Déçu par le dernier Désérable, paresseux et assez vide, j’avais besoin de roman, de fiction, de subtilités, de tours et détours dans des vies imaginaires fantasmées. Je sautai sur Autre étude de femme, de Balzac. Oh, ce n’est pas un bien bon Balzac, mais il contient plus d’invention et de nuances que le Désérable. Dans cette nouvelle, Balzac convie à un dîner certains des personnages de la Comédie Humaine : Marsay, Bianchon, Blondet, Nucingen, la marquise d’Espard… La nouvelle est composée de plusieurs épisodes qui se suivent, au gré de la conversation des convives. L’un d’eux est l’occasion d’une tirade de Blondet de quatre pages (dans mon édition Pléiade), sur le thème de la femme comme il faut
, c’est-à-dire la Parisienne. Blondet est le type du journaliste arriviste, brillant, qui écrit et parle bien. Voyez comme Balzac fouille les moindres recoins de son archétype, comme il laisse se déployer tous les traits et attitudes de son modèle, en déversant son flot de comparaisons et métaphores, et comme son français majestueux irradie au point de vous faire bêtement penser que c’est la plus belle langue du monde. Je respecte la ponctuation de l’éditeur ; c’est peut-être celle de l’auteur, elle est parfois un peu hasardeuse. On aimerait aujourd’hui lire un équivalent moderne chez un bon écrivain en vue, je ne sais pas, le bobo trentenaire dans sa splendeur quotidienne par exemple. Mais vous pourrez transposer de vous-même.
– Tout cela ne me dit pas ce qu’est une femme comme il faut ? s’écria le jeune polonais.
– Eh ! bien, je vais vous l’expliquer, répondit Emile Blondet au compte Adam. Par une jolie matinée, vous flânez dans Paris. Il est plus de deux heures, mais cinq heures ne sont pas sonnées. Vous voyez venir à vous une femme, le premier coup d’œil jeté sur elle est comme la préface d’un beau livre, il vous fait pressentir un monde de choses élégantes et fines. Comme le botaniste à travers monts et vaux de son herborisation, parmi les vulgarités parisiennes vous rencontrez enfin une fleur rare. Ou cette femme est accompagnée de deux hommes très distingués dont un au moins est décoré, ou quelque domestique en petite tenue la suit à dix pas de distance. Elle ne porte ni couleurs éclatantes, ni bas à jours, ni boucle de ceinture trop travaillée, ni pantalons à manchettes brodées bouillonnant autour de sa cheville. Vous remarquerez à ses pieds, soit des souliers de prunelle à cothurnes croisés sur un bas de coton d’une finesse excessive ou sur un bas de soie uni de couleur grise, soit des brodequins de la plus exquise simplicité. Une étoffe assez jolie et d’un prix médiocre vous fait distinguer sa robe, dont la façon surprend plus d’une bourgeoise : c’est presque toujours une redingote attachée par des nœuds, et mignonnement bordée d’une ganse ou d’un filet imperceptible. L’inconnue a une manière à elle de s’envelopper dans un châle ou dans une mante ; elle sait se prendre de la chute des reins au cou, en dessinant une sorte de carapace qui changerait une bourgeoise en tortue, mais sous laquelle elle vous indique les plus belles formes, tout en les voilant. Par quel moyen ? Ce secret, elle le garde sans être protégée par aucun brevet d’invention. Elle se donne par la marche un certain mouvement concentrique et harmonieux qui fait frissonner sous l’étoffe sa forme suave ou dangereuse, comme à midi la couleuvre sous la gaze verte de son herbe frémissante. Doit-elle à un ange ou à un diable cette ondulation gracieuse qui joue sous la longue chape de soie noire, en agite la dentelle au bord, répand un baume aérien et que je nommerais volontiers la brise de la Parisienne ? Vous reconnaîtrez sur les bras, à la taille, autour du cou, une science de plis qui drape la plus rétive étoffe, de manière à vous rappeler la Mnémosyne antique. Ah ! comme elle entend, passez-moi cette expression, la coupe de la démarche ! Examinez bien cette façon d’avancer le pied en moulant la robe avec une si décente précision, qu’elle excite chez le passant une admiration mêlée de désir, mais comprimée par un profond respect. Quand une Anglaise essaie de ce pas, elle a l’air d’un grenadier qui se porte en avant pour attaquer une redoute. À la femme de Paris le génie de la démarche ! Aussi la municipalité lui devait-elle l’asphalte des trottoirs. Cette inconnue ne heurte personne. Pour passer, elle attend avec une orgueilleuse modestie qu’on lui fasse place. La distinction particulière aux femmes bien élevées se trahit surtout par la manière dont elle tient le châle ou la mante croisée sur sa poitrine. Elle vous a, tout en marchant, un petit air digne et serein, comme les madones de Raphaël dans leur cadre. Sa pose, à la fois tranquille et dédaigneuse, oblige le plus insolent dandy à se déranger pour elle. Le chapeau, d’une simplicité remarquable, a des rubans frais. Peut-être y aura-t-il des fleurs, mais les plus habiles de ces femmes n’ont que des nœuds. La plume veut la voiture, les fleurs attirent trop le regard. Là-dessous vous voyez la figure fraîche et reposée d’une femme sûre d’elle-même sans fatuité, qui ne regarde rien et voit tout, dont la vanité blasée par une continuelle satisfaction répand sur sa physionomie une indifférence qui pique la curiosité. Elle sait qu’on l’étudie, elle sait que presque tous, même les femmes, se retournent pour la revoir. Aussi traverse-t-elle Paris comme un fil de la Vierge, blanche et pure. Cette belle espèce affectionne les latitudes les plus chaudes, les longitudes les plus propres de Paris ; vous la retrouverez entre la 10e et la 110e arcade de la rue de Rivoli ; sous la Ligne des boulevards, depuis l’Équateur des Panoramas, où fleurissent les productions des Indes, où s’épanouissent les plus chaudes créations de l’industrie, jusqu’au cap de la Madeleine ; dans les contrées les moins crottées de bourgeoisie, entre le 30e et le 150e numéro de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Durant l’hiver, elle se plaît sur la terrasse des Feuillants et point sur le trottoir en bitume qui la longe. Selon le temps, elle vole dans l’allée des Champs-Élysées, bordée à l’est par la place Louis XV, à l’ouest par l’avenue de Marigny, au midi par la chaussée, au nord par les jardins du faubourg Saint-Honoré. Jamais vous ne rencontrerez cette jolie variété de femme dans les régions hyperboréales de la rue Saint-Denis, jamais dans les Kamtschatka des rues boueuses, petites ou commerciales ; jamais nulle part par le mauvais temps. Ces fleurs de Paris éclosent par un temps oriental, parfument les promenades, et passé cinq heures, se replient comme les belles-de-jour. Les femmes que vous verrez plus tard ayant un peu de leur air, essayant de les singer, sont des femmes comme il en faut ; tandis que la belle inconnue, votre Béatrix de la journée, est la femme comme il faut. Il n’est pas facile pour les étrangers, cher comte, de reconnaître les différences auxquelles les observateurs émérites les distinguent, tant la femme est comédienne, mais elles crèvent les yeux aux Parisiens : c’est des agrafes mal cachées, des cordons qui montrent leurs lacis d’un blanc roux au dos de la robe par une fente entrebâillée, des souliers éraillés, des rubans de chapeau repassés, une robe trop bouffante, une tournure trop gommée. Vous remarquerez une sorte d’effort dans l’abaissement prémédité de la paupière. Il y a de la convention dans la pose. Quant à la bourgeoise, il est impossible de la confondre avec la femme comme il faut ; elle la fait admirablement ressortir, elle explique le charme que vous a jeté votre inconnue. La bourgeoise est affairée, sort par tous les temps, trotte, va, vient, regarde, ne sait pas si elle entrera, si elle n’entrera pas dans un magasin. Là où la femme comme il faut sait bien ce qu’elle veut et ce qu’elle fait, la bourgeoise est indécise, retrousse sa robe pour passer un ruisseau, traîne avec elle un enfant qui l’oblige à guetter les voitures ; elle est mère en public, et cause avec sa fille ; elle a de l’argent dans son cabas et des bas à jour aux pieds ; en hiver, elle a un boa par-dessus une pèlerine en fourrure, un châle et une écharpe en été : la bourgeoise entend admirablement les pléonasmes de toilette. Votre belle promeneuse, vous la retrouverez aux Italiens, à l’Opera, dans un bal. Elle se montre alors sous un aspect si différent, que vous diriez deux créations sans analogie. La femme est sortie de ses vêtements mystérieux comme un papillon de sa larve soyeuse. elle sert, comme une friandise, à vos yeux ravis les formes que le matin son corsage modelait à peine. Au théâtre, elle ne dépasse pas les secondes loges, excepté aux Italiens. Vous pourrez alors étudier à votre aise la savante lenteur de ses mouvements. L’adorable trompeuse use des petits artifices politiques de la femme avec un naturel qui exclut toute idée d’art et de préméditation. A-t-elle une main royalement belle, le plus fin croira qu’il était absolument nécessaire de rouler, de remonter ou d’écarter celle de ses ringleets ou de ses boucles qu’elle caresse. Si elle a quelque splendeur dans le profil, il vous paraîtra qu’elle donne de l’ironie ou de la gràce à ce qu’elle dit au voisin, en se posant de manière à produire ce magnifique effet de profil perdu, tant affectionné par les grands peintres, qui attire la lumière sur la joue, dessine le nez par une ligne nette, illumine le rose des narines, coupe le front à vive arête, laisse au regard sa paillette de feu, mais dirigée dans l’espace, et pique d’un trait de lumière la blanche rondeur du menton. Si elle a un joli pied, elle se jettera sur un divan avec la coquetterie d’une chatte au soleil, les pieds en avant, sans que vous trouviez à son attitude autre chose que le plus délicieux modèle donné par la lasitude à la statuaire. Il n’y a que la femme comme il faut pour être à l’aise dans sa toilette ; rien ne la gêne. Vous ne la surprendrez jamais, comme une bourgeoise, à remonter une épaulette récalcitrante, à faire descendre un busc insubordonné, à regarder si la gorgette accomplit son office de gardien infidèle autour de deux trésors étincelants de blancheur, à se regarder dans les glaces pour savoir si la coiffure se maintient sans ses quartiers. Sa toilette est toujours en harmonie avec son caractère, elle a eu le temps de s’étudier, de décider ce qui lui va bien, car elle connaît depuis longtemps ce qui ne lui va pas. Vous ne la verrez pas à la sortie, elle disparaît avant la fin du spectacle. Si par hasard elle se montre calme et noble sur les marches rouges de l’escalier, elle éprouve alors des sentiments violents. Elle est là par ordre, elle a quelque regard furtif à donner, quelque promesse à recevoir. Peut-être descend-elle ainsi lentement pour satisfaire la vanité d’un esclave auquel elle obéit parfois. Si votre rencontre a lieu dans un bal ou dans une soirée, vous recueillerez le miel affecté ou naturel de sa voix rusée ; vous serez ravi de sa parole vide, mais à laquelle elle saura communiquer la valeur de la pensée par un manège inimitable.
– Pour être femme comme il faut, n’est-il pas nécessaire d’avoir de l’esprit, demanda le comte polonais.
– Il est impossible de l’être sans avoir beaucoup de goût, répondit madame d’Espard.
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