dimanche 8 mai 2011

Tourisme

La rumeur

La Philharmonie de Cologne est une très belle salle, tout en bois clair et en poutrelles métalliques, où un orgue tubulaire répond à un escalier en colimaçon. Elle s'est cachée au pied du Musée Ludwig, sous une grande esplanade piétonne. Pendant les concerts, de petits panneaux et des gardiens débonnaires cerclent cette place pour demander aux passants de n'y pas passer : la rumeur de leurs pas pourrait gêner les auditeurs.


Belgicismes

  • Il pleut à Bruxelles, mais le serveur nous rassure : quand il pleut le matin, cela dure rarement la journée. Et puis, ça pourrait être pire : voyez le Bangladesh.
  • Un visiteur s'offusque qu'il faille laisser son sac au vestiaire pour visiter la maison Horta : Et mes vêtements, puis-je les garder ou doit-on visiter nu ?
  • Notre apéritif en terrasse est perturbé par des cris puis un client sortant du restaurant. Vociférations en anglais pittoresque parsemé d'italien, excuses embarrassées d'un serveur, le client s'enfuit à grandes enjambées. Silence embarrassé sur la terrasse. Sort notre serveur et, sur un ton maître-d'hôtel : Je crois que Monsieur est italien.

Guide du routard

J'ai découvert que les plans de métro lyonnais indiquent à la station Bellecour : Hôtel des Postes. J'aime ces expressions surannées.

— Où êtes-vous descendu ?
— À l'Hôtel des Postes. J'avais essayé, l'an dernier, l'Hôtel de Police, mais les chambres étaient petites et le service moyen. L'Hôtel des Postes est bien meilleur : le réceptionniste est un peu timbré, mais j'ai pris le pli.
— Je le note pour une prochaine fois : je repars ce soir pour Paris. Pourrais-je vous écrire ?
— Bien sûr, en poste restante.

lundi 18 avril 2011

Köln am Rhein

Voilà ce dont je me souviens, avant notre voyage : d'une ville d'excès et de féérie. On descend du train sous une gigantesque dentelle d'acier ; en face de la gare, la cathédrale est si grande qu'on y ferait tenir Notre Dame de Paris. Sous les ponts coule le Rhin et, à quai, un musée est amarré : d'une fontaine jaillit du chocolat ; des cacaotiers géants poussent dans une serre ; une brume tropicale détrempe le visiteur. Sur la péniche, l'Amazonie, partout ailleurs, la Ruhr. Mieux, la Rhénanie du Nord-Westphalie ! Profitons-en : mangeons des saucisses chez Früh, arrosons tout cela de Kölsch, grignotons des Berliner dans les rues piétonnes. Au détour d'une rue, une fontaine phallique et granitique. Moins un souvenir qu'une lecture récente : Cologne est une scène gay. Je devais avoir quinze ans la dernière fois que j'y ai mis les pieds. Je vous raconterai.

samedi 16 avril 2011

Résumons

Nous allons donc abandonner le nucléaire car il cause un accident tous les vingt ans. Nous renonçons aux gaz et aux huiles de schiste car nous avons vu que les américains s'y prenaient mal. Nous voulons bien des éoliennes, mais pas dans notre vallée qu'elle dévisagerait, pas sur nos côtes qu'elles balafreraient, ni trop près de ma maison — il parait qu'elles font un bruit qui rend fou. Nous aimerions bien l'énergie hydraulique si les barrages ne déplaçaient pas villages et marmottes. Nous l'ignorons encore mais le solaire va nous inquiéter : comment va-t-on les recycler, ces panneaux enrichis au sélénium ? Nous nous vautrons dans le pétrole mais la culpabilité et la pénurie à venir nous pèsent.

Un conseil : investir dans une fabrique de bougie. Ah, mais non : et le réchauffement climatique !

Noir, alors.

mercredi 6 avril 2011

La malédiction de l'évier

Phil s'est fait virer et il lave la vaisselle. À quoi sa femme peut-elle bien penser ? Elle dort sur le canapé, irresponsable. À croire qu'elle ne va pas au cinéma : elle saurait.

Le spectateur, lui, comprend dès le premier plan. Il ferme les yeux et prédit la scène, rapidement, entre deux coups d'éponges, comme il l'a vue sur tant d'écrans. Il les rouvre, pour vérifier, et n'est pas surpris.

Phil termine sa dernière assiette, la met à égoutter et repose l'éponge. Il se sèche les mains. Il ouvre le placard sous l'évier, en sort un sac poubelle. C'est un symbole, le sac poubelle : des déchets mis au rebut, des objets inutiles, des choses en fin de vie. Le regard s'attarde longuement, tendrement, sur sa femme. Elle ne se réveille pas — ç'aurait pu tout changer. Il sort vers le garage qui est éclairé, à l'américaine. Il jette le sac dans un bac et se retourne pour affronter la nuit, une dernière fois. En entrant, il actionne un interrupteur et, tandis qu'il longe sa voiture, la porte se referme derrière lui. À travers la vitre, on le voit monter en voiture. La porte du garage s'immobilise avec le bruit de la première pelletée de terre. Phil met le contact. Noir.

Tout personnage qui fait la vaisselle dans un film américain finit par se suicider en laissant tourner sa voiture dans son garage.

dimanche 3 avril 2011

Bande-annonce

Tarare, Roanne, Moulins-sur-Allier, Nevers, Sancerre, Aubigny-sur-Nère, Chambord, Blois, Amboise, Tours, Limoges, Poitiers, Brive-la-Gaillarde, Tulle, Ussel, Bort-les-Orgues, Clermont-Ferrand, Thiers, Noirétable...

Vivement les vacances !

mercredi 9 mars 2011

Fable

Jeunes et beaux, voulurent aller
À l'aventure deux jeunes gens,
Lui grand, viril, elle poitrinée,
Tous deux sans argent.


Un stratagème, ils conçurent
Pour espérer voyager.
Par qui leur prêtait sa voiture
Ils se laissaient déshabiller.


À chaque étape, son vêtement :
Un voile à Tulle ; un vison à Versailles ;
À Nîmes, un jean ; à Gand des gants ;
Par un grand froid, un chandail.


Nos charmes, se disaient-ils,
Franchiront tous les ponts.

Ils ne se faisaient pas de bile
Et comptaient voir le Japon.

Pourtant, leur beauté passa
Plus vite qu'on ne l'eût cru.
Loin du Japon, hélas !
Abou Dabi : ils finirent nus.

jeudi 24 février 2011

Redon

La plupart des villes se construisent autour du croisement des rues Pierre Brossolette et Henri Barbusse, à quelques variantes près. Ce sont parfois des avenues de la Libération, parfois des boulevards Charles de Gaulle. Si le carrefour est assez grand, on l’appelle place Jean Moulin et on n’en parle plus. Redon apporte de l’inédit : en son centre, un canal croise à angle droit une rivière. S’il en est parmi les lecteurs, les marins d’eau douce sauront détailler ce qui se passe quand quatre bateaux arrivent des quatre bras.

Ces cours d’eau, les quais qui les bordent, les ponts qui les enjambent, tout cela m’a paru bien charmant. Mais je mentirais si j’en disais plus : je n’ai vu Redon que de la fenêtre d’une voiture, nous avons fauté en ne nous y arrêtant pas.

Le souvenir de cette beauté et une certaine aversion pour la brièveté me retiennent pourtant de poser là ma plume. Laissez-moi donc vous raconter une histoire édifiante.

L’hiver 1858 s’est abattu sur Redon comme une avalanche sur une vallée. Le froid fut si intense et si soudain que les troupeaux furent décimés : on n’avait pas le temps de rentrer les bêtes qu’elles étaient déjà mortes, congelées, au milieu du pré. La neige empêchait d’en ramener les carcasses à la ville. On aurait craint la famine s’il n’y avait eu le canal — l’Empereur venait tout juste de l’inaugurer. Il sauva la ville. Les péniches étaient pourtant bloquées à quai, la coque broyée par les glaces alentour ; tout ravitaillement était impossible. Mais la gelée, brutale, avait surpris les canards : les pattes prises dans la banquise, ils s’épuisaient à essayer de s’envoler. Les hommes n’avaient qu’à venir les cueillir. Les pattes cassaient avec un petit bruit sec et restaient, comme de toutes petites souches, à la surface. On mangea du canard à en être dégoûté.

Restait pourtant le problème des bébés, qui ne pouvaient mâcher le magret. Les rares vaches encore vivantes ne donnaient plus que de la crème glacée, les nourrices se faisaient rares. C’est un jeune volailler qui eut l’idée salvatrice : la solution était dans le canard. Ou plutôt sur celui-ci. Le jeune homme inventa un macérat de plumes distillé deux fois. C’était une chose ignoble et blanchâtre dont la puanteur repoussait les parents mais ravissait les petits. Elle leur lestait l’estomac et leur tenait chaud au corps.

Le redoux finit par arriver, les glaces fondirent, la vie et le canal reprirent leurs cours. Le temps passa, l’été d’abord, puis un nouvel hiver plus clément et beaucoup d’autres ensuite. Il n’y avait plus que les anciens pour se souvenir de l’hiver 1858.

C’est pourtant de cet hiver que date cette spécialité méconnue qu’on appelle encore aujourd’hui lait de Redon en plumes de canard.

mercredi 23 février 2011

Tentative de typologie temporaire

Les typologies découpent le monde en tranches que l'esprit est capable d'absorber en une bouchée, mais elles se périment à l'instant où l'on remarque qu'une miette qu'on avait laissée de côté était plus grosse que la plus petite part. La perspective peut créer ce genre d'illusions. Ainsi, on pourrait dire des préfectures qu'il y a les petites et les grandes. Pourtant, à mesure qu'on s'approche de Vesoul, Vesoul grossit et on ne sait plus qu'en faire. Est-ce une des petites ? Mais elle a sa chanson ! Une des grandes ? Mais ce n'est que Vesoul !

C'est dire que les typologies ne peuvent être que provisoires et modestes. Elles ne durent que le temps qu'on les invalide, elles n'englobent que ce que l'on a pensé à ne pas oublier.

Malgré tout, disons-le, il n'y a que trois sortes de préfectures.

Primo, les évidentes, ces grandes villes dont on n'imaginerait pas qu'elles n'en soient pas : Lyon, Marseille, Lille, Nantes, Bordeaux, Strasbourg, Clermont-Ferrand. On y a prêché la première croisade, un premier ministre en était maire, les livres d'histoire en promeuvent le nom. Chacune a son monument, sa place et sa gastronomie : leurs enfants sont chez eux partout, dans les coins les plus reculés de l'hexagone, on a entendu parler de leur maison. Le bistrotier d'Oloron-Sainte-Marie a mangé une bouillabaisse sur le Vieux-Port ; la guichetière de la poste de Pornic a pleuré dans la crypte de Notre-Dame de Fourvière ; les serveurs parisiens ont usé leurs fonds de culotte place de Jaude, à l'ombre de Vercingétorix. (Et pourtant, ils sont aveyronnais : cela prouve l'universalité de Clermont-Ferrand.)

Secundo, les nécessaires, qu'on a mis là parce qu'il en fallait bien une. Les citadins des plus grandes préfectures ont tendance à s'en moquer, à tort. Vesoul, Aurillac, Mende... Un jour, elles ont dû être quelque chose : aller à Épinal devait être un événement. On mettait ses beaux habits, on se faisait beau, on se lavait derrière les oreilles. Aujourd'hui, même alentour on ne les regarde plus trop, le regard porte plus loin, on vise des plus grandes : Dijon, Poitiers, Saint-Étienne... Il n'y a plus que des touristes hollandais qui viennent, et ils ne comprennent pas que les restaurants soient tous fermés le soir.

Tertio, les méchantes, qu'on n'a faites préfectures que pour embêter les voisines. On ne trouve pas d'autre raison, à Montluçon, pour expliquer Moulins ; à Mulhouse pour compenser Colmar ; à Brive pour justifier Tulle. Pourquoi la grande devrait-elle dépendre de la petite ? Pourquoi ces villageois iraient-ils aux bals de Monsieur le Préfet, quand on n'a pour soi qu'un sous-préfet même pas énarque ? Il y a de ces injustices, dans le monde, de ces vexations. On ne comprend pas, on cherche, on creuse. Cela fait une croûte à l'orgueil, comme au genou d'un enfant, qui ne peut s'empêcher de la décoller et qui l'empêche de cicatriser. On en parle aux réunions du Rotary.

À toute bonne typologie, son exception : Paris n'est pas une préfecture, car c'est une capitale. Il y a pourtant un préfet, mais de police. Il faut bien cela, sans doute, pour y faire la circulation.

lundi 21 février 2011

14 juillet 1789 : Rien

Les continents valent ce qu'ils valent : l'Arabie Saoudite, c'est l'Asie, mais ce n'est pas le Japon ; la Turquie, ce n'est pas l'Europe, mais on voit mal pourquoi. En Europe, même, les contrastes sont frappant. Certains, un peu fous, exigent des ministres exemplaires et refusent la moindre tache ; d'autres gardent leurs vieux politicards, marinés dans les affaires, confits dans les compromissions, trainant de vieilles casseroles, dans lesquels ils font les meilleures magouilles.

À lire ce blog, qu'apprend-on du monde ? Qu'il y a en France bien des sous-préfectures. Hors cela ? Rien.

On pourrait être pessimiste, voir là le déclin d'un vieux pays penché qui ne sait plus faire d'effort qu'autour de son nombril. Mais ces vieux pays en ont déjà tant dit : et le choc des civilisations, et le Sud qui allait se soulever contre le méchant capitalisme, et ces généraux seuls remparts contre l'islamisme... On en a tant lu, des conneries, qu'on hésite à en écrire.

Lisons, plutôt.

dimanche 20 février 2011

Bouger, manger

Aujourd'hui, je me suis remis au sport. Un torticolis léger et intermittent m'avait fourni une bonne excuse pour m'avachir sur le canapé et manger des Pringles. Le torticolis parti, j'ai attendu une petite semaine, par précaution. Il m'a bien fallu admettre, ce matin, que toute douleur, toute raideur, tout inconfort avaient disparu.

Cet après-midi, donc, je me suis remis au sport. J'ai soulevé de la fonte et du caoutchouc moulé. Je me suis mis dans des positions ridicules. J'ai vérifié par la fenêtre que personne ne me voyait. J'ai été consciencieux : trois séries de huit répétitions, deux minutes entre chaque, comme il est écrit. Vous en avez rêvé, la méthode Lafay : ce n'est plus du sport, c'est une bataille navale ou une liste de vitamines. Les exercices s'appellent A1, B3 et K2. Je les confonds tous ; je me muscle les doigts en tournant les pages à leur recherche.

Ça a l'air scientifique, et cela fonctionne : sitôt la séance commencée, on sent fondre en soi ce qui nous encombrait. Cela s'était accumulé, en deux semaines. Cela me pesait, le matin à la pesée. Quelques pompes seulement et on la sent fondre, cette maudite culpabilité.

La bonne conscience est un muscle qui ne demande qu'à être fortifié. Tous ces exercices lui font des merveilles : perchée sur votre épaule, comme un petit Superman, elle tabasse l'angelot rachitique qui essayait de s'y poser. C'était la modération, elle prend une raclée. Vous vous versez une bière, vous vous servez du chou, vous entamez votre saucisse de Montbéliard.

Ce sport m'a fait du bien. Je me sens tout léger.

lundi 14 février 2011

Riom

Commençons par le B-A-BA : Riom se prononce comme Billom. Voilà qui rassurera les poètes qui voulaient chanter l'Auvergne sans savoir où l'arrimer, du Rhône ou de l'Italie, avec quoi la rimer, de Lyon ou du Latium.

Cette ambiguïté levée, je dois avouer mon malaise face à Riom. On a beau aimer les sous-préfectures, en voilà une qui semble de trop : le Puy-de-Dôme avait déjà Ambert, Issoire et Thiers, pourquoi leur ajouter Riom ? Il y a bien des raisons, mais aucune ne convainc vraiment. Géologique : Riom est noire et belle comme la pierre de Volvic, sa voisine. Judiciaire : on n'irait pas perdre la cour d'appel de Riom dans un chef-lieu de canton ! Thermale et ferroviaire : bienvenue en gare de Riom-Châtelguyon, si les eaux de Vichy arrosent un sous-préfet, pourquoi pas celles de Châtelguyon-Riom ? Certes, certes, mais que diable ! Une quinzaine de kilomètres à peine séparent Riom de Clermont-Ferrand, la préfecture : il suffit de contourner Chanturgue.

La route est plate : c'est la plaine de la Limagne. Pour autant, ces quinze kilomètres sont denses d'histoire et riches en tanins : on y a peut-être gagné la bataille de Gergovie et on y fait du vin. Le village de Gergovie est vingt-kilomètres au sud et le Chateaugay n'est pas toujours bon ; mais tout ceci mériterait un autre billet, plutôt qu'une sous-préfecture.

dimanche 13 février 2011

Vichy

On va à Vichy comme on va en cure ; la France même y est allée faire un Régime. On y mange des carottes qui rappellent la cantine de l'école, on y porte les chemises de Jack Lang, on y suce des pastilles mentholées. L'eau y est gazeuse et médicinale. Son goût étrange prouve son efficacité, comme de tout bon médicament.

Une promenade à Vichy

Le thermalisme bat la sous-préfectoralité : quoi de commun entre Vichy et Montluçon ? L'Allier. Malgré les distances, Vichy est bien plus proche de la Bourboule, d'Évian-les-Bains ou de Biarritz : la même architecture de bonbonnière élégante, les mêmes hôtels à la grandeur un peu passée, le casino dont les néons clignotent dans la nuit. Des vieilles dames voûtées sous le poids des perles croisent des rombières emballées de vison ; les unes comme les autres trainent à leur bras des messieurs tout gris portant chapeau mou et moustaches frisées. En 1934, Anouilh décrivait déjà cette atmosphère vieillotte dans Le bal des voleurs. L'horloge sur la façade de l'opéra municipal indique l'heure exacte, mais le temps semble n'en pas tenir compte.

Sous la poussière, pourtant, les dorures ternissent et les manières se perdent. Vialatte racontait que, à l'arrivée en gare de la Bourboule, des traineaux à chiens accueillaient les curistes pour les mener à travers la ville enneigée jusqu'à leur hôtel. Une veille de Noël, à la Bourboule, je n'ai vu ni neige ni traineau. Il pleuviotait, la ville était grise, les thermes semblaient déserts. Le brouillard rôdait à flanc de montagne et assiégeait le village endormi.

vendredi 11 février 2011

Sarrebourg

N'étant pas Freud qui veut, il est rarement simple d'expliquer une perversion. Quid alors de la subpréfectoramanie ? C'est une passion à la Janus. D'un côté, l'attachement nostalgique de celui qui est né dans une sous-préfecture sans avoir à y vivre ; l'émerveillement comme d'un archéologue voyant partout les traces de la richesse souvent passée de ces villes moyennes, ces boulevards majestueux dont les platanes ombragent des manoirs en faux gothique, ces monuments républicains qui contrepèsent le château voisin ; le mystère ludique de tous ces noms déjà entendus mais qu'on lancerait au hasard sur la carte de France en ratant souvent le mille. D'un autre, les longs après-midi dilués d'ennui dans ces grandes villes dont un enfant pourrait faire le tour à pied ; cet entre-deux qui tire le pire à la fois de la ruralité la plus bête et de la petite-bourgeoisie la plus prétentieuse ; ce bruissement incessant des commérages de porte en porte, de M'ame Machin à M'ame Unetelle, de cousin en cousine.

Je ne vois les sous-préfectures qu'à travers cette ambivalence, un œil teinté de rose, l'autre condamné à la grisaille. J'aime la ville, je veux en dire du bien, je ne peux m'empêcher ici de moquer le climat, là de ne remarquer que les vespasiennes.

Que faire ainsi de cette ville sans le moindre charme ? Le centre nous avait tellement déprimé que nous cherchions à nous enfuir, un panneau indiquant la sous-préfecture nous avait détourné. Nous avons marché, marché, marché le long d'une route trop large, aux trottoirs trop étroits que les voitures frôlaient trop vite. De temps en temps, une grosse maison demi-belle rallumait notre espoir, aussitôt soufflé par le passage d'un camion. Après un kilomètre d'effort et de laideur, nous nous en sommes retournés, sans jamais avoir vu la sous-préfecture. Tout cela, ne vaudrait-il pas mieux le taire ?

Je ne peux m'empêcher d'y revenir, comme on gratte un eczéma. C'est un réflexe, qui doit vexer les offices du tourisme, et qui me peine. Je n'y peux pas grand chose, sinon dire que je suis désolé.

Mais, désolé, je ne le serai jamais autant que Sarrebourg.

mercredi 9 février 2011

Ribeauvillé

À perte de vue, pendant des heures, des vignobles. J'aime les vignobles. Que l'aiguille de mon regard suive leurs sillons et résonnent en moi les clameurs des beuveries futures. La campagne m'apaise d'autant mieux que ses fruits m'enivrent. Mais j'étais sobre, ce jour-là, car je conduisais. Je ne me souviens plus vraiment de la route, ni du paysage, sinon de ces vignobles. Peut-être me trompé-je, d'ailleurs : les vignobles bordaient peut-être une autre route, un autre jour. Je ne sais plus trop.

Je me souviens cependant de mon copilote qui me guidait ce jour-là. Il fallait suivre Ribeauvillé pendant assez longtemps. Enfin, il me semble que nous avons roulé longtemps, mais une confusion est possible : il se peut que nous ayons roulé longtemps pour Sarrebourg, mais que Ribeauvillé fût proche. Une chose est sûre, toutefois : il fallait suivre Ribeauvillé.

De fait, nous avons fini par atteindre Ribeauvillé. Nous en avions tout juste traversé les faubourgs quand mon copilote me dit, vivement, soudainement, de me garer. Depuis quelques kilomètres, il était aux aguets ; il venait de repérer ce qu'il cherchait : Nous venons de dépasser la sous-préfecture. À mon habitude, je suis allé la voir de plus près. C'est une grosse maison bourgeoise, d'une pierre orange veinée de briques rouges, très jolie. La photo prise, j'ai rejoint Romain à la voiture et nous avons repris la route.

Au rond-point suivant, mon copilote m'indiqua qu'il fallait faire demi-tour. Je m'étonnai : ne voulait-il donc pas voir Ribeauvillé ?

Non, je voulais simplement que tu puisses photographier la sous-préfecture.

Mes souvenirs sont très flous. Je ne suis même plus sûr, à me relire, que je conduisais vraiment. Peut-être, en fait, Romain s'est-il simplement laissé guider. Mais Ribeauvillé est une preuve d'amour, je ne saurais rien en dire d'autre.

lundi 31 janvier 2011

Florac

Florac est une bonne surprise pour qui a connu Mende. Sans doute suis-je injuste : ce n'est qu'un unique souvenir d'une unique traversée, mais Mende restera toujours pour moi telle que je l'ai découverte, au détour d'un virage, grise sous un ciel gris, entourée de montagnes oppressantes, grouillante de cyclistes. Ce devait être un critérium, ou un nid, ils étaient partout. La cathédrale, massive et médiévale, les repoussait comme elle pouvait : pas de vitraux, pas de fenêtres, mais des murs pleins et à peine quelques meurtrières. Jusque dans le bar de la place, les cyclistes s'infiltraient. Je pensais avoir verrouillé la porte, mais un m'y a surpris : j'avais mal au ventre, il avait des moustaches. J'ai revu des photos, depuis, y compris de cette cathédrale dont je me souviens comme d'une forteresse : ç'a l'air joli, pourtant ; mais Mende, encore, me traumatise.

Ainsi Florac est donc une bonne surprise. Après des heures de virages, d'alternances entre des montagnes pelées et des sous-bois obscurs, tout à coup, cette petite ville lumineuse et bon enfant. Une petite rivière la traverse ; de réservoir en déversoir, elle cascade et se laisse photographier par les touristes. Le festival d'improvisation bat son plein : trois clowns usés vont de bistrot en bistrot faire leur numéro de plus en plus imbibé. Au centre du village, une place longue comme la course de chars de Ben Hur, mais ombragée, sous les platanes, avec les spectateurs attablés en terrasse et les rigolos à vélo comme seuls concurrents.

La montagne, la rivière, les routes, tout laisse penser que l'hiver doit y être rude. Mais cette ombre sous les platanes, l'accent des énergumènes, une certaine lenteur laisse déjà deviner le midi. Même la République y est bonhomme : sur cette place principale, dont on s'étonne qu'elle manque d'un kiosque à musique, un petit immeuble de deux étages, pas différent de ses voisins. Le crépi n'est plus très frais, la peinture s'écaille sur les volets. À côté de la porte, comme pour un médecin de campagne ou un notaire, une petite plaque de laiton : République Française — Sous-préfecture de la Lozère.

On repart de là réconcilié avec le département : il n'y a donc pas que Mende. En montant en voiture, on plaisante et on se taquine. On s'imagine acheter là une maison de campagne pour y passer ses vieux jours. Jouer aux cartes sous les platanes, prendre l'apéro avec Monsieur le préfet, pécher dans la rivière. Tout le monde est pour, cela n'engage à rien. On met le contact.

La voiture ne démarre pas.

On fait silence, on se regarde. Devra-t-on passer là la semaine ? Un nouveau tour de clef, prudent, comme on met la main sur l'épaule d'un somnambule : on voudrait tant qu'il revienne à lui ; mais le brusquer pourrait lui être fatal. La voiture tousse, hésite, démarre. On passe la première et on reprend la départementale.

Florac était une bonne surprise, se dit-on, quand elle est bien derrière soi.

dimanche 30 janvier 2011

Issoire

Cela me semble toujours une trahison. Les offices du tourisme et les guides de voyage s’acharnent à rendre désirables les moindres recoins de la plus petite ville. Ils listent les églises, recensent les fontaines, inventorient les lavoirs. Eux seuls se souviennent que Henri IV a dormi dans tel hôtel particulier miteux au fond d’une rue borgne. Si tout échoue, ils généalogisent, ils remontent les ascendances : l’arrière-petit-cousin de Danton fut maire sous le Consulat ; il y a toujours un élève du curé d’Ars pour avoir prêché dans l’abbatiale locale. Après tant d’efforts et de volonté, je culpabilise toujours un peu d’aimer une ville pour une raison qu’ils n’avaient pas prévue.

Ainsi Issoire.

Certes, il y a la halle au grain. Une bien belle halle au grain, aussi pataude et incongrue que l’église de la Madeleine à Paris : un simili temple grec, au milieu d’une place, autour duquel les voitures avancent en procession. On n’y vénère plus le grain, on y tient le salon du mariage. On imagine facilement que, le soir du quatorze juillet, des jeunes pucelles y viennent s’encanailler au bal des pompiers.

Certes aussi, il y a l’abbatiale Saint-Austremoine, une des plus belles églises romanes d’Auvergne. Ses piliers, ses murs, son intérieur, ont gardé leurs couleurs, restaurées au XIXe siècle, mais c’est de l’extérieur que je la préfère : elle tient un peu, Dieu me pardonne ! du palais imaginaire du facteur Cheval. Voyez-la de l’arrière : on dirait un chou-fleur boursouflé de chapelles. Le clocher est posé là-dessus comme une arrière-pensée.

Pour autant, malgré mon goût pour l’art roman et ma passion pour les colonnades pompières, c’est un monument plus modeste qui rend Issoire cher à mon cœur. Enfin, mon cœur…

C’est un pavé beige fermé d’une porte de métal : on y entre sans payer, l’intérieur est propre et il y a du papier. Surtout, le siège, en inox, est chauffé. Qui entretient avec sa vessie et ses intestins des rapports plus simples que les miens ne comprendra sans doute pas. Mais il y a, à Issoire, les plus accueillantes toilettes publiques que je connaisse.

jeudi 27 janvier 2011

Toul

Je suis venu à Toul par la quiche lorraine, par Pie VII et par la carte Michelin. Certains jours, le destin insiste ainsi, lourdement, comme un mauvais auteur qui plombe son polar d'indices trop gros. Un repas sur la place Stanislas, une quiche lorraine, le conseil du sommelier : Avec une quiche, prenez donc un gris de Toul. Une visite de la cathédrale de Nancy : Le diocèse de Nancy a été érigé en évêché par Pie VII, en 1777, en remplacement de l'évêché de Toul. Un coup d'œil à la carte : SP, Toul est une sous-préfecture !

Le destin sait me convaincre : de la picole, une cathédrale, une sous-préfecture. Des fortifications de Vauban en bonus. Il ne manquait à Toul que d'être thermale pour être parfaite, pensais-je.

Le destin, surtout, sait m'abuser.

Toul est viticole comme Saint-Pourçain-sur-Sioule : on s'en approche sans voir de vigne, on en repart sans voir de vigne, les bouteilles poussent directement dans les vitrines des cavistes. (Ce doit être un snobisme, pour imiter la Capitale, qui cache ses champignonnières dans les sanitaires de certains hôtels.) Pas de collines soigneusement peignées de vert ; pas de versants abruptes où les ceps s'accrochent comme des mouflons et où les tracteurs roulent en dahu ; pas de terrasses intrigantes comme un paysage d'orient. Rien. À croire que le gris de Toul jaillit du sol, résurge ou suinte comme l'or noir.

Toul est grise et galeuse, enfermée dans l'enclos de ses pauvres remparts, serrée peureusement autour de sa superbe cathédrale. Ce fut l'évêché le plus riche de Lorraine, il y a bien longtemps. L'enceinte est creusée de l'intérieur, on y a fait des garages. Pour oublier la ville, on se réfugie dans la cathédrale : un cloître la jouxte, magnifique et paisible. Mais un filet protège le touriste des pierres qui pourraient tomber, un échafaudage grimpe entre les arcs-boutants comme un eczéma sur un mollet.

On cherche enfin la sous-préfecture, on trouve un triste petit immeuble avec, au rez-de-chaussée, un rideau de fer baissé. Ce pourrait être aussi bien un bureau de poste désaffecté, un presbytère en mal de curé ou un de ces commerces qui passe de main en main sans jamais prospérer. Un jeune à casquette appuyé à une barrière attend devant, on ne sait quoi.

On désespère et on s'apprête à repartir. À deux pas de la cathédrale, enfin un joyau que nous avions distraitement frôlé : un gros hôtel particulier de pierre blanche brossée, séparant une cour pavée d'un parc élégant. C'est la mairie, nulle par indiquée, que le destin, taquin, cherchait à nous cacher.

lundi 24 janvier 2011

Ambert

Paris est cinématographique ; Clermont-Ferrand, pneumatique ; Aix-en-Provence, picturale. Mais Ambert ? Ambert est à la fois papetière et littéraire : Richard de Bas y moulinait du papier ; Henri Pourrat y est né ; Alexandre Vialatte y repose. On penserait que, dans une ville de lettres, les mots auraient un sens. De fait, ils en ont un, mais qui n'est pas le sens commun : ils font quelques tours sur eux-mêmes, comme le touriste autour de la mairie ronde, s'en étourdissent et finissent par dire des bêtises.

Juillet part de bon matin de Clermont, il s'égare sur les chemins du Forez et arrive à midi à Ambert : il y grelotte, un peu surpris, et regarde sa montre. Serait-il en retard ? Aurait-il dépassé la Toussaint sans la voir ? Non, non : juillet est bien juillet, mais il fait 12 degrés.

Un sous-préfet arrive en même temps, tout frais nommé. Il pense grandeur de l'État, la sous-préfète rêve de garden-parties. Mais la sous-préfecture n'est pas bien grande et n'a pas de jardin. Cela s'appelle un chef-lieu d'arrondissement, cela ressemble à un gros bourg. Un tracteur passe, une vache égarée s'approche et commence à brouter l'œillet que le sous-préfet avait mis à sa boutonnière. Juillet s'éloigne et tous frissonnent : ce ciel gris, cette lumière pâle, ce vent glacial, ce serait donc l'été ? Mais que sera janvier ?

C'est qu'il ne faut pas lire Vialatte avant d'aller à Ambert : les gamins qui courent dans les rues, les tilleuls qui embaument, la statue barbue que les écoliers déguisent, le touriste peine à les trouver sous le soleil pâle. Tous doivent être dans les champs ou dans un lieu-dit au nom pittoresque. Ce sont les grandes vacances et la ville n'est plus habitée que du terrible Monsieur Panado.

vendredi 21 janvier 2011

Demain est un autre jour

Une nouveauté qui sonne comme un adieu : je viens d'entendre la cent-quatrième symphonie de Haydn, dite London, par Antal Dorati. Je la connaissais déjà, par ailleurs et par d'autres. La nouveauté, c'est que, cette fois-ci, j'ai entendu les cent-trois précédentes auparavant, par Dorati aussi. Après cette cent-quatrième, que restera-t-il ? La deuxième symphonie concertante et quelques versions alternatives, trois fois rien. Des souvenirs, assez brouillés : je confonds Marie-Thérèse et le Philosophe, l'Ours et la Poule, le Printemps et l'Été. Un vide.

Il y a quelques années déjà, j'avais lu la neuf-centième chronique de "la Montagne" de Vialatte. Il m'avait fallu trouver des produits de substitution : ses romans, ses Bananes de Königsberg, ses écrits sur l'astrologie... Un jour de rechute, je me suis même lancé dans sa correspondance avec Henri Pourrat. (J'en suis au quatrième tome.)

Le premier sommet escaladé est une folie ; mais les suivants : des nécessités. Sitôt passée la crête, on contemple la vallée, elle semble un précipice, il faut grimper de nouveau, grimper toujours pour ne pas y tomber. Je n'ose pas aborder Zola ou Balzac, comme un alpiniste suisse tremblerait devant l'Himalaya : s'il y va, en ressortira-t-il ?

Qu'écouterai-je demain ? Faisant fi de toute cohérence stylistique, je pense entendre les symphonies de Miaskovsky, une par une, jusqu'à la vingt-septième.

mardi 18 janvier 2011

Saint-Amand-Montrond

On y a des certitudes. Au moins deux : Saint-Amand est la capitale du Boischaut ; les Berrichons de l’Indre ne sont pas de vrais Berrichons. L’évidence et le bon sens ont parlé. L’histoire objecte, discrètement : le Boischaut n’appartenait pas au Berry, mais au Bourbonnais. Qu’importe ? personne ne sait où est le Boischaut : l’autoroute l’annonce sur un panneau marron, une bonne dizaine de kilomètres au sud de Saint-Amand ; le Larousse proclame que Saint-Amand en est la capitale. Qui a raison ? Personne : tout le monde se moque du Boischaut ! Mais être une capitale ! ça en remontre aux Parisiens ! Et à ceux de Châteauroux, surtout…

On y a sa fierté. Saint-Amand est la capitale française de l’imprimerie : regardez la dernière page du dernier livre que vous avez lu. Imprimé à Saint-Amand-Montrond. Une chance sur deux ; mais une malchance sur deux, aussi : Imprimé à La Flèche, satanés usurpateurs ! Mais qu’est-ce que La Flèche ? (Une sous-préfecture.) Où est La Flèche ? (Dans la Sarthe.) Comment y aller ? (En la suivant.) Qu’ont-ils de plus que nous, à La Flèche ? Rien. Larousse le dit : Saint-Amand-Montrond : Imprimerie, orfèvrerie, bonneterie. On peut bien leur laisser un peu d’imprimerie, à ces Fléchois : il nous reste l’or et les soutiens-gorge.

On y a son nombril : Bruère-Allichamps. C’est un gros bourg, à même pas dix kilomètres. Si les vaches ne paissaient pas dans l’intervalle, on appellerait ça la banlieue. Haut lieu touristique : Bruère, son abbaye de Noirlac (mon père et mon grand-père y taillaient les tilleuls), son Economa (une grand-tante le tenait), son prieuré Saint-Etienne (perdu dans la cour d’une ferme). Bruère, surtout, et sa colonne romaine, qui marque le centre de la France depuis Napoléon ! C’est une colonne milliaire, que les romains avaient perdue dans les carrières de La Celle : on l’a sortie du sable, on l’a époussetée avec un plumeau fuchsia, on l’a plantée au milieu du carrefour : paf ! le centre de la France ! Elle traversa des siècles de terreur en se faisant discrète : si on l’avait remarquée, on aurait dû l’arracher et la jucher sur une bouée, au milieu de la Méditerranée. La décolonisation l’a sauvée.

On y a ses souvenirs, enfin : j’y suis né.

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