vendredi 25 août 2017

Sac à dos, sac à dos !

En ces temps d’attentats, une procédure de sécurité inutile s’est répandue un peu partout depuis deux ans. Lieux publics, commerces, bureaux : peu ne sont pas concernés. Il s’agit simplement de faire ouvrir les sacs à dos. Un agent de sécurité y jette un regard plus ou moins rapide, et vous laisse passer.

Sac à dos, sac à dos ! On n’y échappe plus. Le matin en arrivant à mon lieu de travail, après déjeuner en y remontant. (On ne sait jamais ce qui pourrait se retrouver dans votre sac à dos entre 8 et 13 heures, mieux vaut contrôler plutôt deux fois qu’une.) Le midi, en entrant dans le centre commercial. En fin de journée, lorsqu’on sort de chez son disquaire favori, et même si aucune alarme ne s’est déclenchée lors du passage du portique contre les vols. À l’entrée des musées, des bureaux de vote, etc.

Ce qui m’agace, c’est l’absence de recul, et pour tout dire la bêtise avec laquelle cette consigne est appliquée. Sans compter son côté systématique et usant, au bout de la cinquième fois de la journée. Mon sac comporte trois compartiments, mais on ne me demande jamais d’ouvrir les deux petits. Et on ne regarde jamais au fond du compartiment principal. Pendant les quelques instants où je suis arrêté, cinq dames ont eu le temps de passer derrière l’agent de sécurité, chacune avec un sac à main. Mais non, les sacs à main ne sont pas contrôlés, même ceux qui sont plus volumineux que mon sac. Je suis bien idiot, je devrais abandonner le sac à dos pour le sac à main. Devant moi, on fait ouvrir une petite valise à roulettes. Aussitôt ouverte, on la fait refermer, sans même que l’agent ait fait mine d’essayer de regarder un peu son contenu ! Quel est l’intérêt ?

Soyons sérieux : soit on installe des dispositifs lourds, couteux et invasifs similaires à ceux qu’on voit dans les aéroports, et on embête vraiment en contrôlant tout le monde (le contrôle acquérant ainsi un semblant d’efficacité), soit on ne fait rien. Tout intermédiaire ne sert à rien, à part faire râler les propriétaires de sac à dos qui n’ont rien à se reprocher.

dimanche 30 juillet 2017

Old Devil

Lorsque nous allons à Londres, Fabrice et moi ne manquons jamais de courir les librairies, notamment de livres d’occasion, pour ramener en France un peu (beaucoup) de littérature en anglais.

Il y a cinq ans, deux Kingsley Amis (1922-1995) ont ainsi traversé la Manche : Lucky Jim, son premier roman de 1954, et The Old Devils de 1986, qui lui avait fait gagner le Booker Prize. Malgré sa connaissance quasi encyclopédique du roman comique britannique, Fabrice n’avait jamais lu cet auteur. J’avais essayé moi aussi à l’époque, mais The Old Devils m’avait rebuté par sa difficulté, et je le délaissai à mi-parcours. Je voyais depuis Kingsley Amis comme un écrivain conservateur, râleur, porté sur le sexe et fortement alcoolique. D’où cette image excessivement négative (et globalement fausse) avait-elle bien pu me venir ?

Il y a deux semaines, j’étais contraint à une longue attente à l’aéroport de Francfort. Je suis tombé par hasard sur un essai posthume de Kingsley Amis, The King’s English, publié par son fils Martin en 1997 ; je l’achetai immédiatement. Le livre est tout à la fois un glossaire, avec des entrées classées par ordre alphabétique, une digression sur la langue anglaise et un recueil de conseils et consignes pour bien écrire et parler l’anglais, parsemé de souvenirs de l’auteur. Amis s’appuie sur un grand classique anglais, le Dictionary of Modern English Usage de Fowler (1926), qu’il cite et commente abondamment, ce livre-là étant lui aussi bourré de witticisms. Les nombreux passages où Amis explique comment tel mot ou expression doivent se prononcer et s’accentuer sont très drôles.

À l’entrée Gay, voici ce qu’il écrit. La traduction est de votre serviteur :

L’emploi de ce mot en tant qu’adjectif ou nom pour désigner un homosexuel a depuis longtemps, et de façon inhabituelle, attiré à lui une forte répugnance. Cette “nouvelle” signification est pourtant courante depuis des années. L’expression Gay lib se trouve dans le Roget révisé depuis 1987, et le Concise Oxford Dictionary de 1988 donne homosexuel comme sens n°5 du mot gay. Cependant, dans cet ouvrage, le mot est suivi de la précision “jargon”, c’est-à-dire “couramment employé au sein d’un groupe restreint”. Sans aucun doute, même en Angleterre aujourd’hui, les gens qui ont des lettres ne constituent pas un groupe restreint, et quiconque sait lire sait depuis longtemps ce que gay signifie. Et pourtant, en ce printemps de 1995, encore et toujours quelque vieil acariâtre, l’écume aux lèvres, exige publiquement et dans ses écrits que le mot soit “rendu” à l’usage hétérosexuel qui lui est propre.

C’est impossible. Je reconnais que je suis ennuyé, comme tout un chacun, car dans les faits il ne m’est pas permis de citer en public ce que Chesterton a écrit au début du merveilleux poème dédicatoire à son livre Le Nommé Jeudi (The Man Who Was Thursday, 1908). Mais je peux certainement le citer sans problème ici. Il est fait référence aux années 1890.

Un nuage obscurcissait l’esprit des hommes

Et le temps allait gémissant,

Oh ! oui, un nuage maladif couvrait l’âme

Lorsque tous deux nous étions jeunes gens.

La science annonçait le nihilisme

Et l’art admirait la décadence ;

Le monde était vieux et finissant,

Mais toi et moi étions gays.

Le fait que ces lignes ne choquent plus aujourd’hui ne doit pas masquer que, plus généralement, une fois qu’un mot est non seulement courant mais accepté bon gré mal gré dans une certaine acception, aucune puissance sur terre ne peut le rejeter. Les plus subtiles affinités avec les changements d’une langue, ou un minimum de réflexion éclairent cette vérité.

Ce n’est plus totalement une vérité malvenue. Le mot gay est réjouissant et plein d’espoir, à l’opposé du monde des lugubres et cliniques associations punitives du mot homosexuelNous avons la chance de pouvoir nous payer le luxe de la générosité, lorsque notre vocabulaire s’élargit et s’enrichit.

Ceci achève de me convaincre de l’idée erronée que j’avais de cet écrivain, et de son talent.

lundi 20 mars 2017

Escapades russes

Il y a dix ans, alors que j’étais tout jeune embauché, Jacques, notre expert et mon supérieur hiérarchique de l’époque, m’avait proposé de l’accompagner en Arménie. Il s’agissait de suivre un chantier, sur plusieurs missions de deux ou trois jours. L’Arménie n’a qu’une centrale nucléaire (qui dans l’ensemble fait très peur quand on marche entre ses bâtiments), mais se dote peu à peu, souvent par le biais de moyens internationaux, de nouvelles installations.

Jacques est attaché à la langue russe, qu’il parle couramment. Il a séjourné en URSS dès ses études, à la fin des années 1960. Il n’a cessé de retourner depuis dans des pays qui au temps de la guerre froide étaient des satellites de la Russie. Il participe toujours, à ma connaissance, à des fouilles archéologiques dans ces régions, avec sa femme directrice de recherche au CNRS.

Lors de notre première mission à Erevan et Metzamor, je n’ai évidemment rien compris à ce qui s’est dit. Si les plus jeunes apprennent et parlent maintenant l’anglais majoritairement, les plus anciens qui étaient nos interlocuteurs, âgés disons de 45 ans et plus, ont dû apprendre le russe : l’Arménie a été sous domination soviétique jusqu’en 1991. (Un soir Jacques a d’ailleurs essayé de parler russe à un jeune serveur, qui lui a obstinément répondu en arménien – à dessein, m’avait-il semblé. La langue du dominateur était celle de la génération de ses parents, lui ne voulait plus que ce fût la sienne.) Ce fut donc la langue de travail pour quelques jours.

Avant la seconde mission deux mois plus tard, je m’étais mis un petit défi : comprendre au moins la conversation que Jacques ne manquerait pas d’avoir avec le conducteur de taxi, de l’aéroport à l’hôtel. Grande motivation, méthode express. Je me disais même, optimiste, qu’un jour je serais capable de lire Dostoïevski dans sa langue. J’ai compris une partie de la conversation dans le taxi, le moment venu, et quelques échanges informels (au restaurant, le soir ; à la cantine avec nos clients). Je suis retourné en Arménie une dernière fois courant 2007 ; je ne me suis plus rendu dans un pays russophone depuis, je ne le savais pas alors mais j’avais laissé-là toute velléité d’amélioration de mon niveau de russe pour les dix années à suivre.

En mai prochain, nous serons à Saint-Petersbourg à l’occasion des nuits blanches. Je me suis donc fixé un deuxième défi : revenir à l’apprentissage du russe par une méthode détaillée, afin d’acquérir une vision nettement plus extensive de la langue. J’aime bien l’idée d’aller dans un pays et d’en comprendre et parler un peu (beaucoup ?) la langue. Cette langue est difficile pour un Français comme moi, qui ne connais pas de langue slave, qui n’ai jamais été brillant en latin ou en allemand (langues qui ont quelques éléments de proximité avec le russe). Cela représente même un des plus grands efforts intellectuels dans lesquels je me sois lancé. Alors on sourira de mes y, de mes ю ; de mes a, de mes я car beaucoup seront mal-t-à propos. Mais je me rapproche doucement de Dostoïevski, я вам говорю !

mercredi 8 mars 2017

Journée de lutte pour les droits des femmes

Ce midi, le hasard a voulu que je mange avec quatre collègues, de jeunes femmes de mon âge, 30, 35 ans.

La discussion a couru sur les conditions et le bien-être au travail, qui se dégradent doucement mais sûrement dans mon entreprise (pour des raisons qu’il serait trop long de développer ici). On parlait temps de travail, temps partiel, missions à l’étranger, congé parental, condition de jeune parent. Je dois avouer que j’ai été sidéré par tout ce que j’ai entendu. J’en savais bien un peu, mais pas à ce point. Comme dans peut-être beaucoup d’entreprises dont les cadres dirigeants sont exclusivement des hommes, comme dans peut-être beaucoup d’entreprises d’ingénierie, mes collègues sont victimes au quotidien de remarques désobligeantes voire franchement dégueulasses, de comportements misogynes, ou sont lésées de fait. De « Ah, tu vas acheter le pain » (17h30, ma collègue va récupérer son fils à la crèche) jusqu’à une revalorisation salariale outrageusement inférieure à la moyenne en raison d’un congé maternité une partie de l’année passée.

Les préjugés sur la province sont déjà très forts – et totalement infondés, cela va sans dire – dans mon entreprise (« Vous travaillez après 15h le vendredi à Lyon ? »), avec son siège tout puissant en région parisienne, de nombreuses agences dans de grandes villes au sud de la Loire, où la présence de l’école centrale de Paris fut longtemps un pilier fondateur, etc. mais je n’ose imaginer le cas hypothétique d’une collègue lesbienne, qui travaillerait en agence, et serait mariée et mère.

Après plus de dix ans dans l’entreprise, je pensais que les choses évoluaient dans le bon sens depuis le temps où j’étais jeune embauché, cette époque où les vieux ingénieurs qui avaient connu les débuts de l’entreprise étaient experts ou avaient l’âge de partir en retraite. Peut-être un peu. Mais les comportements dont on est parfois le témoin, dont on ne se rend pas toujours compte, ou que j’ai écoutés décrire ce midi, sont aujourd’hui le fait de jeunes directeurs de service qui ont quelques années de plus que moi, 40, 45 ans.

Carton rouge, messieurs. L’égalité est toujours une lutte.

mercredi 22 février 2017

Ce qui peut tenir de crème fouettée sur la langue rose d'un chat

Courtisane de qualité, que les Grâces trois fois décorent, ô Nane ! quel démon vous a mis en tête le tourment de l’Art ? Auriez-vous fait rencontre, dans une brasserie, d’un peintre, d’un esthète, – d’un critique, peut-être (disons le mot) ? Car c’est dans les brasseries, vous le savez, Nane, que se rencontre l’aristocratie de la pensée ; comme, dans les bars, celle de la naissance. Et ces Messieurs auraient-ils noué partie d’épaissir, à leur jargon, ce peu de cervelle qui est la vôtre, qu’on s’imagine mousseuse et candide, pareille à ce qui peut tenir de crème fouettée sur la langue rose d’un chat. Ils vous ont parlé de Nietzsche, j’en suis sûr, de « tons de distance », de Gauguin. Et ils ont dit, avec mépris, à propos des choses qu’ils n’aimaient point : « Ce n’est pas de l’Art. C’est de la littérature. »

Eh, laissez-le donc tranquille, l’Art : afin qu’il vous le rende. Si le caprice vous vient de contempler des belles choses, n’avez-vous pas assez de vous mirer dans votre miroir, votre beau miroir Louis XVI dont le cadre, doré au mat, figure une sensible bergère qui répand des pleurs auprès d’un nid renversé ? Et sur mon âme, ce meuble est épris de vous. Pareille à la brume délicate qu’un soir d’août suspend sur les eaux, voyez cette buée qui le voile, tant il s’émeut, dès que vous surgissez devant lui parée de vos seuls colliers ; aussi nue et moins rigoureuse qu’une Vérité mathématique. Mais vous, Nane, vous ne l’aimez point. C’est pourquoi sans pudeur vous souffrez qu’il vous épie jusque dans votre chair la plus secrète, avec vos genoux un peu rapprochés, vos coudes de corail pâle, une gorge sans escarpements ; si irrégulière pour tout dire, en vos charmes, qu’ils ne sont peut-être qu’une exquise difformité.

Paul-Jean Toulet, Mon amie Nane.

vendredi 16 décembre 2016

La Comédie humaine (2)

Un bilan de la moisson balzacienne annuelle, principalement issue du début de l’année 2016 : L’Illustre Gaudissart, La Muse du département, La Vieille Fille, Le Cabinet des antiques, Ferragus, La Duchesse de Langeais, La Fille aux yeux d’or, Les Marana, Maître Cornelius, Melmoth réconcilié, Massimilla Doni.

Ne parlons que des préférés ; de certains je me souviens mal, soit qu’ils sont déjà loin, soit qu’ils n’ont pas marqué, soit les deux.

Le Cabinet des antiques est excellent, un de ces Balzac méconnus qui vaut les chefs-d’œuvre officiels. La petite noblesse de province, déchue, ruinée, veut sauver l’honneur et les apparences en rachetant les dettes du fils dépensier, monté à Paris. Le notaire ami de la famille, qui parvient à en sauver la réputation, est touchant de dévouement et de sincérité. Le jeune d’Escrignon, dans sa superbe superficialité, ses mensonges, son inconséquence, vous donne envie de lui donner des claques. Le père, digne mais rabougri, fini, attendrit. Franchement, c’est là un des tous meilleurs Balzac.

La Duchesse de Langeais m’a beaucoup plu, mais pour des raisons extra-littéraires (les rebondissements, le théâtre de la scène introductive dans le monastère en Espagne, qu’on découvre en lecteur qui lirait les dernières pages avant le reste du livre plus que pour ses qualités d’écriture). La duchesse m’a par ailleurs agacé. Pimbêche, au monastère ! et plus vite que ça !

La Muse du département est un roman typiquement balzacien : au centre une femme aimée, délaissée, manipulée, aimée, délaissée (secouez et redisposez les participes dans l’ordre qui vous plaira), flanquée d’un journaliste en écrivain médiocre et arriviste qui fait ce qu’il veut de sa muse. La muse s’épanouit en province, mais ne réussit pas à Paris. Retour en province, et patatras.

Relativisons : Balzac est un immense romancier (je n’ai pas changé d’avis depuis l’an passé), même quand il n’est pas à son meilleur. Ses personnages sont toujours fouillés, plein de fantaisie, illustrant comme il se doit la créativité foisonnante de leur démiurge de père. Houellebecq, vous me lirez le Cabinet (et Birotteau, et La Recherche de l’absolu, et…), les personnages de votre prochain roman auront peut-être une chance de ressembler vaguement à quelque chose.

mardi 29 novembre 2016

Les six symphonies de Tchaïkovski

 

 Pouet !

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samedi 26 novembre 2016

Fonte

D’une précocité fort variable, très jeune je-sais-tout insupportable mais tardivement éveillé aux choses de la vie, je ne sais dire si, à trente-six ans, ce qui me travaille est une crise retardée de la trentaine ou une, anticipée, de la quarantaine.

L’élément déclencheur fut une piscine, ou plutôt les baigneurs qu’elle rassemblait : une bande d’amis faméliques, tout en veines, en tendons et en muscles secs, que l’on voudrait asseoir de force, pour leur bien, devant un bol de bouillon gras, et au milieu desquels mon arrivée rappelait ce documentaire où les gazelles s’écartent du point d’eau pour faire place au vieil hippopotame qui revient de pâture. J’étais leur aîné à tous mais, surtout, on pouvait croire, à ma silhouette, qu’il en manquait un car je l’avais mangé.

L’épicentre de la crise s’est donc situé sous mon nombril, au centre de la sphère que devenait lentement mon abdomen et qu’il s’agissait de faire oublier. J’aurais pu opter pour la diversion, comme le font les magiciens et les vieux messieurs fortunés, en détournant les regards vers un objet qui brille. J’aurais pu m’acheter une voiture rouge, dont on sait qu’elles sont les plus rapides, mais dont j’ai déterminé de longue date qu’elles sont voitures d’impuissants. (Certains baigneurs faméliques, d’ailleurs…)

J’ai préféré redonner l’un de mes vieux numéros d’amuseur public : Ventre plat avant l’été, tous les ans à l’affiche avec le même succès, soit quelques bourrelets en plus et un stock renouvelé de blagues à mes dépens, avec parfois des guest stars prestigieuses, comme ce médecin du travail qui m’avait prévenu gentiment qu’il n’est pas raisonnable de prendre dix kilos tous les deux ans.

Je l’avais abandonné, dernièrement, ce numéro, de peur de lasser mon public et de peur aussi qu’il finisse par devenir trop désespéré. Il n’y avait qu’à ajuster le titre pour lui donner un coup de jeune : Ventre plat avant la quarantaine, ce qui avait l’avantage de me donner quatre années de sursis.

Tout ceci était il y a quatre mois, déjà, quatre mois de menues privations et d’exercices quotidiens, quatre mois de pertes d’abord ténues puis de plus en plus visibles. Voilà qui est nouveau : le résultat n’est pas celui attendu, mais celui espéré. Puisqu’on vit à l’heure du quantified self, quelques chiffres : huit kilos perdus, soit dix pour cent de mon poids initial, soit soixante-quinze pour cent de celui du chat de mes parents.

Pour fêter cela, ce matin, je me suis acheté deux pantalons, taille 40.

samedi 15 octobre 2016

Lettres

 

État présent de mon esprit

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lundi 5 septembre 2016

En miroir

Vendredi soir, un jeune homme m’aborde dans le métro. Certain de me connaître, incertain sur le prénom. C’était Florian, qui a quitté l’entreprise début 2009. Je m’en souviens bien, je n’avais pas d’affinité avec lui. (Il aimait organiser des pronostics collectifs sur les résultats de compétitions sportives). Il avait visiblement envie de parler, m’a taillé une de ces bavettes, on l’aurait mangée en tartare. Très agréable : j’aurais peut-être bien plus de choses à échanger avec lui aujourd’hui que je n’en avais alors. Vous savez, la vie qui a passé, qu’est-ce que tu deviens, ah, tu te souviens ? etc. Bellecour-Valmy, quatre bonnes minutes.

À midi, dans la file d’attente d’une sandwicherie pour ingénieurs pressés, un jeune homme attend devant moi. Parfois de trois quarts, il laisse entrevoir un air mutin qui connecte instantanément deux de mes neurones qui ne s’étaient pas abouchés depuis dix ans. Je lance, à peu près sûr de moi, avec réponse et grand sourire immédiats :

— Bonjour ! tu n’aurais pas fait l’école centrale de Lyon par hasard ?

— Si, avec toi !

Je serais aussi bon physionomiste de casino que piètre instituteur pour appeler mes élèves : excellente mémoire des visages, affreuse mémoire des prénoms et des noms. J’avais peu d’affinité avec David (bien que je l’eusse soupçonné confraternel) ; j’en aurais certainement plus aujourd’hui. Notre responsable d’option génie civil l’avait hébergé et il repartait au Canada, où il habite désormais. Savait-il qui était Michel Tremblay, ou Patrice Desbiens ? Mais non, vous savez, la vie qui a passé, qu’est-ce que tu deviens, ah, tu te souviens ? quinze bonnes minutes. Je promis toutefois une bière à son prochain passage, ne laissons pas tout s’évanouir.

jeudi 11 août 2016

Andrée

Andrée, quatre-vingts ans bien tapés, s’appuyait tant bien que mal à son déambulateur. Ses courtes jambes potelées ne la portaient plus, elle dérivait sur le trottoir, j’ai bien cru la voir tomber de toute sa hauteur. Je l’ai rattrapée avant.

Anne, son amie, était bien maigre et le bras qu’elle essayait de donner à la pauvre Andrée n’était que pure politesse. Andrée eût-elle faibli un peu plus qu’Anne l’aurait suivie dans sa chute, sans pouvoir faire quoi que ce soit.

Anne était bien bonne : cela faisait trois quarts d’heure (m’a-t-elle avoué) qu’elle ramenait Andrée jusqu’à son appartement, depuis le centre de santé Sevigné où Andrée s’était probablement rendue pour faire des examens. Le centre n’est qu’à trois rues de l’endroit où j’ai rencontré ces deux dames, je vous laisse imaginer l’allure empressée de leur marche.

J’allais faire le marché du jeudi soir. Andrée n’en pouvait plus, je me suis arrêté, l’ai soutenue tant bien que mal sous les bras jusqu’à un rebord de fenêtre plus bas que les autres où je l’ai assise. Elle a poussé un petit cri quand ma main a glissé sous sa cuisse, à la fin de l’opération. Je méditais silencieusement sur les ravages de la vieillesse et écrasait mentalement une larme, constatant les forces physiques qui abandonnaient lâchement la pauvre femme ; j’ai demandé s’il fallait prévenir un proche, le samu, qui sais-je. Oh non, Andrée habitait juste à l’angle de la rue suivante (Jean Larrivé, sculpteur). Elle allait se reposer dix minutes et repartirait très bien, ne vous inquiétez pas. Je m’inquiétais.

Au marché, je n’ai trouvé qu’un kilo d’abricots. En rentrant je suis repassé devant le rebord de fenêtre, Anne et Andrée venaient de se relever et se dirigeaient dans la rue de l’invalide, à pas comptés. Andrée se traînait mais progressait. Les deux amies ne m’ont pas vu, je me suis éloigné. Dors bien, Andrée, j’espère que tu n’as pas à faire ces quelques dizaines de mètres trop souvent.

mardi 7 juin 2016

Un Paris - Lyon

 

Récit.

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mardi 17 mai 2016

Une semaine marrakchie

J’ai appris à jouer au Backgammon. J’ai marché dans les souks sous une pluie battante (rare). J’ai bu un verre dans deux palaces magnifiques. J’ai lu deux Balzac, un peu de Néruda, feuilleté en détail cinq ou six guides et un livre sur l’architecture Art Déco de Casablanca. J’ai marché dans des villages aussi pauvres que des villages chinois parmi les plus déshérités. J’ai vu le désert et la montagne, le calme et l’agitation. J’ai observé des stucs, des bois sculptés, des zelliges par dizaines. J’ai entendu ma belle-mère cinquante fois arguer qu’elle était Marrakchie, lorsqu’abordée dans la rue (sans succès). J’ai croisé des gens humbles ou adorables ; je n’ai croisé ni Pierre Bergé ni Jack Lang.

J’ai vu mon père pendant une semaine, ce qui ne m’était pas arrivé depuis quinze ans.

dimanche 1 mai 2016

Une semaine creusoise

 

Déclaration d’amitié (bis).

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dimanche 21 février 2016

Consultons notre masse d'air à Saint-Sorlin

 

Déclaration d’amitié.

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lundi 28 décembre 2015

La Comédie humaine (1)

J’ai commencé de lire au mois de mars l’ensemble de textes que Balzac a regroupé sous le titre général de Comédie humaine, soit environ 90 romans et nouvelles. J’avais peu fréquenté Balzac jusqu’à maintenant : Le Père Goriot, quelques extraits d’autres ouvrages lus au collège exclusivement, c’est bien maigre pour un auteur si prolifique. Pourtant, cette Comédie humaine est spectaculaire ; maintenant que j’en ai lu une dizaine de livres, je suis convaincu que le tour de force de Balzac tient dans sa qualité littéraire remarquable, ce qui n’a rien d’évident a priori lorsque l’on produit au rythme effréné de plus de 90 livres en vingt ans.

Balzac porte le roman à des sommets, cela tient à plusieurs raisons. Les deux principales sont certainement ses facilités à raconter d’une part (le fil de la narration chez Balzac est fluide et limpide, notamment grâce à la maîtrise confondante qu’il avait de l’imparfait), et d’autre part ces centaines de personnages qu’il a créés. Il leur tourne autour, les observe sous tous les angles, tous les éclairages, dans toutes les situations, jusqu’à épuisement du lecteur. L’avantage d’une telle méthode est qu’elle conduit à des récits criants de vérité, dont les personnages paraissent issus de la vie même. Et si Balzac laissait parfois passer des images hasardeuses, pour bâtir ses meilleurs opus il saupoudre ses pages de subtilité, de finesse et d’ironie, qui manquent aux plus mauvais romanciers. Qui s’instillent jusque dans les plus graves des nouvelles balzaciennes, Un Drame au bord de la mer ou Adieu, par exemple. C’est cela aussi un bon écrivain, nuances et demi-teintes mieux que force ou que rage.

Mon parcours balzacien de 2015 passe par Illusions perdues, Splendeurs et misères des courtisanes, Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau, La Peau de Chagrin, Le Chef-d’œuvre inconnu, Gambara, La Recherche de l’absolu, Adieu, L’Auberge rouge, Un Drame au bord de la mer, Jésus Christ en Flandre, Le Réquisitionnaire, La Maison Nucingen.

Illusions perdues est bien le chef-d’œuvre que l’on dit. L’ampleur de la fresque du destin de Lucien, qui s’introduit dans les milieux littéraires et de l’édition parisiens, est grandiose. Splendeurs et misères des courtisanes, qui en est la suite, est un roman feuilleton fait de tableautins plaisants ; l’ensemble est de qualité très inférieure, on peut s’en passer. César Birotteau est superbe, je parie qu’il sera un des meilleurs romans de la Comédie humaine. La destinée de cet honnête mais faible parfumeur parisien est très touchante ; son contact avec banquiers et créanciers autorise à Balzac des scènes glaçantes de méchanceté. La Peau de Chagrin m’a paru interminable, Le Chef-d’œuvre inconnu agace par le personnage du vieux maître, geignard. Lisez plutôt La Recherche de l’absolu, peinture de l’amour de la femme et des enfants pour le mari, où monsieur ruine sa famille en jouant au petit chimiste (On dirait un tableau de Van Eyck, tout de gris et marron flamands. Mais quelle grandeur dans l’austérité !) ; voyez le beau Gambara, triste destin d’un compositeur oublié ; L’Auberge rouge, Jésus Christ en Flandre, beaux récits, rien de notable ; Un Drame au bord de la mer et Le Réquisitionnaire, pour les frissons du fait divers porté au rang de parabole universelle.

Mieux que tous les précédents cités, lisez Adieu, un des plus beaux textes que je connaisse. Cette petite nouvelle d’une trentaine de pages est d’une rare force émotionnelle. En 1812, au passage de la Berezina pendant la campagne de Russie, une comtesse se trouvait là avec son mari général et un ami d’enfance, dont elle était amoureuse. Au moment de franchir la rivière, la comtesse passe mais pas l’amant, ce qui la marque à vie. Plusieurs années après, l’amant a survécu et retrouve par hasard une jeune femme ressemblant fortement à son amante, mais qui a perdu la tête depuis longtemps. Persuadé que c’est elle, il entreprend de lui faire retrouver la mémoire en lui racontant ce qu’ils ont vécu en Russie jusqu’à la séparation. Ce ne sont que quelques pages, mais d’une puissance saisissante (et je vous ai tu la fin…) Frémissez, tremblez avec cette nouvelle, éclipsée injustement par les Père Goriot ou Colonel Chabert, car c’est aussi ainsi que Balzac est grand.

vendredi 4 décembre 2015

Le musée gallo-romain de Lyon

Un autre musée, une autre architecture.

Situé sur la colline de Fourvière, en grande partie enterré près des théâtres antiques, se trouve le musée de la civilisation gallo-romaine de Lyon. Le prétexte de notre visite d’il y a quelques semaines était une exposition temporaire consacrée à l’architecte du musée Bernard Zehrfuss (1911-1996), pour les 40 ans de l’ouverture du musée.

Les collections principales m’ont agréablement surpris. Les pièces exposées sont variées : vaisselle, bijoux, statues, morceaux d’habitations ou de monuments, mosaïques. Les mosaïques sont magnifiques ; l’ensemble est bien conservé et bien présenté. Un collègue m’avait parlé de la relative pauvreté des collections, je ne suis vraiment pas d’accord. Il y en a pour tous les goûts et en quantité raisonnable. Petite blague récurrente (involontaire), sympathique : sur les cartels, la provenance des objets dans Lyon est systématiquement indiquée. Litanie de noms de rues qui rappelle qu’un chantier au centre de Lyon a de fortes chances d’être ralenti par des fouilles archéologiques.

L’exposition temporaire est intéressante, très bien illustrée. Sont présentés beaucoup de photos de constructions en chantier, quelques maquettes, des plans, des vidéos d’archive… c’est une jolie petite rétrospective pour un architecte qui a dû être célèbre dans ses années de création (1945-1975) mais qui est moins connu aujourd’hui que d’autres grands noms. Pourtant, avec l’aide de brillants ingénieurs, il a signé des ouvrages importants dont le présent musée : le siège de Sandoz, maintenant Novartis, à Rueil-Malmaison (avec Jean Prouvé pour la conception du mur rideau), le CNIT à la Défense (avec Nicolas Esquillan pour l’éblouissante conception de la structure), le siège de l’UNESCO à Paris (avec Pier Luigi Nervi et Jean Prouvé à nouveau)… 

La pièce maîtresse de la visite est bien le bâtiment lui-même. Intégré à la colline, l’ouvrage ne dénature pas le cadre des ruines des théâtres antiques. Quand on se trouve dans le grand théâtre, on voit peu du musée. Une forme longiligne en haut de la colline, deux grandes fenêtres en guise de puits de lumière, et c’est tout. L’intérieur vaste, mi-caverne mi-cathédrale, est libéré par de puissants arcs-boutants qu’on voit une fois entré. Ils sont tous différents, supportent les niveaux successifs du musée et la poussée de la colline sur laquelle le bâtiment s’appuie. Bernard Zehrfuss s’est inspiré du musée Guggenheim de New York de Frank Lloyd Wright : il n’y a pas réellement de niveaux, c’est une unique large rampe qui dessert l’intérieur. Partant de l’entrée, au sommet de la colline, elle se déroule jusqu’à son pied, tagliatelle déployée en hélice aplatie. Une fois en bas, soit on remonte la rampe et on repasse devant les œuvres qu’on a préférées, soit on prend l’ascenseur. L’ensemble est sobre, élégant, en même temps que les lignes de forces de la structure sont mises en valeur pour le plaisir visuel du visiteur. Quelques éléments notables qui ponctuent le musée participent à sa beauté architecturale : l’escalier en forme de marguerite à l’entrée, le garde-corps le long de la rampe de descente, les plafonds alvéolés.

Bernard Zehrfuss, après l’achèvement du musée en 1975, n’a plus fait d’ouvrage marquant. Il a concouru pour le musée de la préhistoire des Eyzies en 1986, a proposé un principe très similaire au musée de Lyon, n’a pas été retenu. Sic transit gloria architecti.

lundi 10 août 2015

Le musée des Confluences

Hier après-midi, nous sommes allés faire un tour au musée des Confluences.

On attendait le moment propice, on a choisi un dimanche d’août, plusieurs mois après l’ouverture, en tout début d’après-midi pour éviter les grandes foules (qu’on a eues quand même).

Commençons par le dehors. Que l’on aime ou conteste la forme du bâtiment, ses parements, son aspect extérieur général, force est de constater que si l’on arrive de Lyon par l’autoroute, ce navire ou gros cumulus en impose. L’un des objectifs du musée des Confluences, qui était de marquer l’entrée de Lyon par un symbole architectural fort est indéniablement atteint.

Voyons d’un peu plus près. Les abords du musée sont assez réussis. Les pelouses côté Rhône n’ont pas encore toutes poussé, mais au sud au confluent proprement dit l’aménagement est plutôt joli : bancs et espaces verts vus de dessus depuis le musée constituent un espace accueillant et bien pensé. On ne peut pas vraiment en dire autant de l’extérieur du bâtiment, lorsqu’on est le nez dessus. Les plaques grises du parement comme les vitres de l’espace d’accueil semblent déjà sales et vieillies. Aucune ligne du bâtiment ne frappe vraiment l’œil par son élégance ou sa logique dans la conception d’ensemble de l’ouvrage. Le grand escalier d’entrée, en béton brut, présente de grosses fissures qui semblent provenir de la pose de ses dalles ; c’est dommage, cela donne l’impression que l’escalier a déjà dix ans.

Entrons. Durant les quelques minutes de patience nécessaires à l’obtention de notre ticket d’entrée, le regard vagabonde. Un premier constat : l’espace vitré où l’on se trouve est en soi monumental, et pourtant il est encombré d’un tas d’éléments (escaliers, blocs comprenant les espaces d’exposition aux niveaux supérieurs, escalators, rampe panoramique) qui disposés de façon alambiquée dans le volume en rompent la grandeur naturelle. La surface au sol est elle aussi étonnante : la file d’attente aux caisses est en plein milieu, la boutique du musée est dans un coin à droite assez loin (on ne veut visiblement pas forcer le visiteur à repartir avec quelque chose ?), quelques sièges près des vitres sont disposés tout autour de ce rez-de-chaussée. Le reste de la surface (la moitié ?) est inutilisé, ou inutilisable. Cette drôle d’organisation de l’espace, au sol comme en volume, laisse un sentiment de confusion. J’allais oublier : on retrouve de grosses fissures au sol un peu partout, comme sur l’escalier extérieur.

Les expositions sont aux niveaux 1 et 2 ; montons. La structure métallique intérieure n’est pas visible directement, mais on la devine sous des parements gris métallisé. Je n’avais pas remarqué d’en bas, les façades extérieures sont constituées de vitres toutes différentes, certaines minuscules et un peu tarabiscotées, à l’image de la structure intérieure. L’entretien ne sera pas de tout repos. Au premier niveau, les expositions temporaires ; au second les collections permanentes. Les espaces sont sensiblement identiques, les salles sans grande originalité. Qu’une telle structure dégingandée abrite des salles aussi banales laisse un peu rêveur. Les collections permanentes sont belles, les salles peut-être un peu trop sombres pour bien les admirer. En revanche, la juxtaposition de collections très disparates, dans les quatre salles d’exposition, pâtit d’un manque cruel de pédagogie et de cohérence. Un exemple : un petit accélérateur de particules des années 1930 voisine avec une belle collection de vases décorés de frises, eux-mêmes proches d’un superbe manteau de dignitaire chinois brodé d’or et de bleu. Le parti pris est surprenant, que la lecture des différents cartels n’explique pas. L’impression d’avoir sous les yeux un ensemble d’objets de bric et de broc sans lien apparent domine.

C’est la Terre depuis son origine et l’humanité dans son histoire que le musée des Confluences interroge.

Quelle belle ambition pour ce musée, tout à la fois musée de l’homme, musée d’histoire naturelle, musée des sciences et techniques. Les collections sont en nombre un peu faible pour réaliser le projet annoncé, l’ambition dépasse ce qui est montré et la manière dont cela est montré.

Après un crochet par le quatrième étage et les belvédères d’où l’on admire Lyon, situés sur le toit du musée, on redescend perplexe avec de nombreuses questions en tête. Pourquoi une structure extérieure aussi monumentale quand les espaces d’exposition sont somme toute d’une surface modeste, communs, et sans lien apparent avec ladite structure ? (A l’opposé exact de deux musées récents, le musée du quai Branly et le musée du Louvre Lens, où la forme extérieure du musée conditionne l’organisation harmonieuse de l’espace intérieur.) Pourquoi une forme extérieure si tordue, dont aucune ligne ne réjouit, qui semble maltraiter les matériaux sans raison valable (une justification architecturale, muséographique, que sais-je) ? Cela me semble bien loin de l’architecture, qui veut concevoir des espaces et agencer des volumes de façon organisée ; aux antipodes de l’art de l’ingénieur, de son devoir d’optimisation et d’esthétique dans la recherche de l’adéquation entre la conception, l’économie d’ensemble du projet, la rationalité dans l’emploi des matières premières et évidemment la fonction de l’ouvrage.

Rien n’empêche aussi de faire simple ou beau.

samedi 1 août 2015

La guêpe

Il regarde un instant la pluie derrière la vitre. Il retourne s’asseoir et interrompt son voisin dans sa lecture par des mots anodins. Il se relève et va à la fenêtre. Il fait le tour de la table. Il chantonne en dépit de la musique. Il regarde par-dessus l’épaule de celui qui dessine. Il se rassoit. Il tapote sur la table. Il se relève. Il va à la fenêtre. Il insulte la pluie. Il fait le tour de la table. Il va à la fenêtre. Il pose son front contre la vitre.

Il tourne, frustré et impuissant, comme la guêpe qu’on avait enfermée, la veille, sous un verre — et qu’il avait libérée.

vendredi 24 juillet 2015

Lunéville

Il est midi passé et le château brille comme un lingot. Lunéville : le Versailles lorrain où le roi Stanislas de Pologne tenait cour. C’était il y a bien longtemps : il est midi passé et le château est fermé. Revenir après quatorze heures. Alors on cherche l’ombre dans les jardins, magnifiques jardins à la française, avec des pièces d’eau et des fontaines tourbillonnantes, mi-versaillaises, mi-lorraines. Stanislas y avait fait construire des folies qui faisaient l’admiration de toutes les cours d’Europe. C’était il y a bien longtemps : les folies ont disparu, ne restent que deux colonnes sous un marronnier.

On va voir l’église Saint-Jacques dont la silhouette baroque attire l’œil de loin. Il est midi passé : le Seigneur casse la croûte, sa maison est fermée. Revenir à quatorze heures. Alors on visite la ville, déserte ; on passe devant les vitrines de ces magasins qui n’existent plus que dans les villes moyennes de province : une modiste qui n’habille que les femmes, un coiffeur qui propose des coupes sans shampooing, une mercerie peut-être. Il est midi passé, les boutiques sont fermées.

On passe quelques places écrasées de soleil. On serait en Provence, il y aurait des cigales et des vieux anisés qui joueraient à la pétanque. À Thionville, même, où nous étions la veille, les places étaient couvertes de terrasses. Un monsieur momifié et barbu y prenait un demi avec son fils et un gros moustachu confit dans l’alcool ; il menaçait régulièrement le gamin très sage — Tchieu ! tiens-toi bien ou t’en prends une. T’la vois, ma main ? — et impatientait son copain — Bois-la don’, qu’on en r’prenne une, j’ai soif.

Mais on est à Lunéville : pas de cigale, pas de vieux, un bistrot de loin en loin. On en choisit un, pas trop miteux, pour attendre quatorze heures, l’église et le château.

Une camionnette déboule, se gare sur le trottoir, percute un siège de la terrasse, heureusement inoccupé. Le chauffeur en descend et file dans le bar, en ressort peu après, démarre aussitôt. Le patron s’amuse que l’employé municipal ait couru aux toilettes sans rien consommer ; un habitué lui suggère de se plaindre à la mairie, oh, non, c’est Roger, il reviendra à la fin de sa tournée.  En guise de cigales, des guêpes tournent autour des verres.

Quatorze heures approchent, on repart vers l’église qui, justement, nous appelle d’une volée de cloches. À mesure qu’on approche, les coups lourds du bourdon nous font douter : ne serait-ce pas un glas ? Sur le parvis, les robes noires, les costumes gris, le corbillard le confirment. Il est quatorze heures, mais nous ne verrons jamais l’église. Le château, alors ? Il a brulé il y a une douzaine d’années, on n’en visite que quelques salles restaurées, les cuisines, un escalier.

Il est quatorze heures passées et le temps tourne à l’orage. Les commerçants retournent à leurs affaires, sans se presser : la modiste, le coiffeur, peut-être une mercière. Nous quittons Lunéville.

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