendre : il implique de s'arrêter et d’accorder à la musique le temps qu’elle demande, de ne pas passer à autre chose, de s'ancrer. Cela aère et « occupe » dans le découpage d’une journée. Dans nos activités professionnelles, on court à droite et à gauche, on essaie de régler des problèmes parfois dans l’urgence, on veut des réponses immédiates. Je n’ai pas forcément envie, dans le cadre d'un loisir, de suivre ce rythme. Je serais malheureux de n’écouter de la musique que par lot de dix chansons de courte durée (même s’il est vrai que j’en écoute peu en proportion, et qu'une chanson d'Orelsan fait bien de ne durer que trois ou quatre minutes). Heureusement les symphonies de Mahler et les sonates de Beethoven font un bon contraste. Ne pouvoir lire que des romans d'Amélie Nothomb composés en corps 32 rendrait bien triste. Il fallait que Les Frères Karamazov pèsent leur bon millier de pages : on s’y installe, on en goute la saveur et on le peut seulement parce que Dostoïevski a pris cet espace pour plonger dans une intrigue aussi touffue. C’est que la longueur et la durée permettent à la fois l’architecture, le développement, la grandeur.

La concision convient à d’autres choses.

vendredi 6 janvier 2012

Dix grands pianistes ayant laissé une trace enregistrée

(Voix chaude et égale de Jean Topart) Les cent plus grands succès de Charles Aznavour...enfin réunis dans un coffret 4 CD, à un prix exceptionnel ! On a parlé ici de sous-préfectures et d'autres grandes et petites bagatelles ; j'ajoute une catégorie, je groupe par dix. On verra bien ce qu'il en ressortira.

Je suis bien piètre pianiste, mais grand amateur de cet instrument. Alors que Fabrice aurait plutôt tendance à dénicher plusieurs interprétations d'une œuvre par des chefs d'orchestre différents, souvent de grands chefs du passé, j'ai plutôt tendance à vouloir découvrir des compositeurs ou des œuvres que je ne connais pas plutôt que d'avoir une même œuvre par plusieurs interprètes. Il y a bien sur quelques exceptions, mais elles sont plutôt rares de mon côté de la discothèque. Pour autant, de très nombreux pianistes y figurent. Exemples subjectifs et dans un désordre voulu.

Sviatoslav Richter (1915—1997), Russe. Son répertoire était immense, des baroques à ses contemporains. Il apprenait encore le deuxième concerto de Saint-Saëns à 80 ans. On pouvait noter quand même dans ses choix un tropisme vers les compositeurs russes (Prokofiev, Chostakovitch, Rachmaninov), Chopin ; Richter était également un très grand beethovenien. Mais bon, vu qu'il a tout joué et tant si bien... Richter était un grand seigneur, au visage de boxeur et avec un petit doigt plus gros que mon pouce (Jacques Drillon). Ses interprétations publiques sont parfois calamiteuses, avec de nombreuses fausses notes, parce qu'il essayait des trucs. Paradoxalement, certaines des études de Chopin qu'il a laissées sont les plus limpides que je connaisse, techniquement parlant. Une des caractéristiques de son jeu : parmi les grands il est sûrement celui qui avait la palette de nuances la plus large, du pianissimo le plus ténu au forte le plus tonitruant. On pourrait dire de même du suivant... l'école russe ?

Vladimir Horowitz (1903—1989), Russe, mais tôt émigré aux États-Unis. Il était le virtuose d'estrade, à la technique étincelante mais avec un sens musical aux antipodes (dixit certains confrères malveillants). On raconte qu'un journaliste lui aurait appris le fait que son piano avait 88 touches... Au répertoire beaucoup plus réduit que Richter, Horowitz jouait beaucoup les romantiques et les russes comme lui, mais peu les classiques (Beethoven, Mozart) qu'il jouait mal quand il s'y frottait. Un peu de Scarlatti, quelques modernes, pas trop, et une de ses spécialités, le bis démonstratif et mirobolant. Pourquoi on aime Horowitz : pour sa sonorité dorée, reconnaissable entre toutes, et ses basses grondantes. Je ne sais pas comment il faisait en jouant les doigts à plat pour faire tonner de telles tempêtes dans les graves de son instrument, elles aussi inimitables.

Alexandre Tharaud (1968—), Français. Il a relativement peu d'enregistrements à son actif encore mais presque tous sont des chefs d’œuvres ! Ses Poulenc, Ravel et Satie, particulièrement. Son répertoire est d'ailleurs essentiellement constitué des compositeurs français et de quelques baroques. Je suis moins convaincu par ses Chopin, mais le reste est de grande classe, dans la droite ligne de Marcelle Meyer.

Glenn Gould (1932—1982), Canadien. Il évitait soigneusement de jouer les romantiques à de très rares exceptions ; son répertoire étant centré sur Bach, Mozart et Beethoven d'une part, et certains compositeurs modernes qu'il adorait (Schönberg notamment) d'autre part. Un excentrique assurément, hypocondriaque, très intellectuel et cultivé dans son jeu et ses conceptions de la musique. Il a arrêté le concert vers les 30 ans (il trouvait que ça relevait de la tauromachie) pour se consacrer à l'enregistrement en studio dont il aimait l'ambiance amniotique. C'était aussi un homme de radio et de télévision, qui a laissé des documentaires divers, pas seulement sur la musique.

Nelson Freire (1944—), Brésilien. Sa grande carrière internationale a commencé dès son plus jeune âge, mais paradoxalement il a très peu enregistré. Il est probablement le Richter d'aujourd'hui, avec moins de concerts expérimentaux tout de même et une touche de musique brésilienne. Il est reconnu comme un des plus grands avec d'autres de sa génération comme Pollini, Lupu ou Argerich, et c'est justice quand on entend son jeu rond et son legato prodigieux.

Martha Argerich (1941—), Argentine. Amie du précédent depuis plus de 40 ans, c'est un volcan qui se réveille de façon imprévisible. Elle est capable des plus véloces envolées. Son répertoire est plutôt restreint. La Horowitz de notre temps ? Cela fait des années qu'elle ne joue plus en solo, n'ayant pas confiance en elle ; elle préfère jouer avec orchestre ou avec des amis musiciens en formation de chambre. Elle tourne un peu en rond dans ses enregistrements ces dernières décennies (il doit bien y avoir une douzaine de ses versions du concerto de Schumann disponibles à la vente) mais ses concerts sont des merveilles. La pensée philosophique (Jacques Drillon encore) : Martha Argerich fait tout ce qu'elle peut pour être laide, mais elle n'y parvient pas.

Serge Rachmaninov (1873—1943), Russe. Son grand style royal s'appuyait sur sa musique et celle de Chopin et Liszt. Rachmaninov est l'un des premiers pianistes à avoir laissé une trace de son art, une dizaine de disques simplement superbes. Un son proche de celui d'Horowitz, un côté cristallin, doré comme il est difficile de le décrire mais si beau à entendre, malgré les vieux enregistrements. Rachmaninov était assez austère et très peu expansif, mais pour autant très cordial dans le privé. Comme le disait un de ses amis, la conversation de Rachmaninov couvre tous les sujets en six langues, sauf la politique et la mort.

Alfred Brendel (1931—), Autrichien. Peut-on faire une carrière en ne jouant que quatre compositeurs (ou presque) ? Oui, c'est celle de Brendel. Hormis peut-être dans sa jeunesse, il s'est contenté de Mozart, Schubert, Haydn et Beethoven pour tout le reste de sa vie musicale, mais avec une élégance, un sens de la forme superlatifs.

Samson François (1924—1970), Français. Ses Debussy sont à tomber, l'essentiel de ses Chopin est hyperromantique et personnel à un point de non retour : on déteste ou on trouve que toutes les autres Chopin sont tiédasses et relégués au rang d'exercices scolaires. Il a beaucoup joué les français, les romantiques. Il était perpétuellement soûl selon Benjamin, ce qui ne devait pas être loin de la vérité. Ça l'a fini, en tout cas.

Georges Cziffra (1921—1994), Français d'origine hongroise. J'ai une pensée affectueuse pour Cziffra, qui a passé quelques années en camp de travaux forcés en Hongrie dans sa jeunesse pour opposition au régime communiste, et parce qu'un disque de ses rhapsodies hongroises de Liszt a, entre autres, été une de mes portes d'entrée dans la musique classique. Cziffra a fait des débuts fracassants à Paris en 1956 (après des tournées ailleurs dans son enfance), où il a été acclamé par les éloges les plus extravagants ; beaucoup ont cru entendre en lui la réincarnation de Franz Liszt. Ce compositeur, dont la musique est techniquement très exigeante, était sa spécialité. Beaucoup de pianistes s'accordent pour dire aujourd'hui que personne n'a eu et n'aura peut-être jamais une technique de piano aussi parfaite que celle de Cziffra. Son jeu a un côté outré, cirque, surarticulé : on entend parfaitement chaque note séparée même dans les passages les plus hallucinants. Justement, ce jeu convient bien aux rhapsodies hongroises de Liszt, mais peut faire dresser les cheveux sur la tête à haute dose. Pour cette raison, Cziffra a eu bien des détracteurs. Il jouait d'ailleurs à dessein un peu plus lentement que la normale le répertoire plus classique, Chopin par exemple, pour se donner un alibi de sérieux ; il jouait aussi les morceaux les plus cérébraux de Liszt pour la même raison. Quelques perles traînent sur youtube, telles une ronde des lutins ou un grand galop chromatique époustouflants. Tout comme pour Samson François, EMI a réédité l'intégralité des enregistrements de ce monstre. Tant de merveilles à portée de main.

mardi 3 janvier 2012

Bientôt la fin d'une époque ?

Je profite lâchement de ce que je suis plus tôt à la maison que Fabrice pour m'écouter en Suisse La Belle Meunière de Schubert, Fabrice n'aimant pas vraiment le genre lied (la version de Jonas Kaufmann est à la fois optimiste et sombre, à souhait) ; et pour bien commencer l'année je suis en train de me finir avec ça la Cinquième chronique du règne de Nicolas Ier, de Patrick Rambaud.

Patrick Rambaud est savoureux ; il est fin ; il est malicieux. Comme dans les quatre précédents opus, il relate à la façon de Saint-Simon, langage et style très XVIIe siècle, l'année écoulée du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Il caricature tous les politiques, quel que soit leur bord, présentant de façon drolatique la comédie humaine de la vie politique française de notre temps. Sa justice dans le traitement de tous, la satire n'épargnant personne, est bienvenue. Tout le monde en prend pour son grade, mais pas dans un esprit tous pourris qui serait trop facile : il pointe plutôt les travers, les actes, les propos malhonnêtes, inélégants, amoraux, injustes, langue de bois de nos chers dirigeants. Après les abîmes de Vie et Destin, de Vassili Grossman, qui dénonce le stalinisme autant que le nazisme sur près de 1 200 pages, un peut de légèreté n'était pas de refus.

(Et meilleurs vœux à tous, bien entendu.)

mercredi 28 décembre 2011

Exercice de clavier se composant d'une aria avec différentes variations, pour le clavecin à deux claviers

Ou plus simplement de nos jours : Variations Goldberg. C'est une œuvre de Bach qui m'est très chère, que j'ai écoutée en boucle à certaines époques, et dont il doit y avoir une trentaine de versions dans la discothèque.

Bach a écrit très peu d’œuvres à variations : celle dont il est question ici, un petit jeu de variations dans le goût italien (une œuvre de jeunesse) et les variations canoniques pour orgue (une œuvre de vieillesse, austère et difficile). Les Variations Goldberg datent de la fin de la vie de Bach (1742) et résument bien son art. Elles doivent une grande part de leur célébrité à l'enregistrement de Glenn Gould de 1955, au rebond terrible, qui swingue tout ce qu'il peut, jetant un grand coup de torchon sur une musique qui était à l'époque réservée aux spécialistes.

On commence par une aria toute simple, en forme de sarabande, une danse lente et lascive. Trente-deux mesures, une petite page. Suivent trente variations, et le recueil se clôt sur l'aria qui est répétée : trente-deux pièces, clin-d’œil chiffré, Bach aimait ce genre de chose. Les trente variations se découpent en groupes de trois : une pièce de caractère, une étude de virtuosité, un canon. Ce que Bach varie, ce sont les huit notes de la basse de l'aria, cela se faisait beaucoup à l'époque baroque. J'ai presque tout dit : avec un plan assez simple Bach permet la création de tout un monde.

L'instrument, déjà. Cette œuvre est une des seules pour laquelle Bach impose l'instrument, le clavecin avec deux claviers. Toutes les autres œuvres à clavier de Bach qui ont pu être imprimées ou pour lesquelles on a des indications demandent justement un Klavier, qui en allemand peut désigner à peu près n'importe quel instrument à clavier. Deux claviers : c'est plus facile pour les croisements de mains, et en général (cela dépend de l'instrument) les clavecins à deux claviers comportent des jeux plus sonores, donnant un caractère plus théâtral ou pompeux à la pièce. L’œuvre n'est pas simple à jouer : contrepoint serré, triples croches, croisements de mains ; c'est qu'elle est au départ un exercice. Les Goldberg sont évidemment le territoire des clavecinistes, mais également des pianistes, voire d'instruments ou d'ensembles plus variés. J'en ai des versions à l'orgue, à deux pianos (petit bras), à l'accordéon, à la harpe, par un ensemble de clarinettes... Ça sonne aussi bien ; une des qualités de la musique de Bach est son côté désinstrumentalisé : à peu près tous les supports peuvent lui convenir. Pour cette même raison, de nombreuses transcriptions d’œuvres à clavier vers l'orchestre (comme la toccata et fugue en originellement pour orgue) ont vu le jour, mais c'est une autre histoire. Pour ces variations, on trouve aujourd'hui dans le commerce quelque deux cent versions au clavecin, autant au piano. Bref, on a l'embarras du choix.

La musique : les plus rapides à jouer le cycle mettent une bonne demi heure, les plus lents une heure et demie. Deux raisons à cela : les interprètes jouent avec plus ou moins de brio, et chaque pièce comporte des reprises. Les intégristes baroques disent qu'il faut faire toutes les reprises, certains n'en font que certaines, d'autres aucune. La reprise permet, à l'époque baroque, de varier encore en ajoutant des ornements, un petit mordant, un petit trille en plus à droite à gauche. Au piano, c'est l'occasion de faire entendre certaines voix plus que d'autres, de mettre en évidence un motif ou un autre avant ou lors de la reprise. La musique proprement dite est diverse. Les canons progressent par intervalles : le premier est à l'unisson, le suivant à la seconde, etc., jusqu'à la neuvième. Au lieu du canon à la dixième, Bach met un quodlibet : un petit contrepoint à quatre voix sur deux chansons populaires. Les autres morceaux, études ou pièces de caractère, comportent de nombreuses danses. Œuvre de virtuosité, son exécution est très jolie à voir, particulièrement sur un piano : les croisements sont l'occasion de belles acrobaties digitales, et certaines variations n'ont rien à envier aux plus difficiles des études de Chopin. Tout le charme de l’œuvre vient de la variété des atmosphères : la musique est tantôt mélancolique, drôle, désespérée ou franchement joyeuse. Les Variations Goldberg rappellent à tout instant que, si Bach apparaît dans l'imaginaire collectif sous les traits d'un vieux père fouettard qui a écrit deux trois tubes de la musique classique et un paquet de cantates, sa musique peut atteindre un degré de complexité élevé en restant d'apparence simple ; et qu'elle porte ici au plus haut point une de ses qualités les plus belles : la jubilation.

(Aveux d'incompétence : je voulais faire un billet pour dire l'amour que j'ai pour cette œuvre, comment elle m'émeut, comment j'ai envie de sautiller partout, comment je sifflote, chantonne, dirige dans le vide chaque morceau. Raté, il ressort un truc un peu boursouflé et didactique, comme un repas de Noël un peu copieux et convenu.)

vendredi 23 décembre 2011

Apostille au billet précédent

Le mathématicien allemand Ernst Kummer (1810-1893), qui a entre autres fait avancer la démonstration du grand théorème de Fermat, avait la réputation de ne pas connaître les tables de multiplication.

Une anecdote à son propos dit qu'un jour il a eu besoin devant des élèves d'avoir le résultat de 7 × 9. Il aurait procédé ainsi : Ça doit être autour de 60, parce que 7 × 10 = 70. 61 est premier ; 62 est divisible par 2 comme 64, 66 et 68 ; 65 est divisible par 5, 67 est premier et comme 7 × 10 = 70, 69 est trop grand. Donc la seule possibilité est 7 × 9 = 63.

Euclide, à l'aide !

Il m'arrive de tomber sur Des chiffres et des lettres, on ne se refait pas ; je suis toujours passable en lettres à cause de l'habitude du scrabble, jeu auquel je suis nettement moins passable. Eh oui : le mot le plus long peut faire jusqu'à dix lettres, alors qu'un scrabble fait le plus souvent sept ou huit lettres, d'où une limitation quand on doit chercher un mot avec plus de lettres à organiser. Mais je voulais parler chiffres. ... Troisième... Première... Troisième... Deuxième... 597 ! Non, ça n'est plus comme ça, le plus vieux jeu du PAF s'est modernisé (un peu).

Pour le compte est bon, plusieurs petites techniques sont bien utiles : connaître des carrés ou des cubes parfaits, savoir multiplier rapidement par 11 (11 × 57 : il y a au moins 5 centaines, 7 unités, donc 507 ; vous ajoutez 5 + 7 = 12 dizaines et obtenez 11 × 57 = 627), entre autres exemples. Un des moyens basiques pour parvenir au bon compte est de rechercher les diviseurs simples ou diviseurs proches du compte à trouver. 2, 3, 4, 5, 6, 8, 9 et éventuellement leurs multiples plus grands. Avec un peu d’entraînement c'est un jeu d'enfant. C'est facile justement parce que des critères simples de divisibilité par 2, 3, 5 et 9 existent. Et la division par 7 ? L'adage veut qu'aucun critère de divisibilité par 7 ne soit simple, ou en tout cas qu'aucun ne soit plus simple que d'effectuer la division. C'est ce qu'on m'a appris à l'école. C'est inexact au moins pour un nombre de trois chiffres. A fortiori si on raisonne de tête. Ce qui est plutôt amusant, c'est qu'on ait pu rechercher autant de critères de divisibilité par 7 différents.

Par exemple, celui-ci, très simple : un nombre est divisible par 7 si la différence entre son nombre de dizaines et le double du chiffre de ses unités l'est. 343 est divisible par 7 parce que 34 − 2 × 3 = 28 l'est. Hop, ça se voit tout de suite. Un autre ? Un nombre est divisible par 7 si la somme de deux fois son nombre de centaines ajouté au total des unités l'est. Pour 343 : 2 × 3 + 43 = 49, divisible par 7. Pour 399 : 2 × 3 + 99 = 105 et 2 × 1 + 5 = 7, divisible par 7 (10 − 2 × 5 = 0 divisible par 7, ou 105 = 70 + 35 divisibles par 7, sont immédiats également).

Celui-ci, un peu plus compliqué mais bien amusant. On découpe le nombre par tranches de deux chiffres en partant des unités. On cherche la distance entre chaque nombre de deux chiffres et le multiple de 7 le plus proche, alternativement par excès et par défaut puis on écrit les restes dans l'ordre inverse de leur obtention. On itère jusqu'à obtenir éventuellement un multiple de 7. Je vous l'accorde, c'est plus spectaculaire avec un grand nombre. Exemple avec 399. Découpe : 3 | 99. Puis 3 = 1 × 7 − 4 (par excès) et 99 = 14 × 7 + 1 (par défaut). Il ressort un 14, 399 est donc divisible par 7.

Avec quelques souvenirs d'arithmétique, on démontre les critères ci-dessus ; il y en a beaucoup d'autres, et en cherchant un peu on trouverait son propre critère.

La morale réside dans le fait qu'on a beau savoir la possible divisibilité par 7 du compte à trouver, pour progresser il faut de toute façon faire la division...

mercredi 21 décembre 2011

Retour à Lyon

Salut, Belgique, à tes fiers flamands blonds,

Aux vastes plaines qui fuient vers la mer,

Salut, colline de Waterloo, ridicule ton lion,

Courbes de Meuse, forêt de Soignes dans la brume des matins endormis,

Cote de sucre en poudre ou tout le monde se rue,

Fort de Huy, port d'Anvers, Liège, je n'ai fait que passer près,

Cathédrales et monuments gothique brabançon, style à la con,

Salut, files fantastiques, gouvernement papillon enfin,

Hospitaliers, tavernes et musées,

Salut : c'est fini pour cette fois, je ne reviendrai pas.

mardi 20 décembre 2011

Le Guépard

Giuseppe Tomasi di Lampedusa a écrit son seul roman, Le Guépard, à la fin des années 1950. Ce récit assez bref décrit la croisée de deux mondes, celui d’une aristocratie sicilienne en perte de vitesse après les événements qui ont conduit à l’unification de l’Italie, à partir de 1860, et le nouvel état italien. L’auteur puise dans sa famille pour camper des personnages hérauts de leur époque, ancrés dans leur temps, parfois ouverts aux évolutions modernes. On suit tout par l’œil du patriarche, le Prince Salina, qui doit justement s’adapter à des mœurs qui ne sont plus celles de son passé et qu’il a connues, même si cela ne l’empêche pas de déplorer le tour que prend la fin de son siècle. 

Un récit proche me revenait constamment en mémoire, à la lecture de ce Guépard : La Marche de Radetsky, de Joseph Roth. Ou le déclin de la famille von Trotta, conjoint à celui de l’Autriche, du XIXe siècle à la première guerre mondiale. Perspectives similaires, souffle épique, personnages plus grands que leur temps et qui essaient de s’y adapter ou refusent cette adaptation, emportés et finalement balayés par la tempête de l’histoire qui enterrera leur nom et leur trace.

J’ai lu le Guépard avec grand plaisir, mais je trouve que Lampedusa est loin de parvenir aussi bien que Roth à décrire l’effet des bouleversements de l’histoire à l’échelle d’une famille aristocratique. Roth décrit des scènes apocalyptiques entre le père et le fils von Trotta, on a l’impression qu’il a intériorisé le drame du changement dans ses personnages au point qu’ils sont l’histoire. Roth aurait raconté l’histoire de l’empereur François Joseph soi-même qu’il aurait eu les mêmes accents, qu'il aurait laissé venir les mêmes scènes grandioses sous sa plume. Chez Lampedusa l’histoire est certes vécue, subie, observée, commentée ; chez Roth elle est le paysage dont les personnages et ce qui leur arrive sont tout : arbres enracinés dans la terre, collines, oiseaux, montagnes au fond du cadre, vent dans les feuilles mortes et boue torrentielle des ruisseaux en crue. Il y a plus de distance chez Lampedusa, plus de demi-teinte. C'est probablement justement l'effet qu'il voulait obtenir ; le contre-coup est que je me suis senti parfois un peu laissé sur le carreau. Il faut que je voie le film, qui apportera un éclairage sur le livre, la vision d'un cinéaste d'une œuvre littéraire en étant a minima un commentaire à connaître. Je vais me relire Kaputt, tiens, j'en serai quitte pour nettement moins de demi-teinte.

vendredi 16 décembre 2011

Liste de saison

Voici la saison du houx toxique et piquant, des chansons mièvres et des repas trop riches ; les enfants s'appliquent en tirant la langue, ils découpent des catalogues mercantiles, ils collent des photos de jouets guerriers ou de poupées sexistes sur des lettres qu'ils décorent avec des feutres rouge et vert. Bref, la magie de Noël fait rage et pousse les âmes pures à commettre des listes. Le Jovial Barbu devant déjà pressurer ses lutins épuisés, ma fibre sociale détourne de lui mes pensées, tandis que ma fibre mesquine les oriente vers un autre.

Voici donc ma liste au Père Fouettard :

  • Tous les hommes, peu importe leur âge, qui, sur des vêtements civils, portent une écharpe aux couleurs, nécessairement hideuses, d'une équipe de foot. Ô Père terrible, étrangle-les dans ces oripeaux criards, serre jusqu'à ce qu'ils verdissent, abandonne-les où la neige les recouvrera, enfin beaux, comme des sapins enguirlandés de rouge, de bleu et de jaune fluorescent.
  • Toutes les demoiselles, hautaines et anguleuses, au coude desquelles pendouille un sac douloureux, qu'elles projettent dans les côtes des passants qu'elles bousculent en leur reprochant du regard de partager leur trottoir. Ô Père vengeur, arrache-leur ce bras cassé et sers-t'en comme d'une fronde, de ce membre désolé, fais-le tournoyer et propulse se maudit sac sur ces maudites pimbêches.
  • Toutes les mêmes, dont la vanité insulte l'esprit humain en s'acharnant à tenir à bout de bras ce que des ingénieurs se sont ingéniés à faire tenir dans une poche. Ô Père impitoyable, fais-les disparaître, ces monolithes noirs, fais-les-leur bouffer, jusqu'à ce fil blanc qui amène à leurs oreilles comme des fanfares de fourmis.
  • Tous ces messieurs, qui n'existaient pas il y a un mois mais qui semblent avoir remplacé soudain la cohorte aux écouteurs posés sur l'oreille, tous ces messieurs qui exhibent toute une maroquinerie monogrammée, qui montrent ce LV mégalomane comme les péronnelles leur pomme croquée, tous ces hommes-sandwiches auxquels je n'ai rien d'autre à reprocher que cet enthousiasme à être marqué. Ô Père moqueur, exauce leur vœux, mais au fer rouge, à même la peau, et fais que le cheptel cesse de se croire libre.

Oh, oh, oh ! Voilà qui serait un joyeux Noël...

mercredi 14 décembre 2011

Dis moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es

Je lis relativement beaucoup. Cette année, la solitude bruxelloise et les transports aidant, la tendance s'est aggravée : j'aurai lu quelque quatre-vingts livres d'ici aux vacances de Noël, beaucoup de romans, des essais, de la poésie, un peu de tout. Auxquels s'ajoutent des magazines, des journaux, pas mal de BD, quelques livres d'art...et je ne parle pas de la masse d'information qu'on lit chaque jour sur le net.

Je garde une trace de ces livres, comme d'autres peuvent noter les films qu'ils vont voir ou les bouteilles de vin de leur cave. C'est d'abord pour m'en souvenir, et je regarde les années passées avec un brin de nostalgie. C'est aussi une manière de classification. Ne conservant pas forcément tous les livres, cette trace est la seule autre que celle de ma mémoire qui joue parfois des tours.

Ces lectures me pèsent, parfois. Chronophage cette occupation a tendance à me faire moins aller au cinéma, moins voir d'amis, moins sortir tout court. Je lutte de toutes mes forces contre cela, avec plus ou moins de succès quand je vois le peu de films que j'ai vus ces derniers temps (même si mes lectures ne sont pas seules en cause). Lire contribue sans nul doute à mon caractère taciturne : l'activité est finalement ouverture sur le monde autant qu'enfermement. Quoiqu'il en soit la lecture m'appelle, me happe : plus encore qu'un loisir ou une passion, elle constitue un besoin que je dois assouvir. Je comprends mal qu'on puisse se passer de littérature mais ce n'est qu'une forme d'égoïsme, ce n'est que parce que moi je serais malheureux de m'en passer.

samedi 10 décembre 2011

My magic flute

Ce soir, à l’auditorium de Lyon (alors que quelques milliers de personnes s’entassaient dans les rues pour voir les installations de la fête des lumières), il y avait James Galway. Flûtiste irlandais, bonhomme, et un programme de musique américaine. Il a plus de soixante-dix ans, joue encore parfaitement, et les traditionnels irlandais en guise de bis étaient plutôt chouettes. Les lignes mélodiques du lyric concerto de Bolcom, l’arrangement soupesque de Shenandoah de McTee, il les a rendues comme un jeune premier.

Un récital dont le titre était celui de ce billet avait paru il y a quelques années, qui s’était fait incendier par la critique. Même dédain affiché la semaine passée par un collègue flûtiste lui aussi, dont le professeur lui aurait dit de ne pas y aller, Galway ce n’est plus ce que c’était. À ce stade je dois préciser que je déteste la flûte, mais j’ai passé un très bon moment. Hors les instants de cabotinage sympathiques entre le chef et le soliste, Galway a joué pour finir son concert la plus rapide badinerie de Bach que j’aie jamais entendu. Et, après avoir raclé toutes leurs bronches pendant les mouvements lents, les vieux du sixième amateurs de vieux flûtistes sont ressortis de la salle heureux.

jeudi 8 décembre 2011

Le Renard et les raisins

Le Renard et les Raisins

Certain Renard Gascon, d’autres disent Normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d’une treille
     Des Raisins mûrs apparemment,
     Et couverts d’une peau vermeille.
Le galand en eût fait volontiers un repas ;
     Mais comme il n’y pouvait point atteindre :
Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.
     Fit-il pas mieux que de se plaindre ?

Jean de La Fontaine, Fables, livre III, XI

 

La Fontaine est un écrivain d’une subtilité remarquable. Nous l’allons montrer tout à l’heure par le biais cette fable, une de mes préférées : elle en est l’éclatant exemple.

En quelques vers, on nous fait goûter la fierté ou la ruse, on ne sait trop, de maître Renard qui joue les flegmatiques devant de beaux fruits. Trop beaux pour lui, à ce qu’il semble, ces Raisins mûrs, pourtant si bien mis en avant par La Fontaine, accentués par le décalage qu’apporte la survenue du premier octosyllabe (vers 3). Le renard se défend de s’abaisser au rôle de valet, ainsi que le veut le sens d’origine de goujat, à qui serait réservé le mets de second rang correspondant à sa classe : il délaisse la vigne d’un geste dédaigneux et superbe de seigneur. Grand seigneur ? pas si sûr. En Gascon : en vantard, avec aisance peut-être. En Normand ? P’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non : il hésite… Il est affamé tout de même ; mais les divins raisins sont haut, il les voit mal (apparemment), c’est que l’éclat du soleil doit les rendre éblouissants (une peau vermeille) ou simplement que la distance permet en toute fantaisie de les idéaliser, de les imaginer comme on les voudrait, juteux, dorés.

Et ce galand plein de sentiment, il est transi dès le début de la deuxième partie de la fable, ces quatre derniers verts, dès ce eût plein de doute qui est tout ce que laisse supposer l’emploi du subjonctif. Le volontiers renforce l’effet, laissant croire à la volonté de l’animal. Il y a de l’amour dans cette fringale, je disais affamé mais le presque la tempère. A-t-on jamais vu oxymore aussi bien adouci ? Comme le galand d’ailleurs, qui n’est pas un assoiffé de passion, mais un être de raison, d’équilibre : il est bien l’honnête homme de l’époque, il reste modéré et campe dans un juste milieu. Son estomac crie famine, certes, mais il arrive à en étouffer les cris puisqu’il ne persiste pas. Quand l’équilibre s’obtient par la force d’un grand écart…

Cette courte fable est saupoudrée de ce qui permet l’ambiguïté, à quasiment tous les vers : Certains / d’autres et Gascon / Normands vers 1, presque vers 2, apparemment vers 3, eût et volontiers vers 5… adjectifs, noms, adverbes, verbes : toutes les natures de mots sont convoquées. Le Mais concessif qui se détache au début du vers 6 prépare la chute ; le dit-il, au vers suivant, ce passage au discours indirect libre, annonce qu’on n’est déjà plus dans le récit mais dans la liberté d’affabulation de l’animal. La Fontaine ne met pas de guillemets, notez. On se place entre l’invention et la mauvaise foi, les fruits ne peuvent pas être en même temps vermeils et verts, n’est-ce pas. Dès lors, tout est possible. L’auteur ne se prive pas de surenchérir et se fait complice du renard ; mieux, il se fait renard à son tour : Fit-il, miroir du dit-il et tout aussi équivoque puisqu’il laisse la question sans réponse. Que le lecteur en fasse ce qu’il veut.

Drame miniature en deux actes. Première partie, premiers quatre vers, on plante le décor : le héros, son état, l’objet du délit. Deuxième temps, derniers quatre vers, on précise les doutes instillés, on conclut à deux voix. Et ces quatre octosyllabes qui cassent la platitude des alexandrins : ils sont la vraie ponctuation, la respiration de cette fable. Ils introduisent les fruits, centre de l’attention, apportent une explication (Mais…) puis un commentaire (Fit-il…). Si on devait résumer ce court texte, on ne garderait que les octosyllabes, ce sont eux qui comptent : on convoite des raisins situés trop hauts qui semblent beaux, on s’en détourne et c’est bien ainsi. Essayez avec les alexandrins, on n’y parvient pas !

Et c’est ainsi que La Fontaine est parmi les plus grands du grand siècle.

mercredi 7 décembre 2011

Carpentras

On y fait des Berlingots. On y trouve, comme dans toute ville moyenne, un coiffeur tous les cent mètres. On peut y marcher jusqu’au marché gare, parce qu’il y en a un, regardez bien. 

La ville a toujours l’air endormie, les petites rues du centre ville resserrées, désertes sous le soleil de Provence. Les habitants du coin y vont le moins possible : Carpentras, c’est la ville, c’est trop grand, et donc c’est moche. Jugement très injuste d’un point de vue touristique. Foyer d’implantation de juifs au cours du Moyen-Age, la ville a bien failli accueillir les papes français à la place d’Avignon. Une belle synagogue, une cathédrale, de belles maisons de ville et monuments imposants valent ainsi le coup d’œil.

Mais l’essentiel est ailleurs. L’été, la ville accueille une brocante. Le voyageur impénitent aime les brocantes. On y voit souvent les mêmes choses, les mêmes gens qui essaient de se débarrasser d’objets ignobles, mais c’est prétexte à une balade qui permet le plus souvent de découvrir des endroits insoupçonnés. Office de tourisme de Carpentras, un début d’après-midi d’août, il doit faire 50°C au soleil. Une jeune dame nous renseigne, ah oui, la brocante du marché gare, c’est bien simple il suffit de descendre l’avenue Victor Hugo, vous continuez et vous y êtes. Merci madame. On laisse la voiture, il fait beau, on marchera ; c’est le but. On égrène les ronds-points, les concessionnaires d’automobiles, les marchands de meubles. Il se succèdent à n’en plus finir, avec une régularité confondante : un rond-point, un concessionnaire, un marchand de meubles, oh, une jardinerie, tiens, et cela recommence. La descente de cette avenue interminable qui ne s’appelle plus avenue Victor Hugo depuis longtemps nous fait douter un instant, parce que ce marché gare, on ne vous indique jamais dans quelle direction il se trouve. Cela doit faire trois quarts d’heure que l'on avance, on a perdu deux litres d’eau malgré le mistral et ô, miracle, une voie de chemin de fer traverse l’avenue. Ha ! Deux neurones ont pu se toucher même si le cerveau est nettement moins irrigué qu’au sortir de l’office de tourisme. Un panonceau de type « lieu-dit » confirme le pressentiment d’une conclusion rapide. On tourne à droite, on marche encore un bon cinq cents mètres parce que tomber sur ce marché gare si vite aurait été trop simple, et là, merveille des merveilles. Un grand espace ressemblant à une friche industrielle (on penserait les lieux désaffectés alors qu’ils doivent servir en temps normal), un millier d’exposants en plein cagnard, c’est désolé et glauque. Cela pourrait avoir le charme qu’ont parfois les vieux sites industriels délaissés, mais non. On se console comme on peut, on voit en arrière-plan le Ventoux et les dentelles de Montmirail. On se rembrunit bien vite, la perspective du retour par le même chemin qu’à l’aller, le plus court, étant évidemment des plus réjouissantes.

Le voyageur impénitent y regarde maintenant à deux fois, quand il pense « brocante ».

lundi 5 décembre 2011

Aimez-vous Brahms ?

Quelle familiarité acquiert-on au fil du temps avec des œuvres d’art ? Comment se développe une proximité avec les films de Kubrick, les sonates de Beethoven par Guilels, les romans de Julian Barnes ou les aquarelles de Turner ? Si les mécanismes me paraissent identiques que l’on parle de musique, de littérature ou de peinture, leur fonctionnement reste très personnel puisqu’il fait appel à notre univers mental, que l’on construit vraiment depuis l’âge où l’on sait distinguer ce que l’on apprécie du reste. Neuf, dix ans ? Avant l’influence parentale pèse encore trop. J’ai entendu jusqu’à plus soif du Julien Clerc, des Beatles, du Francis Cabrel ou du Elton John dans mon enfance, au point de connaître encore par cœur des dizaines de leurs chansons aujourd’hui. Si on m’avait demandé, je n'aurais pas su dire si je les écoutais par goût réel ou par simple mimétisme.

Quand je découvre un auteur, plusieurs situations peuvent se produire. Cela peut paraître réducteur, lorsqu'on essaie de l’écrire, pourtant un tri de l’information est toujours à l’œuvre inconsciemment : on discrimine, on classe, on range dans des boîtes, avec tout ce que cela peut comporter de factice et d’idées reçues. Cela reste très poreux : nos intérêts et désintérêts, dans tous les autres domaines, percolent dans ces boîtes imaginaires qui vivent grâce à cet arrosage multiple.

Première possibilité, je commence à lire un livre mais je patine : il me rebute, je n’avance pas, me perds et n’achève pas l’ouvrage. Je sais que je n’y reviendrai pas, c’est définitif sauf exception. Il est rare de commencer un livre qui tombera dans cette « catégorie » parce qu’en règle générale on a au moins une vague idée d’où on met les pieds, mais cela arrive. Mes deux sommets parmi les chefs-d’œuvre incontestés : Voyage au bout de la Nuit de Céline et Belle du Seigneur de Cohen. Je ne crois plus à l’œuvre dont on se dit après les cent premières pages qu’on n’est pas prêt, qu’on pourra peut-être réessayer plus tard (j'ai essayé sans succès). Le goût ne change pas tant.

Deuxième possibilité, l’auteur dont on lit un livre ou deux. On ne sait pas forcément à l'avance qu’on s’arrêtera au deuxième, ce que l'on sait c'est qu'il est très peu probable que l’on persévère au-delà. Il fallait simplement savoir à quoi s’en tenir. Dans cette case je mets Marc Lévy ou Jean d’Ormesson. Pas grand-chose à en dire.

Troisième possibilité, l’auteur que l’on aime. On se rue sur tout, on essaie de débusquer les recoins obscurs de sa production. Ça sera rapide parce que l’écrivain est d’un seul livre, ou a très peu publié ; ça prendra du temps pour des raisons inverses, peu importe. On a une bonne connaissance de ce que l’on apprécie justement en allant voir ce qu’il y a dans les marges, en découvrant des aspects insoupçonnés après avoir marché dans les larges allées, ou en faisant les deux en même temps. Vous vous engouffrez dans un petit trou de serrure et découvrez de grands espaces. Exemples personnels : Hervé Guibert, Ernest Hemingway, Saint-John Perse, Jean Echenoz, Charles Dantzig, John Steinbeck. On peut bien vous dire que ces écrivains sont mauvais ou moins bons que tel autre, vous vous en moquez. Ils sont vôtres, vous sucez le sang de leurs écrits comme un moustique qui serait tombé dans une poche à perfusion, vous le reconnaissez en quelques pages, et un jour vous aurez lu toute sa production ou presque (si ce n’est déjà le cas). Ce n’est qu’une question de temps. Une relation privilégiée s’établit, assez difficile à définir, en tout cas c’est très plaisant, cela réchauffe.

Quatrième possibilité, l’auteur que l’on aime mais dont on sait que la relation qu'on a avec lui ne sera jamais complète. Souvent parce qu’il est trop prolifique et que l'on ne lira jamais tout, moins souvent parce que sa production n'est pas facilement trouvable ou parce qu'elle n'est pas traduite et que vous ne lisez pas sa langue. Illustration non exhaustive : Victor Hugo, Georges Simenon, Sandor Maraï. Le lien qui vous unit à cet auteur est malgré tout du même ordre qu’avec un auteur de la catégorie précédente.

Ces ensembles participent à la construction brique à brique d'édifices que l'on peut parcourir tous les jours des fondations aux combles, sachant dans quelle zone on ne veut pas mettre les pieds, dans quelle autre on resterait, bien affalé au soleil ou dans un canapé. Par un effet boule de neige, on veut toujours les rendre plus vastes, ajouter des pièces, en changer l'organisation parfois. Quand ce n'est pas tout casser et rebâtir sur les décombres, ou très loin ailleurs.

dimanche 4 décembre 2011

Erreur d'orientation

J'aurais bien aimé être musicien, entrer sur scène en habit sous les applaudissements et faire des miracles. Beethoven est mort et n'est plus que poussière, quelques grains tachetant une portée, mais de son souffle le flûtiste le ressuscite, tandis que les premières gouttes de pluie tombent des cordes staccato, le tonnerre gronde au loin dans les contrebasses, les notes s'envolent comme des hirondelles d'un fil électrique, elles zigzaguent entre les éclairs que frappent les timbales.

Juste après Dieu et magicien : musicien.

Au lieu de quoi, je suis informaticien et, la journée longue, je fais apparaître sous mes doigts des bogues et des vermines, certains anecdotiques et rigolos, comme de mauvais garnements qui tirent la langue aux passants, d'autres énormes et terrés qui, murènes monstrueuses, attendent l'instant où ils surgiront pour dévorer un banc de données. Tantôt Docteur Frankenstein, tantôt Garcimore, je persécute mes créatures et je m'empresse de remettre dans mon chapeau le lapin qui louche.

mercredi 30 novembre 2011

Un jour je m'achèterai des Berluti

Pour mes 20 ans, ma mère m’a offert une jolie paire de chaussures italiennes. Je la porte régulièrement depuis. J’y suis très attaché.

Ce sont des souliers de forme richelieu, les plus simples : les lacets referment directement la partie haute de la chaussure, l’empeigne. Les deux morceaux de cuir carmin patiné qui en font la forme, j’en suis les courbes et bosses comme on touche un morceau de bois poli. Ils sont restés doux malgré les dix années de pliures, tensions et contorsions dans tous les sens que la marche leur fait subir. Les coutures des bords sont fines et solides. La jointure du cuir au semelage est toujours en parfait état. Je n’ai eu qu’à passer chez un cordonnier faire ressemeler (deux fois) et retalonner (une fois) chaque soulier. Les lacets s’usent mais je n’ai pas eu encore à les changer. Cela ne saurait tarder.

J'adore ces chaussures pour le confort qu'elles procurent, parce que c'est un cadeau dont on se souvient, pour l’absence de couture sur l'empeigne, aussi : une petite au talon, une autre à la voûte plantaire et tout est dit.

Je ne peux m'empêcher de penser, quand je les vois, à la Paire de souliers de Van Gogh, quoique je ne dépeigne pas les miens aussi bien que lui les siens ; les miens ne sont pas aussi pittoresques, mais ils dureront sûrement autant : je compte bien continuer de les porter pendant dix ans encore au moins et je sais qu'ils tiendront.

C'est le paradoxe des souliers italiens (ou appelez-le comme vous voulez) : l'achat initial était cher, 260 euros dans mon souvenir, mais rapporté à la durée d'usage aucune paire ne tient la comparaison.

lundi 28 novembre 2011

Je ne vous aime point, Monsieur

Lettre de Jean-Jacques Rousseau à Monsieur de Voltaire

A Montmorency, le 17 juin 1760

[...]

Je ne vous aime point, Monsieur ; vous m'avez fait les maux qui pouvaient m'être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève, pour le prix de l'asile que vous y avez reçu ; vous avez aliéné de moi mes concitoyens pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux ; c'est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable ; c'est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants et jeté pour tout honneur dans une voirie, tandis que vivant ou mort tous les honneurs qu'un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, vous l'avez voulu ; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer si vous l'aviez voulu. De tous les sentiments dont mon cœur était pénétré pour vous il n'y reste que l'admiration que l'on ne peut refuser à votre beau génie, et l'amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n'est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect que je vous dois, ni aux procédés que ce respect exige.

Adieu, Monsieur.

Citée dans L’Art de l'insulte - Une anthologie littéraire, éditions Inculte.

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