dimanche 12 décembre 2010

Quarante-deux

Puisque vous me posez la question, permettez-moi d'y répondre sans détour. Le sujet est trop grave pour se contenter de faux-semblants ou de demi-mesures ; pour autant, il nous faut éviter les pièges des extrêmes : il est trop simple de critiquer l'angélisme de ceux qui tiennent à certains principes fondamentaux, il est trop rapide d'appeler cynisme le pragmatisme de ceux qui affrontent la réalité telle qu'elle est. J'aimerais dire qu'il faut, aujourd'hui, sortir des vieilles postures, faire bouger les lignes et bâtir des ponts : ce n'est plus l'heure de la politique politicienne telle que la font mes adversaires. Ce qu'il faut, c'est vaincre les conservatismes sans brader nos traditions, faire fi des idéologies du passé sans négliger nos fondamentaux, affronter avec courage l'avenir non sans rassurer ceux que l'avenir inquiète. C'est pourquoi j'appelle à se rassembler autour de moi les hommes et les femmes de progrès, les hommes et les femmes de conscience, les hommes et les femmes de bien. Voilà ma réponse.

dimanche 17 octobre 2010

Plus forte que Duhamel

Si les chauffeurs routiers s'y mettent, ça va tout bloquer et, là, ça va enfin avancer, parce qu'on a beau manifester, rien n'avance, puisqu'ils ne veulent pas reculer, mais si les routiers bloquent tout, là, ça va avancer et ils vont reculer.

Ma maman, citée de mémoire.

mercredi 15 septembre 2010

Bis repetita

Alan Bennett, à propos de la mort d'un humoriste :

The disciples were always the problem, The Goon Show was very funny, the people who liked it (and knew it by heart) less so.

Diaries 1996-2004, 28 février 2002

De même Le Grand Détournement, La Cité de la Peur, Kaamelot... La liste est sans fin.

lundi 13 septembre 2010

Si, à quarante ans, tu n'as pas...

Sonnez synthétiseurs, résonnez trompettes : pression vérifiée, turbine activée, autopilote enclenché... Quelque part dans la Vallée de la Mort, un rocher de carton-pâte se creuse ; dans un rugissement mécanique, Supercopter décolle, fonce vers l'horizon, se dissout dans la lumière. Tant de technologie m'émerveillait : la cabine était pressurisée ; le gros bouton rouge passait en mode turbo ; un simple commutateur rendait l'hélicoptère complètement furtif. Je riais de ma naïveté passée : astéro-haches, cornofulgure, transmutation... Comment avais-je pu croire à ces bêtises !

Les filles de la classe étaient amoureuses de Stringfellow Hawke que jouait Jan-Michael Vincent. Je lui préférais la trogne de Santini. Je lui suis  resté fidèle : dans Les Septs Mercenaires, j'aperçois à peine Steve McQueen ; dans New York 1997, j'ignore presque Kurt Russel torse nu. Mais Ernest Borgnine...

Et puis il y avait Angel, qui me semblait l'incarnation de l'élégance : une limousine blanche dont la porte s'ouvrait, une cane blanche qui touchait le sol, puis un mocassin blanc, et il descendait, tout vêtu de blanc, un bandeau blanc sur l'œil. Je l'admirais tant qu'au collège le frère de Magalie Vidal, qui était plus vieux que nous, m'avait surnommé Blanche Neige et voulait me tabasser. Dans mes cauchemars prompts à virer au rêve, Hawke et Santini volaient (littéralement) à mon secours, tandis que, dans la cour de récréation, Céline et Coline prêtaient main forte à Magalie pour me protéger de ce butor.

Mon admiration pour Angel se heurtait pourtant à une limite : un détail, toujours, le ternissait. Sitôt descendu de voiture, il faisait signe à son escorte, une belle dame en blanc qui conduisait la limousine blanche. Elle ouvrait alors le coffre et en tirait une sorte de petite valise, de la taille d'une batterie de voiture, au sommet de laquelle trônait un combiné téléphonique. (Blanc, le combiné téléphonique.) Et Angel téléphonait à Supercopter.

Ce coup de téléphone, qui souvent pouvait sauver une vie, me le rendait un peu péteux, Angel : ce téléphone blanc, je le trouvais un peu tape-à-l'œil, pour tout dire. Sérieusement, qui de normal peut bien avoir besoin de téléphoner en sortant de voiture ? Était-ce tellement urgent qu'il ne pouvait pas marcher jusqu'à une cabine publique, comme tout le monde ?

Tout ceci m'est revenu en tête tout à l'heure, en raccrochant à la sortie du métro : j'ai trente ans, je n'ai pas de limousine blanche et je ne m'habille plus tout en blanc. Mais je suis, et mon ange est, et tous mes amis sont des péteux. Comme Angel.

samedi 11 septembre 2010

Pourquoi je déteste C.

Ce que disent les sauvages : la politesse n'est qu'une convention. De même, ce que disent les barbares : le langage n'est qu'un outil. Bandes d'ânes, hordes de crétins ! Qu'un outil ! Comme le feu, l'archet et le pinceau, rien de moins. Qu'un outil... Les chimpanzés vident les fourmilières comme on récure un pot de glace, tirant d'un bâton une cuillère : on s'émerveille. Qu'ils sont intelligents : ils créent des outils ! (Et encore, ce n'est rien : les aigles utilisent des philosophes comme ouvre-boîtes pour faire de la soupe de tortue.) Un bâton, pensez-vous ! admirable ; mais le langage ? rien qu'un outil. Le naturalisme fait des ravages. Rien qu'un outil, mais pour penser, pour sentir, pour aimer, pour toucher, pour transmettre, pour rêver, pour souffrir, pour pleurer, pour rire, pour tuer et pour mourir. Rien qu'un outil.

Je vous vois venir, se disent-ils. Le vieux con vieuxconne : à bas les smileys, à bas le progrès. Vivent la stase, l'embaumement, la momification. Qui trop embrasse finalement étouffe. Deux objections : tout mouvement n'est pas progrès, le maintien vaut mieux que la régression.

Et une troisième pour les conservateurs, à l'opposé : altérer n'est pas dégrader. Quand Michel Tremblay fait entendre pour la première fois du joual dans ses écrits, il ne profane pas le français. Il l'époussette, le décrasse à grande eau, lui redonne ses couleurs. Conservation contre restauration. Sous la patine du français de Paris, ancienne et respectable, qu'on avait fini par prendre pour la chose même, la langue étouffait : débarrassée de la croûte, surgit une Joconde, la grosse femme d'à-côté, elle est enceinte. Voilà la vie.

Pourquoi râle-t-il, alors ? Parce que je déteste C. et que j'ai enfin compris pourquoi. C'est ce que j'essaie de vous dire.

Je n'essaie d'ailleurs pas de me justifier, notez-bien. Je déteste C. et je m'en trouve très bien. Ce garçon ne m'a jamais rien fait ; nos contacts sont rares, courts et circonscrits ; je le connais à peine. Aucune raison, donc, à ce que je ne le déteste pas : aussi injuste, aussi pétrie de préjugés, aussi gratuite puisse être ma hargne, elle ne lui risque aucun inconfort. L'amour du ver de terre pour l'étoile est tragique, mais la haine de la lune pour le moustique ? Indifférente. Pour autant, je suis assez heureux de savoir enfin pourquoi je déteste C.

Je grogne parfois d'entendre la jeunesse faire rimer bigoudi et Mouloudji, mais que m'importe ? L'usage m'accroche l'oreille, habituée à d'autres musiques, mais quoi ? Si cette prononciation est sincère... Ce que je déteste chez C. c'est qu'il écrit volontairement mal. Par bouffonnerie, il écrabouille les mots, leur inflige des orthographes drolatiques. Pour assaisonner des phrases fades, il ponctue trop comme un mauvais cuisinier qui abuserait du poivre. Cinq points d'exclamation, la marque d'un esprit malade, écrit Terry Pratchett. Une circonstance atténuante serait l'incompétence ou l'idiotie, mais non : je soupçonne C. d'intelligence et il sait certainement écrire.

Une explication, peut-être : C. est obsédé par l'apparence de la jeunesse. D'où son style : Jennifer, treize ans, encre fuchsia et petits cœurs sur les i.

Le langage souffre au passage. Mais, après tout, ce n'est jamais qu'un outil.

vendredi 3 septembre 2010

Zanimos

La peinture à l'huile, disait le poète, c'est plus difficile, mais c'est bien plus beau que la peinture à l'eau. Le poète a toujours raison — c'est un autre poète qui le chantait. (Charité bien ordonnée, etc.) Plus beau, donc, admettons ; mais beau ? Pas toujours. Une visite récente au Musée des Beaux Arts m'a détrompé : certains peindraient au beurre que leur art ne serait pas plus indigeste.

Mais ne médisons pas : l'art est difficile, quand la critique est aisée. J'en souffre. Voici une confession : j'aurais voulu être un artiste, oui, mais animalier. Comme Pompon, le sculpteur, ou Géricault. J'en vois des cultivés qui font la grimace : Géricault, un peintre animalier ? Si, si : tout de même, tous ces chevaux ! Et le Radeau de la Méduse !

Bref, artiste animalier. Attendrir mes amis à coup de chatons, illustrer les calendriers des postes, faire des moulages de canaris : voilà un doux rêve. Un pis aller, certes : c'est au premier jour qu'il aurait fallu exercer, à la droite de Dieu, pour barioler le zèbre et peinturlurer le paon. Mais, quoi, portraiturer des yorkshires dans les quartiers chics, on s'en contenterait : les vieilles dames s'amourachent si facilement de nos jours, surtout des artistes, et leurs poches sont si profondes...

Ah... artiste animalier, si seulement. Ce n'est pas faute d'essayer, encore et encore, mais ce n'est point commode d'être à la mode quand on est un artiste comme moué. La ressemblance y est pourtant, le plus souvent. Une ressemblance synthétique, anisotrope et statistique, certes, mais quoi ! Dubuffet faisait bien des Portraits à ressemblance extraite, à ressemblance cuite et confite dans la mémoire, à ressemblance éclatée dans la mémoire de M. Jean Dubuffet, peintre. (C'est le titre d'une de ses expositions.)

Non, ce n'est pas la ressemblance, le problème... L'angle, c'est là qu'est l'os.

Je dessine des animaux beaux, émouvants, rigolos, tout ce que vous voulez mais qui regardent vers la droite. Tous. Sauf les cloportes, que je ne sais faire qu'en vue de dessus, et les puces qu'en vue de très loin. Mais sinon, tous mes animaux contemplent avec un sourire niais un horizon oriental indéfini. Cela me bride, comprenez-vous ? Quel sujet puis représenter, dans ces conditions ? La traversée des Alpes d'Hannibal et le renifflage du derrière de Médor. Une frise de wombats pour décorer une chambre d'enfant, à la limite, ou d'ibis pour l'intérieur d'une pyramide. Est-ce assez pour une vie ? Est-ce assez pour une œuvre ? Est-ce assez pour une carrière ?

Satané Mirza, tiens.

jeudi 26 août 2010

Être et avoir été

Je viens de surprendre mon grand-père faisant l'amour à la bonne. Métaphoriquement, j'entends : pépé n'ayant jamais eu de bonne de son vivant, ce serait doublement suspect. La métaphore est douteuse, je frôle le cauchemar, essayons autre chose : je viens de surprendre Gandhi troussant Marie Curie. Pas franchement mieux. Reprenons du début.


Pouf, pouf.


Je viens de surprendre une autorité morale, un pur esprit, un Maître en plein ébat. Pire : en pleins ébats.

Cela s'intitule Être et avoir été et c'est d'Igor Markevitch.

Markevitch, il vous en souvient sans doute, n'a pas toujours été ce chef d'orchestre merveilleux qui dans les années cinquante dirigeait amoureusement le meilleur orchestre français : fils de Russe blanc, enfant prodige, compositeur pour les Ballets Russes de Diaghilev, le deuxième Igor (après Stravinsky), admiré de Milhaud, admiré de Scherchen, admiré de tous. La guerre arrive : résistant en Italie. Capitulation : le compositeur meurt, un chef d'orchestre ressuscite. La grandiloquence guette : génial dans Berlioz ; épatant dans Tchaikovsky ; obstiné dans Stravinsky.

À la fin des années 70, Markevitch se retourne et écrit : Être et avoir été. L'autobiographie d'un intellectuel qui aura traversé l'intelligentsia du siècle : l'index des noms propres résume ceux qui auront compté de 1912 à 1983. Cortot, Boulanger, Diaghilev, Cocteau, Chanel, Ramuz, Auric, Nijinsky, Ansermet, Monteux, Munch, tous, il les a connus. Je vous entends bailler : déjà vu, tout ça ; Brialy qui se remémore Moreau ; Ormesson qui raconte Chateubriand.

Certes mais tout de même : Markevitch ! L'intimité avec la musique, avec les musiciens, avec leurs femmes... Oups, c'est là que ça se gâte : les considérations sur la musique ? admirable ! tel musicien croisé en Suisse ? formidable ! le touche-pipi avec Serge Diaghilev ? ah, tiens... Et cela continue : Max Jacob ? oui, oui... Marie-Laure de Noailles ? oui, oui... C'est que, comprenez, il était monogame tous azimuts. On finit par être surpris quand il tient à préciser qu'il n'a pas couché avec Cocteau. Mais pourquoi donc ? C'aurait fait un beau chapitre, pourtant, un plan à trois avec Jean Marais. Mais où est la musique, là-dedans ?

Un instant... Serais-je pudibond ?

Non, simplement un imbécile, fruit de mon époque, qui pense que la musique classique est affaire de cadavres - au mieux, de vieux messieurs qui ne se souviennent pas de leur dernier rapport sexuel. Convenables, en tout cas, qui n'engrossent pas Marie-Laure de Noailles pendant que Charles (le mari) a le dos tourné. Foutaise ! C'est un grand vent d'air frais que ce lupanar : y voilà de la chair, du sang, du sperme !

Bach n'avait-il pas douze enfants, après tout ?

vendredi 16 juillet 2010

On n'apprend rien, jamais

Lundi dernier, l'aviez-vous remarqué ? la vérité a triomphé de la calomnie. Les chiens n'auront pas eu raison de notre République irréprochable.

Nous croyons que les hommes politiques ne sont plus capables de nous surprendre. C’est compter sans les louanges qu’ils se donnent à eux-mêmes après chaque pas de clerc qu’ils ont fait. Nous autres, gens de lettres, si notre pièce est un four, il nous faut bien en convenir, la critique est à nos chausses pour nous le rappeler, et la recette nous renseigne mieux encore. Les politiciens, il n’en est presque aucun qui sache tourner à sa gloire un désastre militaire qu’il a organisé, et se tresser des couronnes avec les étrivières qu’il a reçues.

Le plus fort est qu’il ne trompe personne, qu’il le sait, et que chacun fait semblant de le croire. Cette indulgence qui est passée dans les mœurs des Français, depuis tant d’années qu’ils vont de catastrophe en catastrophe, nous devrions nous rendre compte enfin, de ce qu’il nous en coûte. Il est temps et il est grand temps.

[…]

Mais les mots sont devenus une nourriture à l’usage des militants et des parlementaires : ils s’en contentent et oublient d’aboyer. La politique a vidé le langage de sa substance. En dépit de commentaires innombrables et quotidiens, l’histoire que nous vivons se déroule inexprimée.

François Mauriac, Bloc-notes de « L’Express » n°274 du 21 septembre 1956.

Relisez la date. Voilà : nous sommes un peuple idiot et amnésique.

jeudi 10 juin 2010

And then we came to the end

J'aime le final de la troisième symphonie de Jean Sibelius car il ne finit pas, jusqu'à ce qu'il finisse tout de même. (Beethoven, lui, finit mais n'en finit pas de finir. Un génie différent.) Comme souvent chez Sibelius, un pupitre est sacrifié : dans le final de la deuxième, ce sont les flutes qui répètent, répètent, répètent ces deux mêmes notes, comme des oiseaux obstinés qui ne voudraient pas laisser venir la nuit ; dans la troisième les cordes grattent, frottent, grondent, grattent, frottent, grondent. La symphonie commence comme cela : par les contrebasses qui grommèlent un thème bonhomme, un grand-père à l'air sévère qui chantonne une comptine. Une demi-heure plus tard, le grand-père chante toujours dans sa moustache mais des bourrasques de vents le couvrent parfois : sur le rythme obstiné des cordes, les bois et les cuivres plaquent une mélodie bien plus lente, si allongée qu'elle n'empêche pas l'oreille de se réchauffer au ronronnement des cordes qu'elle ne semble qu'éclairer. (Beethoven, lui, décore ses mélodies lentes de motifs rapides.) À mesure, les accords se font plus riches, mais toujours si épars, si rares, si discrets qu'on ne les remarque qu'à peine : on croit que le ronronnement durera, d'ailleurs il ronronne, et crescendo. Jusqu'à ce qu'à cette absence, puis la cadence et enfin le silence.

Certains chefs laissent deviner la fin, sur la fin : la mélodie des cuivres vainc progressivement les motifs des cordes, le dénouement approche, la cadence nous salue bien poliment. (Bernstein vieux.) Je préfère de loin qu'on me laisse la surprise. (Bernstein jeune.) Laissez-moi croire que les cordes continueront leur ouvrage obstiné, que les vents chanteront pour toujours, que cela durera à jamais. Et, puisqu'il faut bien conclure tout de même, la cadence aura découpé comme une tranche d'éternité.

dimanche 23 mai 2010

Ne grimpez pas sur le lion

Mode d'emploi

  • Look right, Look left, Look both ways (à chaque coin de rue)
  • Keep clear fire exit (un peu partout)
  • Now wash your hands (sur la porte de sortie des toilettes d'un pub)

Précautions d'emploi

  • Caution very hot water (dans les toilettes du Royal Festival Hall)
  • Attention mind the hot rail (dans la salle de bain de l'hôtel, au-dessus du sèche serviettes)
  • Men working overhead (sur les échafaudages)

Effets secondaires

  • Don't sit on the wall, deep fall behind (sur les murets qui protègent les cours à l'anglaise)
  • Bikes chained to these railings will be removed (sur les grilles qui gardent les mêmes)
  • Seat-wetting hilarious (sur certains bus ventant telle comédie musicale)
*

La notice d'utilisation de Londres est placardée sur ses murs, peinte à même l'asphalte, partout, comique par sa répétition, poétique par ses raccourcis : don't climb on the lion, deep fall behind.

Vachologie

Lue au mur d'un magasin de musique londonien, cette phrase d'Aaron Copland :

Listening to the Fifth Symphony of Ralph Vaughan Williams is like staring at a cow for forty-five minutes.

Les aphorismes et citations me plaisent d'autant plus qu'ils sont injustes et méchants : Copland s'y connaissait en vacheries, lui qui ne savait composer que pour le rodéo.

jeudi 13 mai 2010

Commission moi-même

Sans penser à mal, je me suis auto-saisi : on ne me demandait rien, je mande, je mande. Je me suis réuni et je me suis concentré, par crainte de me disperser.

Comment résister ? Que de sujets offerts à la curiosité de Bouvard et que de questions à la sagacité de Pécuchet ! Les grands débats colorent les kiosques comme les bonbons d'un confiseur : on leur résiste encore, ils ont gagné d'avance, on leur cède enfin. Sur lequel se jeter ? Cette petite chose écœurante qu'on a barbouillée de rouge, de blanc et de bleu pour nous la faire acheter ? Cette boule puante emballée de noir qu'on n'a sortie d'un tiroir que pour incommoder les voisins ? Non, merci : ces douceurs un peu rances me donnent des aigreurs.

Aux débats électoralistes, préférons les questions électorales : un prochain séjour londonien m'a rappelé un certain proverbe local. When in Rome... Justement, mes hôtes se passionnent soudain pour le scrutin proportionnel. Plus qu'un débat, c'est pour eux une affection chronique, une allergie bénigne, un eczéma paisible : les crises surviennent tous les cinq à quinze ans, suite à l'exposition à un scrutin uninominal à un tour. Lorsqu'un proche se gratte, comment ne pas être démangé ?

C'est pourquoi, disais-je, je me suis auto-saisi. (Tout ceci n'était que l'introduction : annonçons enfin le propos, bâclons le développement, concluons rapidement.) Je me suis installé en commission, je me suis constitué en assemblée, bref je me suis appliqué la formule réglementaire appropriée : désigné président de la Commission moi-même, comme d'autres auparavant, je me suis chargé de réfléchir aux élections françaises. Afin d'éviter le reproche d'un manque d'ancrage dans un terroir fantasmé, la Commission s'est doublement saoulée avant d'entamer ses travaux : au Sancerre blanc, pour le terroir, et à la bière, pour l'ancrage.

Posons les deux extrêmes.

Le scrutin uninominal à un tour a le mérite de la clarté, comme la roulette russe : un candidat en réchappe, très légitime, très investi. On lui tape dans le dos entre le poissonnier et le primeur ; on lui dit qu'on a voté pour lui en lui serrant la main ; la larme à l'œil, on le regarde partir vers le boucher : c'est un bon petit gars du pays, derrière sa cravate, un gars comme nous. C'est son nom qu'il y avait sur le bulletin, c'est son nom qui l'a emporté. Les vaincus sont éliminés, sans chance de négociation, sans chance de compromis. C'est violent, expéditif et propre. Et, par conséquent, injuste : le premier peut l'emporter sur les suivants, quand la masse des perdants aurait suffi à écraser le vainqueur. Additionnez les circonscriptions, vous multiplierez l'injustice.

Pour la justice, préférez la proportionnelle : c'est l'héritière du forum antique. Le Parlement comme émanation de la Nation : un homme, une voix. Et toutes les voix comptent : les minorités sont enfin écoutées, les vertes comme les rouges, et les brunes aussi. Si la démographie ne l'empêchait pas, on pourrait envisager la démocratie parfaite. Un homme, une voix ? Un homme, un élu ! Ce serait, excusez le gallicisme, la chianlie : les petits accommodements, les contreparties, le consensus mou, le conservatisme, l'arrêt.

Un gras notable s'endort au milieu d'un matelas trop meuble : une certaine rondeur, une certaine mollesse, que mon esprit et mon ventre se partagent, me poussent souvent à l'entre-deux.

Faisons exception et écartons rapidement une solution médiane. Le vote proportionnel avec prime au gagnant ? Un optimal illusoire : les minorités sont représentées, certes, mais n'ont aucun pouvoir ; des majorités se dégagent, certes, mais insuffisantes pour éviter les marchandages. Les seuls gagnants sont les micro-partis qui aboient fort mais ne veulent pas mordre : un foulard rouge, une chemise brune, cela vous décore une assemblée, cela fait pittoresque, cela met un peu de vie. Il n'y a qu'à... il n'y a qu'à... hurlent-ils du banc du fond, près du radiateur : ils sont bien au chaud, à l'abri du gros temps, et n'ont rien à faire que vociférer. Il n'y a qu'à... Pas de vice-présidence, pas de responsabilité, rien : ils voudraient bien mais ne peuvent point, disent-ils à leurs électeurs. Ce qu'ils peuvent, cependant, c'est discrètement passer à la caisse et monnayer leurs voix. Les plus intransigeants se contentent de nuire. L'électeur se croit représenté comme le sauvage se croit riche : ils admirent le brillant de ces babioles colorées qu'on leur a accordées sans voir qu'elles ne sont que de verre.

Puisque rien ne va, la Commission peut exposer ses préconisations. C'est ce que produisent les Commissions, comme les huîtres des perles : de petites choses jolies quoique inutiles, qu'on exhibera un temps avant de les remettre au coffre pour ne pas les user. Quelle liberté ! On peut préconiser sans craindre l'erreur, avec la certitude que rien n'aura la moindre conséquence. Il n'y a qu'à... Préconisons, donc, le cœur léger. Préconisons, donc, sans plus attendre.

Attendu que le peuple demande à être entendu, à être consulté, à être représenté ; attendu que l'Assemblée Nationale devrait être l'émanation de la Nation ou, mieux, son miroir ; attendu que l'absence de soudards chauvins, de révolutionnaires impuissants et de gentils admirateurs des pires totalitaires, bref, que l'absence de certains partis gâche la ressemblance ; attendu que la Constitution accorde au Sénat et non à l'Assemblée Nationale le rôle de représenter les territoires ; attendu que l'élection des députés par circonscription encourage ceux-ci à renforcer leur ancrage local d'un mandat de maire qui les distrait de leur œuvre législative ; la Commission moi-même préconise que les députés soient désormais élus à la proportionnelle intégrale, sur des listes nationales, avec interdiction d'exercer en parallèle tout mandat local ou européen.

Attendu que la République a tout de même besoin d'être gouvernée ; attendu qu'une Assemblée Nationale élue à la proportionnelle serait instable et oscillante ; attendu que le mode d'élection actuel des sénateurs rend l'évolution de la Chambre Haute lente et mesurée ; attendu que le Sénat pèse comme le pied d'un culbuto ; attendu que les députés-maires répugneraient à lâcher leur ville comme la moule son rocher ; attendu qu'une transmutation massive de députés-maires en sénateurs-maires permettrait d'abaisser rapidement l'âge moyen des députés ; attendu que la démocratie aime le brassage et le renouvellement des élites ; la Commission moi-même préconise que les sénateurs continuent d'être élus comme ils le sont aujourd'hui, continuent d'être au Palais Bourbon et à l'Hôtel de Ville, continuent de vieillir et de peser.

Tant de lignes pour arriver à deux préconisations si mineures ? Certes, mais auraient-elles été plus majeures ou plus nombreuses qu'elles auraient aussi peu compté. Pourquoi, alors, se fouler ? Supportez cependant quelques mots de plus : une conclusion en forme d'ouverture.

Partie des élections britanniques, la Commission moi-même a pu réformer, modestement et inutilement, les élections françaises. À croire que nos ressemblances peuvent l'emporter sur nos spécificités, celles-ci n'étant que contingentes quand celles-là seraient plus essentielles. Pour résumer d'une formule : à différentes nations, identité de préoccupations. Sans doute y aurait-il une morale à tirer.

samedi 8 mai 2010

Parenthèse poétique

MERDRIGAL

en dédicrasse

Dans mon cœur, en ta présence,
Fleurissent des harengs saurs.
Ma santé, c'est ton absence,
Et quand tu parais, je sors.

Léon-Paul Fargue, Ludions, cité par Charles Dantzig dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française.

vendredi 30 avril 2010

Les aldéhydes non-énolisables subissent la dismutation de Cannizzaro

Charles Dantzig n’aime pas les clichés ; Romain, non plus ; les journalistes, si. Tous les matins, dans telle revue de presse, tel journal consacre sa manchette. Les températures sont conformes aux normales saisonnières, un ciel de traîne subsiste au sud de la Loire, les brumes matinales se dissipent toujours. Le Quai d’Orsay proteste, la place Beauvau punit, la Chancellerie comble les vides juridiques. Pendant ce temps-là, l’Élysée arbitre et Matignon gouverne. La Maison-Blanche, le Kremlin, le 10 Downing Street observent tout cela de loin. Dans tout l’Hexagone, les usagers sont pris en otages : on n’en sortira que par un Grenelle.

Les journalistes ont même un cliché pour parler des sujets rebattus : ce sont des marronniers. Le vrai pouvoir des Francs-Maçons, le grand classement des hôpitaux, dans quel lycée envoyer ses enfants ? qui gouverne vraiment la France ? Les cultureux n’y échappent pas : le palmarès des films de l’année, de la décennie, du siècle ! Et l’année Schumann, et l’année Chopin, et l’année Déodat de Séverac (plus rare). Les sportifs, de même : de ballons d’or en Jeux Olympiques, d’hiver en été, et le Tour de France tous les ans.

Mais, quoi ! on leur demande d’écrire, d’écrire et d’écrire encore. Que dire du monde, quand le monde dort ? Comment prendre le temps d’écrire, quand il s’affole ? Il faut noircir du papier, toujours, tous les jours, quoi qu’il arrive. Comme ces musiciens hollywoodiens qui composent au kilomètre : échappent-ils au cliché, à la redite ? Le thème du Seigneur des anneaux sonne déjà dans la troisième symphonie de Sibelius ; celui de Sleepy Hollow, dans le troisième concerto pour piano de Rachmaninov ; celui d’ET, on le devine dans le dernier mouvement de la Cinquième de Beethoven. (Si on se force un peu.) Paresse ? Réminiscence ? Raccourci pour rentrer plus tôt chez soi ?

Attention : voilà que je mélange tout.

Je comptais blâmer le cliché pour mieux vanter la citation et la redite, je confonds le tout dans mon troisième paragraphe, comment conclure dans le septième ? Puisque nous parlions de Rachmaninov : dans toutes ses œuvres, à un moment ou un autre, le thème se déforme, craque, se déchire ; quelques notes passent la tête par la fêlure, disparaissent à nouveau dans la mélodie, reviennent à la charge pour agrandir la brèche ; un coup final, le thème explose pour de bon, un monstre en sort, comme les serpents des Œufs fatidiques de Boulgakov. C’est le thème du Dies Irae. Ce n’est pas systématique, car l’effet est toujours différent, mais c’est inévitable. Alors, cliché ? Je ne crois pas.

On peut être hanté par des idées, des mélodies, des couleurs. (Klein, bleu ; noir, Soulages.) Ce n’est pas un cliché puisqu’il ne revient qu’à soi. Parfois, c’est un eczéma qui demande à ce qu’on le gratte, encore et encore. (Vialatte : Le progrès fait rage.) Parfois, c’est un havre, une position de repos, un point de chute. (Vialatte : Et c’est ainsi qu’Allah est grand.) L’artiste fait sienne son obsession ; ses disciples la reprennent par hommage ; la foule la répète par habitude — alors, c’est un cliché.

Il y a ainsi une phrase qui me revient souvent, comme un repas trop riche le long d’un après-midi trop chaud. Elle concerne le formaldéhyde, qui sent si bon l’amande mais qui est suicidaire. C’est une bien jolie phrase, sur un rythme de tango, pleine de mots mystérieux comme des noms de papillons précieux. Mais que faire d’une phrase pareille ?

dimanche 25 avril 2010

A la manière de T.P.

Dérivant à travers les profondeurs glacées de la nuit spatiale, un point de lumière s'approchait, grossissait et se réchauffait. En plissant les yeux, on devinait des poussières colorées qui tournaient autour de lui comme des moustiques se réchauffant autour d'un lampadaire. À leur tour, ces brimborions indistincts enflaient et, coquets, se paraient de couleurs. En s'approchant, ils défilaient tous, les uns après les autres, exhibant leurs atours pour se faire remarquer : un gros caillou bulbeux passait en valsant avec un autre à peine plus petit ; une immensité plus loin, une grosse balle bleue et excentrique cheminait seule et de guingois ; dans les parages, une autre, encore plus grosse, tournait prudemment pour ne pas percuter sa voisine bancale ; bien plus loin, isolé et hautaine, ridicule et élégante, parée d'anneaux, de bracelets et de colifichets, une géante dansait seule, comme une très grosse dame lassée d'attendre un cavalier ; un géant l'attendait pourtant plus loin, plus énorme qu'elle encore, mais timide et rougissant, n'osant pas l'aborder.

Le point était désormais un disque et sa lumière cuisait la surface rougie de la sphère suivante, aussi sèche et dure que les premières étaient légères et gazeuses, bien plus petite aussi, triste, nue et abandonnée, quand sa presque jumelle, à peine plus proche de l'étoile, grouillait de vie. C'était une orange bleue tachée de brun, de vert et de blanc. Des océans, émergeaient des continents que la glace et la forêt cherchaient à recouvrir. De loin en loin, des petites plaques grises, comme une gale, fumaient et grouillaient : c'étaient des villes où des bestioles s'agglutinaient pour vivre leur vie. Ces animalcules se pensaient pensantes, se savaient savantes, mais se comportaient comme des bêtes : sur un de ces continents, dans une de ces villes, dans un bâtiment sans charme, deux de ces êtres gémissaient, transpiraient et se caressaient.

Mais la planète continuait de tourner, ses sœurs de valser et le soleil de dériver dans la nuit interstellaire.

*

La nuit noire se prêtait aux complots les plus sombres, mais la maréchaussée ne semblait pas inquiète. Deux agents fumaient tranquillement une cigarette à l'abri d'une porte cochère. Un esprit simple aurait pu croire qu'ils prenaient leur pause ; mais les esprits les plus simples ne pouvaient atteindre à la sophistication nécessaire pour comprendre leur théorie policière. Ces deux-là étaient à l'affut : ils surveillaient la porte pour la protéger des voleurs. Car si les voleurs en venaient à voler jusqu'aux portes cochères, que resterait-il ? Il arrivait que certains, notamment des propriétaires des portes cochères, essayent de convaincre qu'il y avait plus utile à surveiller. La discussion se terminait en général lorsque le plus gradé des deux, qui était le cerveau de la bande, déclarait, excédé : On m'reproche de surveiller les portes cochères, mais que dirait-on, hein ? si je les surveillais pas !

Ce théoricien était sergent et sa physionomie portait la marque de toutes ses années passées sous l'uniforme, au comptoir et devant les meilleures tables de la ville, qu'il assurait de sa protection en échange de repas à l'œil. Le cliché aurait voulu qu'on dise qu'il était la tête et que son collègue était les jambes. La réalité, pourtant, ne s'y prêtait guère : de loin, on aurait plutôt dit que le sergent était le ventre et le caporal, l'appendice, ou n'importe quel organe vestigial qui aurait échappé par malchance à l'attention de l'évolution. Les gens disaient de lui qu'il était un pauvre homme parce qu'il n'avait pas de fortune, d'une part, et parce qu'on ne voyait pas d'autre espèce à laquelle le rattacher. Il était petit, difforme, grisâtre, mais content de sa place dans l'univers. Il était heureux de pouvoir tirer la sagesse du sergent aussi simplement et aussi souvent qu'on tire un mauvais vin d'une barrique.

— Sergent, la nuit est noire, hein ?

— Oui, caporal.

— Elle se prêterait pas un peu à tous les complots, sergent ?

— Tss, tss, tss...

Le caporal sentant venir une nouvelle conférence, il s'appuya confortablement contre le mur et sortit de derrière son oreille un mégot qu'il ralluma en l'abritant de sa main. Il remarqua à peine la frêle silhouette qui approchait d'eux dans la nuit : encapuchonnée, masquée, gantée de noir, elle avançait courbée sous le poids des pots de peinture qu'elle portait. Elle n'était plus qu'à quelque mètres des deux agents quand ceux-ci l'aperçurent : elle se dirigeait vers la porte cochère où ils étaient abrités.

— C'est bien le 80, ici, monsieur l'agent ?

— Oui, jeune homme.

— Merci bien.

Le jeune homme tout de noir vêtu frappa à la porte et, aussitôt, une petite trappe s'ouvrit sur un regard méfiant. Le mot de passe ? Les deux agents se faisaient tout petits pour ne pas déranger et pour ne pas risquer qu'on leur demande d'aller fumer sous une autre porte cochère. Le jeune homme réfléchit un instant avant de répondre. Les écureuils du parc central sont tristes les lundis. La trappe se referma aussitôt et, un instant plus tard, la porte s'entrebâillait. Le jeune homme en noir salua les deux agents d'un signe de tête et disparut.

— Qu'est-ce qu'on disait, caporal ?

— Vous alliez m'expliquer que la nuit noire ne se prête pas à tous les complots, sergent.

— Ah ! oui...

*

Les petits êtres pressés qui couraient à sa surface ne s'en doutaient pas, mais la planète avait une mémoire. Pas une mémoire gravée à la surface de la pierre, comme celle des hommes ; mais une mémoire qui était la pierre : chaque pli, chaque cristal, chaque crevasse était un souvenir. Quand les hommes rêvaient pour ne pas oublier, la planète entrait en éruption, tremblait et métamorphisait. La planète se souvenait. Et elle comptait les tours, un après l'autre, milliard après milliard.

*

— Réfléchis, un peu, caporal : les comploteurs ne complotent pas la nuit ! Qu'est-ce qu'il veut le comploteur, hein ?

— Euh... Comploter, sergent ?

— Non ! Enfin, si, mais pas seulement : ce qu'ils veulent, les comploteurs, c'est ne pas se faire repérer. Du coup, ils se cachent, les comploteurs, ils cherchent à être invisibles. Et comment être invisible, caporal ?

— Euh... En se cachant dans la nuit noire qui se prête à tous les complots, sergent ?

— Mais non ! Tu t'imagines que les comploteurs vont passer inaperçus en se baladant la nuit tout habillé de noir ? Mais tout le monde saurait que ce sont des comploteurs ! Ça ne marcherait pas. Tiens, prends ces messieurs.

Quatre homme vêtus, encapuchonnés, masqués et gantés de noir poussaient dans la rue une caisse montée sur roulettes. Celle-ci était recouverte d'un drap noir et faisait Mrouuuuuuuu ! à chaque à-coup. Voyant qu'on parlait d'eux, ils s'arrêtèrent, un peu mal à l'aise.

— Messieurs, rassurez donc mon collègue. Est-ce que vous êtes des comploteurs ?

— Nous, des comploteurs ? Quelle idée !

— Ah ! Ah ! Quel humour, monsieur l'agent.

Mrouuuuuuuuuuuuuuu !

— Non, nous cherchons simplement le numéro 80.

— Tu vois, caporal, ces messieurs cherchent simplement le numéro 80, ce ne sont absolument pas des comploteurs. C'est ici, le numéro 80, messieurs.

— Ah ! Merci.

L'un des hommes frappa à la porte tandis que les trois autres empêchaient la caisse de redescendre la rue. La trappe s'ouvrit de nouveau : Le mot de passe ? L'homme en noir eut un mouvement de recul. Quel mot de passe ? Les yeux derrière la trappe se firent plus suspicieux : Le mot de passe. L'homme en noir se tourna vers les autres larrons.

— L'un de vous connaît le mot de passe ?

— Oui, c'est Le hérisson de la librairie est élégant en semaine.

— Mais non ! c'est pas un hérisson, c'est un hippopotame, et ce n'est pas en semaine, c'est le dimanche.

Mrouuuuuuuuuuuuuuu !

— Tu es sûr que c'était un hippopotame ? C'est pas très élégant, un hippopotame. Ce serait pas plutôt un wombat ?

Celui qui avait frappé à la porte regardait, stupéfait, ses acolytes chercher un consensus. Discrètement, le sergent tira sur la manche de sa robe noire pour attirer son attention. L'homme se pencha et l'agent lui dit à l'oreille le mot de passe qu'il répéta à la trappe. La porte s'ouvrit et l'homme se retourna vers ses amis qui discutaient toujours.

Le wombat du lycée est velu le vendredi, du coup ?

— Hep ! La porte est ouverte.

— Ben, on n'avait pas dit que c'était un pélican blanc ?

Hého ! La porte est ouverte.

— Mrouuuuuuuuuuuuu !

Stop ! La porte est ouverte.

— Ben, fallait le dire.

Une fois la caisse poussée à l'intérieur, l'homme en noir revint voir le sergent et lui serra la main.

— Merci beaucoup, monsieur l'agent.

— Bon courage.

*

La planète ne tenait pas le compte des naissances et des morts des humains, comme les humains ne tiennent pas le registre des éphémères. Parfois, cependant, une étoile apparaissait, une autre s'éteignait dans un dernier coup d'éclat, et cela suffisait à rompre la monotonie d'une ronde sans fin.

*

— Et donc, sergent, les comploteurs complotent en journée pour qu'on ne devine pas qu'ils sont des comploteurs ?

— Exactement ! Et ils s'habillent comme toi et moi, pour passer inaperçus !

— Vous êtes sûr, sergent ? Les comploteurs portent l'uniforme ?

Mrouuuuuuuuuuuuuuuuuuuu !

Le sergent profita de la distraction pour contourner le point faible qui venait d'apparaître dans sa théorie du complot. Il prit son air le plus officiel et frappa à la porte comme tant d'autres avant lui. La trappe s'ouvrit immédiatement.

— Besoin d'aide, citoyen ?

— Merci, monsieur l'agent, mais ça ira : l'éléphant de la maison ne se laisse pas peindre, aujourd'hui.

— Si vous le dites...

Et la trappe se referma. Le caporal avait l'air narquois.

— Quoi ?

— Et donc, sergent, les comploteurs portent l'uniforme ?

— Oui, caporal, les comploteurs portent l'uniforme, ça va de soi : si tu ne veux pas sortir du commun, il te faut viser l'uniformité. Et pour ça, tu portes l'uniforme.

— Ah.

Le caporal laissa là la conversation pour un instant et il prit le temps de réfléchir. Plus le temps passait, plus son visage se déformait d'inquiétude. Il finit par craquer et demanda :

— Mais alors, sergent, on risque d'être pris pour des comploteurs !

— Mais non, caporal, puisqu'il fait nuit noire !

Un jeune homme fatigué arriva à ce moment-là près de la porte cochère. Tandis qu'il cherchait ses clefs, les deux agents le dévisagèrent longuement. Sa tenue avait éveillé leur suspicion : il n'était ni vêtu de noir, ni ganté de noir, ni encapuchonné de noir. N'était la nuit noire, ils l'auraient immédiatement arrêté pour complotage. Le jeune homme approcha de la porte, salua d'un signe de tête les deux agents et introduisit sa clef dans la serrure. Le sergent se pencha vers lui d'un air important.

Les écureuils du parc central sont tristes les lundis.

— Ils ont bien raison : je n'aime pas les lundis. Bonsoir.

À peine la porte fermée, une clameur retentit dans la maison : Surprise ! Puis, l'instant d'après : Mrouuuuuuuuuuuu ! Le sergent et le caporal se regardèrent un instant en cherchant à comprendre. Ils échouèrent.

— Viens, caporal, on va trouver une autre porte à surveiller. Personne ne volera celle-ci, avec tout ce va-et-vient.

*

Et la planète continue de tourner. Elle se souvient des comètes, des naissances des étoiles et des morts des galaxies. Mais elle ignore et ignorera à tout jamais ce qui se passe à sa surface. Elle ignore qu'il y a trente ans je naissais. Comme elle ignore que mes amis, cette semaine, m'ont offert un éléphant bleu.

dimanche 18 avril 2010

Rapprochement

Ben se dévoile en ce moment au Musée d'art contemporain de Lyon. (L'exposition s'intitule Streap tease intégral de Ben.) Y voyant un tableau où était écrit en noir, sur fond noir, j'aime le noir, j'aurais pu penser à Yasmina Réza et au tableau blanc, barré de blanc, avec un fin liseré blanc. J'y ai plutôt vu un pastiche de Pierre Soulages et de ses tableaux où le noir vibre, barbouille et éblouit. Et, plus surprenant, je me suis souvenu d'Espagnagna, un morceau pour piano qui parodie España d'Emmanuel Chabrier en en reprenant le thème.

Qu'on me permette ce raccourci : Ben, c'est Erik Satie qui écrirait au mur.

jeudi 15 avril 2010

Mots

Kiwi
(N.m.) Oiseau pittoresque, aptère, antipodéen.

Perdus dans la forêt, abandonnés des hommes, accablés de malheur, nous préparions notre âme à Dieu lorsqu'un cri perça notre désespoir. Kiwiiiiiiiiiiiiiiiii ! Kiwiiiiiiiiiii ! Craignant quelque nouveau diable, redoutant une mort atroce, nous resserrâmes les rangs et lui fîmes face. La bête survint : sa vue, son cri, sa chair nous redonnèrent goût à la vie. Tel son cri, tel fut le nom que nous lui donnâmes.

Abel Tasman, Onze avonturen op een continent erg grappig, 1643

Potomac
(N. pr.) Fleuve autochtone nord-américain.

La vallée s'étendait devant nous, large, fertile, verdoyante. Des animaux puissants et cornus y paissaient : de nos vaches ils avaient la silhouette placide ; de ma grand-mère, les épaules bossues ; des éléphants d'Asie la taille phénoménale. Le fleuve, boueux et bouillonnant, charriait des troncs d'arbres semblables à des piliers de cathédrales. Nulle part auparavant ne m'avaient à ce point frappé la grandeur, la puissance, la majesté de l'œuvre de Notre Créateur.

Voyant cette terre féconde, ce fleuve riche d'alluvion, ces bestiaux lourds de viande, je crus comprendre la prospérité illogique des sauvages qui nous avaient accueillis. J'ai découvert le pot aux roses, dis-je à mon guide. Il tira un instant sur sa longue pipe de bois, méditant sa réponse. Non, me dit-il en un souffle, vous découvrez le Potomac.

Robert Batts Fallum, Letters to General Abraham Wood, 1671

Cacochyme
(Adj.) Valétudinaire, égrotant, souffreteux.

Comment, Monsieur, devrais-je ne point m'échauffer ?
Ma bile bouillonne, ma lymphe émulsionne,
Enragées, de fureur, mes humeurs s'abîment !
Ah ! Par un charlatan, s'entendre déclarer
Que son foie, que son coeur, que sa rate fonctionnent ;
Fi ! Gravissime erreur : je suis bien cacochyme !

Molière, L'hypocondriaque agressif, 1673

mardi 9 mars 2010

Quand ils seront grands, je serai nègre

Stupéfaction : j'ai lu, dans Le Monde daté du 5 mars 2010, que le journaliste François Forestier tire bon an mal an, 100 000 euros de son activité de nègre. Pourquoi ne nous dit-on pas ça lorsqu'on est au lycée ? Que font les conseillères d'orientation ? On nous vend du glamour, on nous impose du raisonnable, on nous veut ingénieur, ou pompier, ou astronaute, alors que c'est nègre qu'il faudrait être !

La valeur peut ne pas attendre le nombre des années, mes années impatientes se lassent d'attendre la fortune. Aussi envisagé-je ma reconversion. Ce qu'il me faut, c'est un échantillon, comme sur les marchés de Provence : un petit machin rigolo que je montrerai aux éditeurs pour leur fourguer ma camelote et gagner ma croûte. Il suffirait que je me fasse la main sur un ami, en tout bien, tout honneur, que je lui trousse une petite autobiographie. Je ne manque pas d'amis brillants, je n'ai que l'embarras du choix, pensé-je...

Il m'a pourtant fallu choisir et trier parmi mes amis, comme Barbe-Bleue se demandant laquelle de ses femmes il allait pouvoir dévorer. Jocelyn est une pièce de choix, mais l'on attendrait d'un traducteur d'Aristote qu'il se cuisine lui-même. Camille est prometteuse : une dompteuse de fauves, une aventurière dans la jungle, bref un professeur en banlieue parisienne ; mais tout cela sentirait le réchauffé, le ragout de Maya Goyet. Olivier, alors ? Mais qui lit encore des biographies de mathématiciens, à part Romain ?

Non, il me fallait viser plus exotique, sans vouloir vexer quiconque. Après bien des hésitations, je n'en ai gardé que trois, que je vous demanderai de ne pas me voler.

  • Bertrand a une belle plume, ç'aurait dû être un inconvénient ; mais il me suffit d'attendre. Dès qu'il sera président d'une entreprise du CAC 40, ministre d'État, que sais-je ? aventurier-milliardaire façon Richard Branson, il n'aura plus le temps d'écrire. Déjà, alors qu'il n'est encore rien de tout cela, il ne blogue plus. Son autobiographie tiendra le lecteur en haleine par un secret dont je retarderai encore et toujours la révélation ; un détail, un manque que le lecteur aura en tête et que je viendrai titiller pour lui du bout de ma plume, comme une dent creuse que l'on teste du bout de la langue ; une demi-incisive manquante dont on cherchera la trace. On inventera un Rosebud : ce sera un ciré jaune, sur des rochers de la côte bretonne, et un plongeon dans un petit trou d'eau.
  • Il y en a toujours un, pour tous les films. C'est un homme entre deux âges, ni gros ni maigre, ni beau ni laid. Il n'a jamais l'air de rien faire, mais il est sur toutes les photographies de plateau : sa tête dépasse d'une épaule, on le devine dans la pénombre, il meuble un coin de l'image. C'est celui qui semble seul et triste quand tout le monde rit à une blague de la vedette. Lorsque Valentin sera le nouvel Orson Welles, je serai celui-là. Son ombre, son fantôme, son rien. Je n'aurai pas mon nom au générique de ses films, ni sur la couverture de son autobiographie, mais j'écrirai tranquillement sa légende, celle d'un homme né sous le signe du cinéma, dans une fatalité nivernaise. Nevers est une grande ville, un enfant peut en faire le tour à pied. J'ordonnerai à Resnais et Duras de s'être penchés sur son berceau et c'est ainsi que, de sa vie, je ferai un destin.
  • Je devrai bien reconnaître que je me serai trompé lorsque, confortablement installé dans son jet privé, je recueillerai les confidences de ce magnat de l'agroalimentaire. MIAM : We feed the world. Antoine aura eu raison, contre moi. Je serai beau joueur, mais comment ne pas l'être ? et je le suivrai dans sa tournée des producteurs : tel Néo-Zélandais qui fournit des kiwis locaux aux populations locales, tel cultivateur des rives du Niger qui fourgue des melons aux Nigériens, tel Auvergnat dont les myrtilles équitables nourriront Clermont-Ferrand. Grow local, think global. Mon amour propre en aura pris un coup, mais je rapporterai des ananas de Martinique.

Et lorsque je serai vieux, que mes économies auront fondu à l'approche de tant d'étés, que ma fortune aura été dilapidée en tant de pilules miracles, que j'aurai ruiné ma vie dans la quête toujours renouvelée d'un inaccessible ventre plat, à mon tour, j'engagerai un nègre, pour qu'il raconte tout cela, au passé. Cela m'assurera bien une petite retraite.

dimanche 7 mars 2010

Billet optimiste

Deux pessimismes à éviter : d'un côté, croire à un âge d'or à jamais révolu, à un jardin édénique dont nous aurions été définitivement chassés, aux jeunes qui étaient plus jeunes quand nous l'étions aussi ; de l'autre, craindre une déchéance inéluctable, une souillure dont nous ne saurions plus nous laver, un lendemain qui ne vaudrait pas notre aujourd'hui apeuré. La même peur approchée de deux côtés différents, le même fatalisme masochiste.

Démonstration par le rut, puisque le printemps approche.

Les antiques, dont l'Antiquité était le présent, s'étaient inventé un âge d'or très pittoresque qu'ils avaient peuplé de Dieux, de Titans et de bestioles en tous genres. Prométhée, qui était un Titan, volait le feu au Dieu ; un aigle lui dévorait conséquemment le foie. Les hommes, au milieu de cette ménagerie, subissaient, égarés. Rares, ceux qui se rebellent : Hercule, dans son berceau, étouffe les serpents envoyés par Héra. Pendant ce temps, Zeus se change en cygne pour charmer Léda, en taureau pour engrosser Pasiphaé, en pluie d'or pour rejoindre Danaé.

Ça, un âge d'or ? Les mortels vivaient dans la peur, les fermiers n'osaient plus envoyer leur femme à la basse-cour : telle petite poule pouvait être Apollon ou telle oie, Bacchus. Comment savoir ? Les gens prudents devaient prendre les enfants du bon Zeus pour des canards sauvages, et réciproquement. Une giboulée de mars, une averse de grêle, une chute de neige pouvaient causer une grossesse, et les rayons de lune, et l'éclat du soleil. Le lit conjugal n'était plus qu'une mauvaise farce : cette femme était-elle bien l'épouse aimée ou Aphrodite déguisée ? cet homme barbu, était-ce Héra, jalouse, qui venait se venger ? étais-je même moi-même qui honorais l'être cher, ou un simple vaisseau pour un dieu en goguette ?

Les amours étaient angoissées et suspectes à force d'être météorologiques, zoologiques et vaudevillesques. Pour parler en ingénieur, notre époque a gagné en fiabilité et en sécurité. Cet homme est un homme, cette femme est une femme. (Sauf exceptions.) On y a perdu en fantaisie, sans doute : ce n'est pas tout les jours que l'on couche avec une pluie d'or, les douches dorées ne sont qu'un pis-aller ; mais la gêne a disparu, faisant place au plaisir.

Le corps n'est plus ce mauvais déguisement de mardi gras qu'empruntaient des divinités en manque de loisirs ; il exulte et ne demande qu'à sentir, qu'à jouir, qu'à aimer. Demain, le printemps sera là : le corps se dévoilera de nouveau. La peau se soumettra aux caresses du soleil, au frôlement des regards. La jeunesse se montrera, tout en fraîcheur, en muscles et en pulpe.

L'avenir s'annonce radieux.

mercredi 3 mars 2010

Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaargh !

Je fais amende honorable. Je bats ma coulpe. Je me flagelle avec des orties. Bio, les orties. J'ai été méchant, j'ai mérité ma punition, j'expie ma faute. Le libéralisme me possédait, ma propre liberté m'enivrait, l'Humanité pleurait mon égoïsme. Cesse de pleurer, pauvre Humanité, je me repens, je suis à tes côtés. Pour peu qu'un souhait, un seul, me soit exaucé. J'ose à peine le formuler, la honte m'étreint, je suis mortifié. Est-ce que je pourrais... Non, c'est trop affreux. Comment osé-je ? Mais pourtant si. Il faut que cela soit dit.

N'ont-ils que ça à faire tous ces gens altruistes ? Comment ont-ils pu accumuler toutes ces saloperies, toutes ces conneries, toutes ces babioles et ces brimborions ? Et il faudrait recycler ça ! Mais qu'on brûle le tout ! Je m'engage à capter le dioxyde de carbone émis moi-même, tout seul, dans mes petits poumons asthmatiques ! Mais par pitié, que cela cesse ! Laissez-moi, ne me sauvez pas, oubliez mon âme, à d'autres la rédemption, confisez-moi dans mon égoïsme et mon irresponsabilité ! Gardez le DVD de Michèle Bernier ! (Elle ne m'amuse pas et je n'aimais pas le professeur Choron, non plus. Cela fait du bien de le dire.) Gardez votre collection de porte-clefs ! Gardez votre tondeuse, vous qui êtes à Brindas ! Laissez-moi, je vous en prie !

Quatre-cent-cinquante courriels en trois jours. Combien de kilowatts pour router, pour résoudre, pour transférer, pour stocker, pour afficher tout ça ? Combien de temps pour les écrire ? Combien de temps perdu à ne même pas les lire, à les voir passer, à les ignorer, à les supprimer ? Combien de dioxyde de carbone émis, combien de bébés phoques tués pour un déguisement offert à Gerland ?

J'ai bien compris que je devais adhérer à une AMAP. Promis, j'y pense. Mais puis-je, s'il vous plaît, en toute humilité, en toute fraternité, me désinscrire de Freecycle ?

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