samedi 19 novembre 2011

Roland

Mon grand-père paternel se prénomme Roland. Roland V., dont les ancêtres un jour sont venus d’Italie (personne sait ne vraiment quand, sauf peut-être un oncle qui se préoccupe de généalogie), pour s’installer en Touraine. En Sologne, en fait. Mais je ne sais trop pour quelle raison, la famille ne parle que de Touraine parce qu’elle trouve que c’est plus chic. La Sologne pouilleuse ou le Blésois correspondraient mieux à la réalité pour désigner ce morceau de France entouré de châteaux de la Loire, un peu après Blois, un peu avant Amboise. A Candé-sur-Beuvron, une bonne partie du village se nomme V.

L’ancien, le patriarche, c’est lui, c’est Roland. Il vient d’avoir 90 ans.

Issu d’une famille de paysans, il l’a été, il le reste dans son cœur, ses habitudes, son parler, son manger. Il s’est marié à Madeleine après la deuxième guerre mondiale, en 1946. Elle n’avait que 16 ans, ils ont même attendu qu’elle les ait pour ne pas avoir à demander de dérogation comme il était possible de le faire. 65 ans de mariage ! L’être humain peine à se faire une image du milliard ; moi, j’ai du mal à me les représenter, toutes ces années de vie commune.

Ils arrivent tôt à Paris, en 1949. Pour trouver du travail. Roland a bien cultivé un peu de vigne avec ses parents, il y avait bien les animaux de la ferme, mais ça n’aurait pas été assez pour vivre et fonder un foyer. Ils tenteront donc la grande ville. Ils n’ont tous deux que leur certificat d’étude en poche. Madeleine a fait des ménages, elle a appris la coiffure sur le tas. Roland a exercé plusieurs métiers, a travaillé beaucoup à la RATP ; il connaît Paris les yeux fermés, à pied, en voiture et, évidemment, en bus et métro. Je suis toujours sidéré qu’il sache quelle succession de bus est la meilleure à telle heure, pour aller à tel endroit de Paris en partant de tel autre. Ou qu’il sache que cette rue commence boulevard des Filles du Calvaire et finit boulevard de Ménilmontant. C’est un métier, probablement. Ils se sont installés dès le début dans le XIIe arrondissement, n’ont jamais vécu loin de la rue du Faubourg-Saint-Antoine : le quartier des tapissiers, menuisiers, décorateurs dirait-on aujourd’hui. Cela les a rattrapés : dans cette rue de la voûte qu’ils habitent maintenant depuis 58 ans, ils ont appris la tapisserie, les meubles, la belle ouvrage. Partis du bas, ils ont fini par racheter l’atelier qui les employait, employant à leur tour une dizaine de personnes eux compris. Ils l’ont revendu depuis, ont vu passer deux successeurs et sont en bon termes avec le troisième. C’est qu’il leur rend quelques services : Roland et Madeleine ne conduisent plus et les courses lourdes, ce n’est pas évident à ramener à l’appartement. Même si Roland a toujours conservé une bonne part de sa vigueur physique de paysan, un coup de main est aujourd’hui bienvenu. Habiter au-dessus de l’atelier est bien pratique.

Et puis on vieillit. Les ans passent sans crier gare, et on approche du siècle sans s’en rendre compte. On revient au pays régulièrement, on ne saurait s’en passer de toute façon. Madeleine elle, râle continuellement de ses ennuis de santé. Je l’ai toujours connue telle. Roland en a certainement plus mais s’en plaint moins. Il fait son tour tous les matins, le tour du pâté de maisons. Le marché, les copains. Il n’en reste plus beaucoup. Il ne fait plus le tour des bistros, il n’a plus le droit. De graves ennuis de santé l’en ont convaincu, bien qu’il soit le genre à penser qu’il faut bien mourir de quelque chose et qu’ils vont pas me faire chier, tous ces toubibs ! Roland fait les mots croisés et les mots fléchés, je l’ai toujours vu les faire. De là vient mon intérêt pour ce passe-temps, sans aucun doute. Mais lui fait les grilles force 5-6, les plus difficiles ; à ce niveau moi je parviens tout juste à caser deux mots par grille…

Il est costaud le Roland, c’est un sacré gaillard bien que de petite taille. Seulement voilà, on s’amenuise. On marche moins. On ressemble de plus en plus à un petit vieux. On passe de plus en plus de temps sur le canapé, devant la télé. On ne se lève plus qu’à huit ou neuf heures, quand lorsque j’étais petit il était dans le jardin à arroser les carottes dès six heures (les carottes demandent beaucoup d’eau, et pas en plein soleil). Ces dernières années, c’est la DMLA qui frappe, la dégénérescence maculaire liée à l’âge. Puis d’autres problèmes aux yeux, qui ne manquent pas d’arriver quand on est vieux et qu’on s’est fait opérer pour cette DMLA. Roland n’est pas patient, il s’énerve, il sait qu’il ne pourra peut-être pas finir sa vie en faisant ses mots croisés comme avant, qu’il va peut-être finir aveugle.

Courage, grand-père.

mardi 15 novembre 2011

Par ici...

Carl Orff est connu pour Carmina Burana. Il a bien composé quelques autres morceaux, des musiques de film, mais rien qui puisse déranger cette association mentale, même si l’on a jamais entendu l’œuvre : « Orff – Carmina Burana ». L’homme aimait la musique ancienne, renaissante et moyenâgeuse. Carmina Burana est inspirée de chants du même nom qui datent du XIIIe siècle, retrouvés en Allemagne, mais la version d’Orff est très différente de l’original. Les goliards (sortes de troubadours version clergé) qui ont écrit les chants d’origine n’avaient évidemment pas idée des Rolls Royce symphoniques à la mode huit siècles après eux, permettant tout le technicolor souhaité.

Cependant…Orff a laissé une petite chose, un bijou méconnu. Il n’est pas vraiment de lui non plus puisque c’est une transcription d’une pièce de clavier de William Byrd, un très grand compositeur anglais. L’œuvre d’Orff est confidentielle au point que je n’ai pu en trouver une vidéo. En revanche la pièce d’origine est, elle, une des plus connues de son compositeur : The Bells, qui démontre la maîtrise de son auteur pour le clavier.

Orff commence calmement, fait prendre de l’ampleur à son orchestre en avançant avec un balancement qui tient du mouvement perpétuel, en une procession de cordes qu’on penserait ne jamais entendre s’arrêter. On est accueilli dans un espace qui s’ouvre au fur et à mesure devant soi jusqu'à la submersion.

Le morceau s'intitule Entrata ; je m'introduis avec lui dans la petite place généreusement offerte par le maître de céans.

mardi 1 novembre 2011

Tics

  • Prendre un bâtiment industriel désaffecté ; le ripoliner, le peinturlurer de blanc, le fignoler au vieux rose ou au mauve ; le farcir d'art contemporain ; le baptiser selon sa fonction première. Exemples : à Roubaix, la Piscine ; à Lille, le Tri Postal ; à Lyon, la Sucrière.
  • Écrire un texte philosophico-rigolard d'une couleur unie sur un fond uni.
  • Peindre un monochrome ; photographier en noir et blanc un monochrome coloré ; se photographier devant un monochrome. Niche à prendre : se photographier d'une couleur unique devant une photographie noir et blanc d'un monochrome coloré.
  • Écrire n'importe quoi en lettres de néon.
  • Sculptures en plastique gonflable, en caoutchouc gonflable, en acier chromé imitant le plastique gonflable, en plastique imitant l'acier chromé.
  • Duchamp : l'urinoir ; Warhol : la soupe Campbell ; Starck : les nains de jardin. Les possibilités étant infinies, je suggère un moratoire.
  • Prendre n'importe quelle idée, neuve ou non ; l'utiliser tous les jours, encore et encore, pour construire une œuvre médiocre ; se filmer, ce faisant ; prétendre avoir voulu tracer le passage du temps.
  • Gonfler un mauvais jeu de mots jusqu'à emplir une salle de musée, ou l'almanach Vermot comme source de l'art contemporain.

samedi 22 octobre 2011

LYS-OPO-LYS

Sur le tarmac grouillent des insectes caparaçonnés et difformes : des coccinelles à roulettes, des lombrics à essence, des coléoptères ventrus qui cachent sous leurs élytres bagages, nourriture et mauvais café. Comme dans une ruche, on s'agite autour de grosses larves blanchâtres et rondes. On les nourrit, on les nettoie, on les choie. Pataudes, presque grotesques, tirées et poussées par des scarabées trapus, elles avancent lentement sur la piste. On remarque enfin leurs ailes et, gracieuses, elles s'élancent vers le ciel.

*

Quoi de plus charmant qu'un steward qui rougit lorsqu'il remarque que vous le regardez faire la danse de la sécurité ?

*

C'est une chose que de ne pas avoir peur en avion, c'en est une autre que de supporter stoïquement l'écoute des consignes de sécurité. Une fois enregistrées en français, puis en portugais, puis mimées en anglais. Cette insistance a quelque chose de suspect : pourquoi veulent-ils tant qu'on ne panique pas ? Et pourquoi ne faut-il pas gonfler le gilet de sauvetage tant qu'on est dans l'avion ? Risque-t-on d'étouffer ou de rester coincé dans la porte ? Pourquoi, surtout, devrait-on entendre la consigne brace, brace ? La manière posée dont l'énonce la voix enregistrée semble déjà résignée : pas d'exclamation, une simple constatation. Brace, brace. La position à adopter, inconfortable et introspective, conviendrait à la prière. Brace, brace and pray.

*

Lors des phases de décollage et d'atterrissage, les rideaux qui masquent les hublots doivent être relevés. La raison n'est pas donnée à cette exigence dont on voit mal en quoi elle améliore la sécurité. Que les pilotes voient la piste, certes, mais les passagers ? Mon hypothèse : ce n'est que pur sadisme. Il faut que les quelques uns qui ont vue sur les ailes profitent du spectacle : l'aile qui vibre et qui tremble, comme une feuille de papier au vent ; les traces d'usure qu'on n'avait pas remarquées avant, sur le métal, sur les rivets ; cette constatation terrible, quand s'abaissent complètement les volets, que l'aile qu'on espérait solide est en fait creuse, ouverte à tous les courants d'air. Cette obligation de maintenir découverts les hublots, c'est la claque : je jurerais que les premiers à atterrir, après l'atterrissage, sont ceux qui n'ont pas quitté les ailes des yeux.

*

Ladies and gentlemen, my name is John Flam, and I am you captain on this flight to Porto.

Personne n'avait rien remarqué, jusqu'à la traduction par le steward.

Mesdames et messieurs, une traduction du message de notre commandant, le Capitaine Flam.

lundi 17 octobre 2011

Coq à l'âne

Il fut un temps, aux États-Unis d'Amérique, où tous les chefs d'orchestre étaient hongrois. George Szell à Cleveland, Antal Dorati à Minneapolis puis Washington, Eugene Ormandy à Philadelphie, Fritz Reiner puis Sir Georg Solti à Chicago. Ils étaient tous hongrois, sauf ceux qui étaient français, bien sûr : Charles Munch à Boston, Pierre Monteux à San Francisco, Paul Paray à Detroit. Il y avait bien des anglais, aussi, par moment : Sir John Barbirolli est passé à New-York et Leopold Stokowski a parcouru tout le pays. Arturo Toscanini était italien ; Dmitri Mitropoulos, grec ; Serge Koussevitzki, russe ; Bruno Walter, allemand.

Il aura fallu attendre Leonard Bernstein pour voir le premier grand chef américain né aux États-Unis.

*

Leonard Bernstein aura été le premier grand chef d'orchestre né aux États-Unis. Ses professeurs : Fritz Reiner, hongrois, et Serge Koussevitzki, russe. Un de ses condisciples : Dmitri Mitropoulos, grec. Plus tard, ses disciples : Michael Tilson-Thomas, états-unien, Yukata Sado, japonais, etc.

*

Le grand chef allemand Otto Klemperer, qui a eu une vie difficile, qui parce que Juif a dû fuir l'Allemagne alors que sa carrière naissait à peine, qui une fois aux États-Unis dut courir le cachet, qui mit le feu à son lit en fumant dans une chambre d'hôtel, qui tenta d'éteindre l'incendie au whisky, qui connut comme un été indien bien trop tard, ce très grand chef a eu un fils. Celui-ci, Werner Klemperer, est devenu acteur à Hollywood. Il eut une petite célébrité, brièvement, en jouant le Kolonel Kling dans Hogan's Heroes (en français, Papa Schultz). Ce rôle de nazi stupide, rigide et ridicule, il était très content de le tenir : c'était, disait-il en interview, sa vengeance pour les humiliations que sa famille, son père notamment, avaient dû subir.

Nonobstant, Otto Klemperer était un wagnérien hors pair.

*

Laisserait-on entrer tous ces gens chez nous, aujourd'hui, avec leurs noms barbares ?

mercredi 12 octobre 2011

Le regret des éléphants

Au bon vieux temps des colonies, dans l'Inde britannique, les militaires paradaient, les éléphants défilaient.

It was then the custom for the elephants to salute as they marched past by raising their trunks, and this they all did with examplary precision. Later on the custom was abolished because vulgar people tittered and the dignity of the elephants or their mahouts was wounded. Later on still, the elephants themselves were abolished, and we now have clattering tractors drawing far larger and more destructive guns. Thus civilization advances. But I mourn the elephants and their salutations.

Winston Churchill, My Early Life

jeudi 6 octobre 2011

L'enfance d'un chef

Après avoir parcouru les contrées hostiles de l'arithmétique et passé les détroits polynomiaux...

We turned aside, not indeed to the uplands of the Delectable Mountains, but into a strange corridor of things like anagrams and acrostics called Sines, Cosines and Tangents. Apparently they were very important, especially when multiplied by each other, or by themselves! They had also this merit—you could learn many of their evolutions off by heart. There was a question in my third and last Examination about these Cosines and Tangents in a highly square-rooted condition which must have been decisive upon the whole of my after life. (...)

I have never met any of these creatures since.

My Early Life, Winston Chirchill

Un samedi à Paris

L'arrivée

11h45 —  Le train longe une station d'épuration dont j'aime bien le logo qui sort d'un étang. Ce serait assez bucolique si l'on oubliait d'où sort l'eau. L'eau : à sa vue, ma vessie se réveille, je veux aller au toilettes, mais Paris n'est plus très loin, si les toilettes sont occupées, je devrai aller aux suivantes, qui si elles sont occupées, etc., si je n'en trouve pas de libres avant Le Vert de Maisons, je risque d'être encore dedans en Gare de Lyon, il ne faut pas aller aux toilettes quand le train est à l'arrêt, en tout cas dans les Corail, est-ce vrai dans les TGV ?

11h50 — Maisons-Alfort, Alfortville, Le Vert de Maisons... Question rituelle : Tu préfères Maisons-Alfort ou Alfortville ? Ça n'amuse personne que Romain et moi. Les messieurs en costumes, debout depuis la station d'épuration, nous regardent avec condescendance. Je ne suis pas allé aux toilettes.

11h54 — Il faut parfois se reposer le goût, comme un sportif s'accorde une journée de relâche en culpabilisant un peu de son amollissement plaisant. J'aime l'architecture quand elle se rapproche de la géométrie : les lignes droites qui tracent des perspectives, les courbes qui faussent la gravité, les angles qui surprennent. Pour autant, une fois de temps, en bord de Seine, ce que j'aime Chinagora !

12h10 — Il n'y a pas plus belle vitrine de Paris que cette esplanade : les brasseries accueillantes, les vieilles pierres du beffroi, les trains de taxis pour le pittoresque. Sous un ciel gris, c'est poignant, sous le soleil, c'est charmant.

—  Si l'on pouvait croiser des toilettes publiques...

Question rituelle

Systématiquement, malgré les quolibets, en descendant du train, après deux heures de trajets côte à côte, je demande à Romain :

As-tu fait un bon voyage ?

Frustration récurrente

—  Où veux-tu aller ? Le Marais ?

—  Oh ! oui, tiens.

—  On passe par la Bastille ?

—  Oh ! oui, tiens.

—  Je te suis.

—  ...

—  Avoue que tu le fais exprès... C'est par là.

Parcours habituel

Gare de Lyon, Arsenal, Bastille, Le Marais, Hôtel de Ville, Île de la Cité, boulevard Saint-Michel, Gibert, la Chaumière à musique, quai Malaquais (Pas sur la bouche), Châtelet, Palais-Royal, Louvre, Tuileries, Faubourg Saint-Honoré, Champs-Élysées, etc.

Les parisiens en sont horrifiés et nous traitent comme des marathoniens.

Plus tard

—  Et maintenant, où veux-tu aller ?

—  Père Lachaise ?

—  Trop loin.

—  Montmartre ?

—  Trop loin.

—  Opéra ?

—  On en vient.

—  Ah, bon ?

—  Avoue que tu le fais exprès...

Début de soirée

Ce qu'on trouve à Paris : des chocolatiers, des chausseurs, des brasseries, des modistes, des boulangers, des maroquiniers, des bistrots, des bijoutiers et partout, partout, partout, des cavistes qui ont peur du noir. Le touriste vagabonde dans l'insouciance : il sera toujours temps d'offrir à nos hôtes une bouteille de vin. Croit-il. Un courant d'air un peu plus frais, le ciel qui rosit signalent soudain la soirée qui s'approche. Et, à mesure que l'obscurité avance, les cavistes disparaissent. Ils ne ferment pas, non, ils s'évaporent, comme cette part des anges qui s'enfuit des fûts les plus hermétiques. L'heure s'approche de sonner chez nos amis, les mains restent vides, l'angoisse sert le cœur et presse la vessie. À force de détours, on finit par trouver ce que l'on cherche. Romain paye, je me dandine d'un pied sur l'autre. Romain sonne à l'interphone, je me dandine d'un pied sur l'autre. On prend l'ascenseur, je me dandine d'un pied sur l'autre. On sonne, etc.

C'est ainsi que persistent des réputations.

lundi 3 octobre 2011

Pourquoi écrire ?

Selon mon professeur de philosophie, ne doit s'écrire que l'universel. Corollaire : l'écrivain peut ne parler que de lui-même, pourvu qu'il parle à tous. C'est une exigence de philosophe, un impératif moral, une condition nécessaire. (Mais pas suffisante : il faut le style. L'art et la manière.) À ce titre, l'autobiographie est le tube à essai idéal : le quotidien révèle le talent aussi sûrement que le nitrate d'argent, les chlorures. Ce qui précipite, c'est cet universel, c'est l'humain. C'est ce qui distingue, disons, Alan Bennett de tous ces footballeurs, starlettes et politiciens qui se font raconter leur vie.

Pour autant, cela ne répond pas à la question : pourquoi écrire ?

Ne croyez pas ces camelots qui, prenant un air pénétré, prétendent écrire pour leurs lecteurs : ce sont ou des charlatans ou des démagogues. Il faut écrire comme si ses parents étaient morts, dit Julian Barnes. Allons plus loin : comme si l'on était mort et les lecteurs aussi. Il ne manquerait plus qu'on doive écrire pour les lecteurs ! Écrire pour être lu, c'est renoncer : aux auteurs qui pourraient ne pas avoir été lus, aux sujets qui pourraient fâcher, aux mots trop compliqués pour finir. C'est ainsi qu'on écrit les tracts et les prospectus, mais est-ce écrire ?

Moins gentils, mais plus vraisemblables :

  • écrire pour boire et tendre sa couverture au coin des étals, comme une écuelle à la porte d'une boulangerie, se faire une tronche d'ivrogne grandiose qui aide à vendre, les ventes aidant à s'enivrer, l'ivresse finissant par tarir l'écriture, l'argent continuant à couler du nez violacé ; 
  • écrire pour coucher et coller son visage au cul des autobus, au nez des passants, au dos de pavés racoleurs, courir d'un même élan les dédicaces et les jupons, donner son numéro de téléphone pour toute dédicace, regretter envieusement le temps où les écrivains portaient les marques de la syphilis bien avant la rosette, finir à l'Académie et porter l'habit vert pour se prétendre encore tel, inventer des mémoires que ne croiront pas les anciens et que les jeunes ne liront pas ;
  • écrire pour avoir écrit et se replier en une retraite confortable après un unique chef-d’œuvre, promener sur les plateaux de télévision son élégance un peu poussiéreuse de théâtre désaffecté, patiner son humour et le ternir sous une couche de nostalgie vibrionnante, simuler une fécondité paresseuse et craindre l'aridité laborieuse, attendre en vain que les critiques évoquent le silence d'Ainola, ce qui n'arrivera jamais, personne ne se rappelle des silences, même de Sibelius, mourir oublié.

La vérité ne peut être que personnelle, contingente et partielle, sauf à jeter une pelote de pistes emmêlées comme les allées d'un labyrinthe éphémère et mouvant. Ma réponse du jour sera mièvre et humble. J'écris car on me le demande, comme un écrivain public. Mieux, j'écris parce que Romain me le demande : pour ce soir, je suis un plumitif amoureux, un amant épistolaire.

samedi 17 septembre 2011

Lettres à Maricou

Certains journalistes semblent des insectes xylophages qui ne sauraient s'éloigner trop de leur marronnier : ils se font termite pour explorer l'immobilier, scarabée doré pour approcher les riches, bête-à-bon-dieu pour contrecarrer les francs-maçons. Mais les métaphores sont trop dangereuses pour les manier à la légère : le journaliste en vermine, c'est le rêve de tous les exterminateurs. Disons donc que certains vont à la facilité.

Ma facilité, c'est Vialatte : c'est le nord que suit le pigeon, l'aimant auquel se colle la limaille, le beau meuble sous lequel roule la poussière. Plus qu'une facilité, un confort : les phrases de Vialatte, ce sont ces poêles auxquels Maigret passe sont temps à se coller ; son lyrisme ces fines à l'eau, dont il s’enivre.

Il y avait longtemps qu'on n'avait pas parlé de Vialatte ici.

Je referme ses Lettres à Maricou. Comme j'ai hésité à l'ouvrir, ce petit livre si joli ! Tout ceci est si compliqué, sous des abords si simples : on devrait, croit-on, se tenir aux écrits des écrivains, aux romans des romanciers, aux poèmes des poètes. Les grandes lignes sont là. Mais tous ces romans qu'il a laissés inédits, ne peut-on pas les lire eux aussi ? Il était journaliste, on lit ses chroniques. Auvergnat, on lit son Auvergne absolue. À force de tirer sur le fil, tout le vêtement vient et révèle des endroits plus intimes. On se convainc qu'une correspondance d'écrivains est toujours de la littérature, ou au moins un à-côté suffisamment proche pour justifier l'intrusion d'un lecteur. Mais Maricou n'était pas écrivain ! Les lettres à Maricou ne sont pas celles à Pourrat : l'une charnue, l'autre barbu, Vialatte remarquait ces nuances. Ce sont les lettres d'un amoureux de vingt-trois ans ! Comment oser les lire ?

Je les ai lues pourtant et j'ai bien fait, car Vialatte amoureux reste Vialatte. Fantaisiste : Henriette Maricou y est tantôt Yetto, tantôt mon vieux Maricou. Provincial : dès la deuxième lettre paraît l'adjectif sous-préfectoral. Inattendu : je vous aime comme un veau. Et poétique, lettré, triste. Son rire semble toujours cacher comme une douleur et, quand il pleure enfin, il continue d'en rire.

Vialatte, écrivain notoirement méconnu, chroniqueur de génie, aura donc marqué un genre mineur de plus : la correspondance d'amour non réciproque.

dimanche 11 septembre 2011

Moeurs adoucies

  • Mieux vaut avoir l'âge de ses artères que l'âge de César Franck. (Erik Satie)
  • Listening to the Fifth Symphony of Ralph Vaughan Williams is like staring at a cow for forty-five minutes. (Aaron Copland)
  • Why is it that whenever I hear a piece of music I don't like, it's always by Villa-Lobos? (Igor Stravinsky)

jeudi 8 septembre 2011

Romans historiques

Des contrées lointaines, des époques reculées, voilà ce que cherchent certains lecteurs. Qu'ils aillent donc à Concarneau dans les années cinquante ; qu'ils lisent donc Le Chien Jaune de Simenon.

Concarneau, où je n'ai jamais mis les pieds, qui n'est pas une sous-préfecture, est une terre battue par les vents, où la nuit semble permanente, que la pluie détrempe. Un animal mystérieux y rôde qui effraie des autochtones idiosyncratiques : un médecin sans patient, des bourgeois ruinés, des notables volages. À l’Hôtel de l'Amiral, on prend une bière dans l'après-midi, un pernod avant de dîner, un calvados après.

On n'imagine pas l'exotisme des années 50. Pas de voiture, sinon pour s'y faire assassiner : Maigret marche à toute heure et par tout temps. Pas de technologie, ou si peu : seul l'hôtel a l’électricité, les maisons s'éclairent à la lampe à pétrole. Pas de communication : Maigret ne téléphone jamais lui-même, on lui passe des appels, on parle pour lui à l'opératrice. Pas de télévision : on passe la soirée au restaurant de l'hôtel, le dimanche matin à la messe, les scènes de crimes égayent le quotidien.

Mais ces absences choquent moins que ces mœurs aujourd'hui disparues. Toute cette domesticité, humble et terne, qui contraste tant avec la petite bourgeoisie : Maigret qui tutoie spontanément la serveuse de l'hôtel ; ces médecins, ces journalistes, ces artisans, qui tous ont une bonne ; ce bourgeois désargenté qui cire lui-même ces chaussures tous les soirs pour laisser penser qu'on le fait pour lui. Et les femmes, qui sont toujours la femme de quelqu'un : elles sont bourgeoises, elles sont maîtresses de maison ; elles tiennent la caisse de la boucherie de leur mari. Quelle alternative ? Serveuse ou fille commune, du pareil au même, que les clients troussent et que Maigret tutoiera. Ce rapport décomplexé à l'alcool, enfin : Maigret boit toute la journée, se fait monter des bières au bureau, s'accoude au bar à côté des suspects et trinque avec eux.

Ont-elles seulement existé, ces années 50 ou sont-elles propres à Simenon ? Elles ne nous sont pas moins lointaines que le Moyen-Âge de Druon.

Un souvenir de mon enfance me les rend pourtant chères. Ce temps suspendu, terne et étouffé, c'est celui de mon arrière-grand-mère qui, sans le sou, à quatre-vingts ans passés, cachait des bonbons sous le coussin de sa chaise, de peur de manquer, et ressassait, encore et encore, les quarante sous et les deux draps que sa bonne lui avait un jour volés.

dimanche 14 août 2011

Faux positifs

Promptu, -ue
(Adj. et subst. masc.) Qui est préparé à l'avance.

Peu après avoir composé ses Impromptus, comme pour se délasser, Schubert allait de cabaret en cabaret pour improviser très librement de la musique académique. Il réservait les salles bien à l'avance et invitait des critiques en vue. Heureusement, aucun de ces Promptus n'a survécu.

Quatschenzyklopädie der Musik, Till van Eulenspiegel, 1893

Cunable
(Adj. et subst. masc.) (Ouvrage) qui est imprimé après 1500.

Vente record, hier après-midi, quai Malaquais : M. René Conchon-Quinette, sergent-chef à la retraite, s'est séparé de l'intégralité de sa collection de cunables. Parmi les pièces les plus recherchées des amateurs : un lot de treize Premier de cordée, un de huit Mas Théotime et cinq œuvres complets de M. Alain Peyrefitte. Montant de la vente : 8,50€.

L'Officiel des ventes, 14 août 2011

Térieur, -eure
(Adj. et subst. masc., vx.) Qui est hors des limites d'un corps.

Bouffe ce que peux,
Dîne comme un roy.
Fais tout ce que veux,
Rien n'y changera.
Pâtés, faisans, oies
Finissent térieurs.
C'est le postérieur
Qui dicte sa loi.

Confessions d'un glouton, Raymond Rondelet, 1512.

samedi 13 août 2011

Iconographie

Saint Jérôme et Saint Matthias sont dans un musée : cela commence comme une histoire drôle, c'est un souvenir de Londres où je les ai croisés à la National Gallery. Je les y ai reconnus à un détail subtil : leur nom, sur le carton, à gauche du tableau. Mais d'autres indices auraient dû me guider. Un lion levait la patte aux pieds de Saint Jérôme et Saint Matthias tenait une hache ensanglantée : l'un avait enlevé une épine des coussinets du fauve, l'autre s'était fait martyriser façon équarrissage.

Non loin, deux saintes dont j'ai oublié le nom : l'une, que l'on aurait prise pour une première communiante, tenait le cierge qu'elle avait rallumé d'un souffle après que le diable l'eut éteint ; l'autre, sortie d'une maison des horreurs de fête foraine, serrait contre elle une Bible entourée d'un ruban que terminaient, comme des pompons, deux yeux. Oui, deux yeux globuleux sur lesquels des veines criardes dessinaient comme des parallèles et des méridiens. C'est que la lecture de la Bible lui avait rendu la vue, nous explique le carton, sans percer complètement le mystère : si elle était aveugle, comment a-t-elle lu les Écritures ? Cette Bible et ces yeux, ce sont la poule et l’œuf.

Évidemment, tout ceci n'est pas à prendre trop littéralement. Ces attributs ne sont là que pour aider le fidèle à différencier les innombrables barbus qui décorent les vitraux d'église et fournissent les légions célestes. Au contraire de leurs prénoms ridicules — Ouen, Cloud, Pancrace — les pauvres gens n'en étaient pas affligés de leur vivant. (D'autant que beaucoup en sont morts. Voir Matthias et sa hache.) Saint Jérôme allant faire ses courses, aucun boucher ne l'aurait accepté dans sa boutique avec son lion : Jérôme serait mort de faim, les peintres l'auraient représenté avec une assiette vide en guise d'auréole, on aurait oublié le lion. (Jérôme l'aurait peut-être mangé, par désespoir.)

Tout ce bric-à-crac d'animaux empaillés et de détails horrifiques échappe de plus en plus au spectateur moderne. La maladresse de certains artistes n'aide pas : le lion semble en peluche, les écoliers se demandent quand Saint Jérôme a pu remporter le Tour de France ; Saint Georges terrasse un dragon de nouvel an chinois, on cherche en vain une croisade plus lointaine que les autres. Les plus cultivés confondent malgré tout Saint Georges et Saint Matthieu. N'était la barbe, on prendrait Saint Jérôme pour Sainte Blandine.

Il n'y a que Saint Sébastien que je reconnaisse à coup sûr aux nuées de jeunes gens sensibles qui s'attroupent devant son jeune corps glabre, pâmé et criblé de flèches.

vendredi 15 juillet 2011

Identité française

La musique qui marche au pas, cela ne me regarde pas.C'est joliment dit, mais ce n'est pas de moi : c'est de Brassens, qui n'était pourtant pas norvégien. Eva Joly a proposé de supprimer le défilé militaire du 14 juillet. Pas le 14 juillet, notez bien : juste le défilé militaire. Aussitôt, la droite et la gauche de lui tomber dessus : elle n'y pense pas, cette norvégienne ! elle ne comprend pas la France ! et le lien séculaire entre le peuple français et son armée !

Deux choses, si vous permettez.

Primo, soyons très net, voilà bien un sujet dont je me moque. Mais, dans le même temps, je ne vois pas de problème à l'aborder. Le défilé du 14 juillet, ce n'est ni mon quotidien de bobo, ni celui de la France qui travaille : ce quotidien, les 364 autres jours, doivent plutôt être emplis de chômage, de pouvoir d'achat, de retraites, etc. Mais, après tout, la politique, ce n'est pas que parler du quotidien : ce peut être un espoir, une vision, une direction commune. Qu'y a-t-il de choquant à vouloir que notre futur ne soit pas lié à notre armée,  ni dicté par elle ? C'est bien une question qui ne me fait pas rougir. C'est autre chose que de ce demander si notre avenir peut se faire sans l'étranger, soit dit en passant. Ce lien avec l'armée, en 1870, évidemment ; en 1918, bien sûr ; en 1945, admettons. Mais aujourd'hui ? Je n'ai pas la réponse, mais la question peut se poser.

Secundo, surtout, les mêmes qui nous disent aujourd'hui qu'Eva Joly ne comprend pas l'âme française, car elle est norvégienne, ces mêmes sont ceux qui nous ont infligé un débat sur l'identité nationale, les mêmes qui s'inquiètent de la binationalité, les mêmes qui restreignent le droit d'asile et rejettent à nos frontières des étrangers devenus nos voisins. Tout français que je suis, je ne comprends pas : mon lien à l'armée n'est rien devant mon lien à la devise de la République. Liberté, Egalité, Fraternité. Y pensaient-ils, à la France, ces hypocrites, tandis qu'ils bafouaient la noblesse de ces quelques mots ?

Eva Joly n'a peut-être pas une grande expérience des valeurs françaises, pour reprendre les mots ignobles de François Fillon. C'est pourquoi peut-être ces valeurs lui sont encore plus fraîches et plus présentes à l'esprit. Elles ne sont pas encore usées par trop de routine, de compromission et de médiocrité.

jeudi 23 juin 2011

Cinq fruits et légumes frais

Un casus belli récurrent de mon enfance étaient les légumes verts. Un instant. Relisez lentement cette phrase : un casus belli récurrent de mon enfance étaient les légumes verts... Voyez le déplacement du sujet et le verbe qui s'accorde tout de même avec ce dernier. Cette phrase est parfaitement saine, et pourtant elle semble fausse. Exactement comme les légumes verts.

Le concept de Légume Vert en était un que mon cartésianisme juvénile rejetait spontanément. Le Père-Noël, Dieu ou la petite souris, passent encore, mais le Légume Vert, non. Un seul contre-exemple défait une théorie. Pourquoi, alors, ma mère niait-elle encore et encore l'évidence ? Mange tes légumes verts, me disait-elle, mais je doutais devant mon chou-fleur (beige), mes aubergines (noires), mes carottes (rouges), mes betteraves rouges (violettes), mes poivrons (bigarrés) ou mon maïs (jaune, malgré le Géant Vert).

Celui qui a forgé cette expression était ou daltonien ou pervers. Je lui dois une enfance faite de doute et de relativisme, ballottée de fausse vérité en certitudes anéanties. Légumes verts : l'aubergine, le poivron sont des fruits ; le chou-fleur est une fleur ; le maïs une graine. Comment croire ensuite qu'ils puissent être bons pour la santé ? Le salsifis me donne la colique.

Fourbe comme un légume vert pas vert, oui ! Tenez, dimanche dernier au marché : il avait l'air tout charmant, tout mignon, ce petit chou (blanc). Je me le ferai bien, cette semaine, me dis-je ; il m'aura fait la semaine, vous dis-je. Les petits choux blancs ne sont petits que jusqu'à ce qu'on les découpe : ils tenaient dans la main, ils débordent du faitout. Tous les midis, j'en ai mangé, et un soir aussi : je n'en suis venu à bout qu'aujourd'hui.

De rage, je le suis, moi, vert.

dimanche 19 juin 2011

Sécheresse

Les blés ont soif, les bêtes ont faim, les hommes ont peur ; mais A. ne comprend pas. Le Rhône coule toujours, la Saône coule toujours, les robinets coulent toujours. Où est le problème ? En quoi cela la concerne-t-elle ? Pourquoi en parle-t-on autant ?

A. comprend tout à fait qu'on parle du moindre fait divers, en revanche. Elle raffole des histoires les plus sordides, des violences les plus sauvages, quand elles se finissent bien : quand les voyous sont exhibés menottes aux poignets, quand ils sont mis au ban de la société, et quand une loi opportune leur assure de ne jamais plus la réintégrer. Les bourgeois peuvent alors dormir du sommeil du juste, qu'ils peuplent de cauchemars où ils fantasment toutes les oppressions qu'ils ne subiront jamais. A. craint l'insécurité et aime la police qu'elle confond avec la justice. Quand le bus qui dessert son bureau passe sous ses fenêtres avant de traverser les banlieues aisées de Lyon, A. va travailler tous les jours en voiture, par peur des agressions.

Mais l'insécurité, ce ne sont que des voyous fantomatiques cachés derrière les piliers des stations de métro comme des loups dans une forêt. Le réchauffement climatique ? les discriminations ? les injustices ? Des foutaises dont on ne parle que trop, pour A. Voilà pourquoi elle ne comprends pas ces histoires de sécheresse.

P., d'un autre côté, connaît toutes les dates et toutes les températures. Il sait l'année où le Rhône a gelé, il se souvient des crues, il commémore les sécheresses. Il pourrait parler du monde paysan qui souffre, des prix du pain, des fruits et des légumes qui vont s'envoler, des famines qui vont s'abattre sur l’Afrique, mais A. serait-elle concernée ? P. trouve finalement ce qui pourrait la toucher :

Tu verras bien, quand tu ne pourras plus laver ta voiture, comme en soixante-seize.

lundi 6 juin 2011

Montbrison

Paris n'est plus habité que de figurants qui rejouent pour nos souvenirs les plus belles scènes de nos films préférés. Ils semblent persuadés qu'ils vivent leur vie, et veulent sans doute nous en convaincre : ils achètent des baguettes chez des boulangers ; ils roulent à scooter dans des rues pavées, croisent des voitures de police dont les sirènes font pin-pon ; ils rejoignent leurs fiancées qu'ils embrassent à pleines bouches sur les berges de la Seine. Tous ces pluriels semblent des fautes de français, ce ne sont que des restes de vaudevilles.

D'autres villes doivent ainsi être tant imbibées de fiction que leur quotidien dégouline d'intrigues : New York, Los Angeles, Venise... Montbrison, aussi.

Mais, qu'on me pardonne, Montbrison sort d'un film de John Carpenter. C'est un gros bourg ancien et médiéval : des remparts délabrés penchent sur une rue qui ne connaît pas l'asphalte ; le Palais de Justice a l'air du manoir du notaire où l'on s'abrite quand la bête rôde ; le centre-ville n'est que ruelle et escaliers, d'où les voitures sont tenues à l'écart. C'est un village-musée, comme il y en a bien d'autres, mais qui tient de ces musées reculés où le visiteur annuel presse le pas, pour fuir le vieux gardien bossu autant que la collection de monstres dans le formol.

Un répit vient quand on croise les premiers habitants : la ville n'est pas morte, puisque voici des lycéens, des collégiens qui fument en cachette pendant leur pause-repas. Mais soudain l'horreur croit : dans cette ville sèche comme un coquillage abandonné, il n'y a qu'eux, accrochés à la pierre, ces adolescents mous, partout, qui semblent avoir vidé la ville de sa chair, de sa moelle, de sa vie. Où sont les adultes ? les personnes âgées ? les animaux domestiques ? Il n'y a que ces êtres hybrides et flasques qui vous regardent passer avec un air nonchalant de prédateur qui a tout son temps.

Montbrison, c'est l’Antre de la folie, c'est le Village des damnés, c'est la sous-préfecture de la Loire.

vendredi 27 mai 2011

Bilan

Spécialité de Blois : la pizza. Spécialité de Tours : la pizza. Spécialité de Poitiers : la pizza. De Limoges : la pizza ; de Nevers : la pizza ; de Moulins : la pizza. De Brive, de Montbrison, de Tarare ? La pizza. À Roanne, nous avons mangé une choucroute.

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Quand j'ai vu mes premières maisons à colombages en Alsace, je les ai admirées comme des choses rares et belles. Quand j'en ai vu en Bourgogne, je les ai aimées comme de beaux échos. À Moulins, je me suis persuadé que la Bourgogne était voisine. Puis il y eut Nevers. Et Tours. Et Poitiers, et Limoges, et Brive, et Tulle, et cetera. Il n'y a donc que dans les villes où je vis qu'il n'y en a pas ?

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Bonne surprise : Saint-Étienne est très joli. Les façades des bâtiments y sont peintes en jaune, du canari au poussin.

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Ce serait à refaire, je ne détesterais pas être François Ier : Chambord semble un peu calme à mon goût, mais les jeux possibles y semblent innombrables. Je jouerais à cache-cache dans l'escalier avec Léonard et, les longues soirées d'hiver, j'essaierai de compter les cheminées. Quand l'ennui pèserait trop, je prendrais la route et j'irais voir à Chenonceau le château se refléter dans le Cher. J'affronterais la vieillesse sans inquiétude : que le feu cesse de chauffer ma salamandre, que l'esprit vienne à me quitter, je ne m'inquiéterais pas d'oublier mon nom. Des indices, partout, aux murs, sur les portes, gravés sur les plafonds : F, F, F... je l'ai sur le bout de la langue... F...

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Plutôt Blois que Tours, Moulins que Nevers, Limoges que Poitiers.

mercredi 18 mai 2011

Journalisme de l'extrême

Immenses sont les ténèbres qui nous entourent. On comprend l'univers comme on avance dans une caverne : l'obscurité devant nous s'éclaircit à peine que des ombres plus noires encore s'amassent derrière elle ; on se retourne et le chemin que l'on croyait connaître a disparu. Alors, pour se rassurer, l'homme laisse de loin en loin un brasero, une connaissance brute, violente, sauvage, mais qui suffit à réchauffer l'esprit qui s'égare.

Ces vérités nous viennent d'une ère lointaine, où les hommes habitaient justement les cavernes. La vie était précaire : il ne s'agissait pas tant de savoir que de savoir-vivre — de savoir-survivre. Il ne faut pas toucher le feu, il ne faut pas entrer dans la grotte de l'ours, il ne faut pas traverser devant le mammouth, la femme de ton voisin tu ne convoiteras pas, il ne faut pas mettre les doigts dans la prise, il ne faut pas mettre les couverts dans le micro-ondes, il ne faut pas dire malgré que.

On apprend ces vérités tout gamin, en même temps qu'on apprend à ne pas les questionner. Mais, comme l'enfant arrête un jour de croire que les parents ont toujours raison, l'homme commence à douter et veut savoir de lui-même.

Voilà la noble tâche à laquelle je m'engage aujourd'hui : essayer et dire. Braver les interdits les plus anciens et vous rapporter, lecteur, les enseignements de mon audace. Attendez-vous à voir tomber devant vos yeux les hauts murs de la superstition, contemplez l'immensité du savoir, marchez vers l'horizon de la connaissance !

J'ai commencé dès ce soir et je puis désormais vous le dire : on peut ne pas obéir aux étiquettes ! On peut laver ses vêtements à 90°C sans qu'ils semblent rétrécir. Les étiquettes mentent !

(Ou bien c'est au séchage que se produit la contraction et j'aurai l'air très sot, demain matin, pour enfiler mon caleçon.)

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