Mon grand-père paternel se prénomme Roland. Roland V., dont les ancêtres un jour sont venus d’Italie (personne sait ne vraiment quand, sauf peut-être un oncle qui se préoccupe de généalogie), pour s’installer en Touraine. En Sologne, en fait. Mais je ne sais trop pour quelle raison, la famille ne parle que de Touraine parce qu’elle trouve que c’est plus chic. La Sologne pouilleuse
ou le Blésois correspondraient mieux à la réalité pour désigner ce morceau de France entouré de châteaux de la Loire, un peu après Blois, un peu avant Amboise. A Candé-sur-Beuvron, une bonne partie du village se nomme V.
L’ancien, le patriarche, c’est lui, c’est Roland. Il vient d’avoir 90 ans.
Issu d’une famille de paysans, il l’a été, il le reste dans son cœur, ses habitudes, son parler, son manger. Il s’est marié à Madeleine après la deuxième guerre mondiale, en 1946. Elle n’avait que 16 ans, ils ont même attendu qu’elle les ait pour ne pas avoir à demander de dérogation comme il était possible de le faire. 65 ans de mariage ! L’être humain peine à se faire une image du milliard ; moi, j’ai du mal à me les représenter, toutes ces années de vie commune.
Ils arrivent tôt à Paris, en 1949. Pour trouver du travail. Roland a bien cultivé un peu de vigne avec ses parents, il y avait bien les animaux de la ferme, mais ça n’aurait pas été assez pour vivre et fonder un foyer. Ils tenteront donc la grande ville. Ils n’ont tous deux que leur certificat d’étude en poche. Madeleine a fait des ménages, elle a appris la coiffure sur le tas. Roland a exercé plusieurs métiers, a travaillé beaucoup à la RATP ; il connaît Paris les yeux fermés, à pied, en voiture et, évidemment, en bus et métro. Je suis toujours sidéré qu’il sache quelle succession de bus est la meilleure à telle heure, pour aller à tel endroit de Paris en partant de tel autre. Ou qu’il sache que cette rue commence boulevard des Filles du Calvaire et finit boulevard de Ménilmontant. C’est un métier, probablement. Ils se sont installés dès le début dans le XIIe arrondissement, n’ont jamais vécu loin de la rue du Faubourg-Saint-Antoine : le quartier des tapissiers, menuisiers, décorateurs dirait-on aujourd’hui. Cela les a rattrapés : dans cette rue de la voûte qu’ils habitent maintenant depuis 58 ans, ils ont appris la tapisserie, les meubles, la belle ouvrage. Partis du bas, ils ont fini par racheter l’atelier qui les employait, employant à leur tour une dizaine de personnes eux compris. Ils l’ont revendu depuis, ont vu passer deux successeurs et sont en bon termes avec le troisième. C’est qu’il leur rend quelques services : Roland et Madeleine ne conduisent plus et les courses lourdes, ce n’est pas évident à ramener à l’appartement. Même si Roland a toujours conservé une bonne part de sa vigueur physique de paysan, un coup de main est aujourd’hui bienvenu. Habiter au-dessus de l’atelier est bien pratique.
Et puis on vieillit. Les ans passent sans crier gare, et on approche du siècle sans s’en rendre compte. On revient au pays régulièrement, on ne saurait s’en passer de toute façon. Madeleine elle, râle continuellement de ses ennuis de santé. Je l’ai toujours connue telle. Roland en a certainement plus mais s’en plaint moins. Il fait son tour tous les matins, le tour du pâté de maisons. Le marché, les copains. Il n’en reste plus beaucoup. Il ne fait plus le tour des bistros, il n’a plus le droit. De graves ennuis de santé l’en ont convaincu, bien qu’il soit le genre à penser qu’il faut bien mourir de quelque chose et qu’ils vont pas me faire chier, tous ces toubibs !
Roland fait les mots croisés et les mots fléchés, je l’ai toujours vu les faire. De là vient mon intérêt pour ce passe-temps, sans aucun doute. Mais lui fait les grilles force 5-6, les plus difficiles ; à ce niveau moi je parviens tout juste à caser deux mots par grille…
Il est costaud le Roland, c’est un sacré gaillard bien que de petite taille. Seulement voilà, on s’amenuise. On marche moins. On ressemble de plus en plus à un petit vieux
. On passe de plus en plus de temps sur le canapé, devant la télé. On ne se lève plus qu’à huit ou neuf heures, quand lorsque j’étais petit il était dans le jardin à arroser les carottes dès six heures (les carottes demandent beaucoup d’eau, et pas en plein soleil). Ces dernières années, c’est la DMLA qui frappe, la dégénérescence maculaire liée à l’âge. Puis d’autres problèmes aux yeux, qui ne manquent pas d’arriver quand on est vieux et qu’on s’est fait opérer pour cette DMLA. Roland n’est pas patient, il s’énerve, il sait qu’il ne pourra peut-être pas finir sa vie en faisant ses mots croisés comme avant, qu’il va peut-être finir aveugle.
Courage, grand-père.