jeudi 2 octobre 2014

Bestiaire : Le héron et le moineau

Qui donc me rappelle le héron ?
Fier et hautain,
Tout grand, tout sec,
Et quelle aigrette !

Le moineau, autour de lui, s’agite,
Ralant pour rien,
Ouvrant le bec,
Petite bête.

N’était-il pas Premier ministre,
Très aérien,
Fort beau, avec
Une houppette ?

Et son ennemi fanfaron
Semblait de loin
Un petit steak
À talonnettes !

Las, il n’était pas vraiment bon.

Et le moineau nous rend visite.

samedi 27 septembre 2014

Vacuité présente

Dans l’Art presque perdu de ne rien faire, Dany Laferrière reprend à son compte un aphorisme de Louis Aragon. La vie serait de changer de café. La vie est aussi bien de marcher dans les grandes capitales, à la montagne et dans les sous-préfectures.

La vie est certainement de regarder passer les gens par la fenêtre.

Ici, le bureau donne sur le cours. Passent trams et jeunes gens bien faits qui se dirigent vers le club Victor Hugo. Poireautent ceux qui guettent l’ouverture du marchand de journaux, qui ne semble pas être une science exacte. C’est la place du salon, aussi, qui offre la meilleure stéréophonie. J’y suis assis sur ma chaise de bureau en bois clair comme ce samedi matin d’automne, Michel Legrand joue de la musique américaine pour piano.

Je ne parviens pas à dire la poésie des décors qu’on traverse lors d’un Paris-Lyon en TGV, alors je regarde le soleil percer à travers les feuilles des platanes, moucharabieh qui s’imprime sur les façades des immeubles d’en face.

L’Équipée malaise attend sur un accoudoir du canapé.

dimanche 7 septembre 2014

Le vol de l'année

Samedi 6 septembre. Nous sommes à près de midi au déco(llage) du col de l’Épine, au-dessus du lac d’Aiguebelette.

Surprise, il n’y a personne, très étonnant pour un samedi alors que les conditions sont apparemment idéales : légère brise qui remonte jusqu’à nous, et vent d’ouest modéré (autour de 10 km/h de vent au maximum en altitude). Je me prépare, je décolle, et je ne fais qu’un plouf de 15 petites minutes. Après quelques virages en huit, je constatai que ça ne tenait vraiment pas. Le spécialiste météo du club avait pourtant bien dit que le meilleur de la journée pour ce site était autour de 15h - 17h. Une fois posé, je dus bien me rendre à l’évidence : il avait raison et cela expliquait ma solitude au moment de l’envol.

Une fois restaurés, on remonte, 13h30 au déco. Le site tient maintenant des Champs Elysées, ce qui est plus habituel pour un jour de week-end. Je retrouve une forte délégation du club, 12 personnes qui vont s’élancer entre les biplaces et les écoles. Fabrice redescend patienter au belvédère. Je traine un peu, puis je m’étale et démêle mes suspentes, une fois qu’une place s’est libérée. Cela va finalement assez vite, les décollages s’enchaînent. Je dois m’élancer à mon tour aux alentours de 14h15 ou 14h30.

J’étale ma voile à l’endroit favorable (en plein milieu), je relève à peine les bras que l’aile se gonfle aidée par le vent qui a forci. Un beau thermique juste devant le déco me fait un ascenseur de 50 mètres alors que je n’ai pas eu besoin de faire un seul pas pour partir. J’ai déjà le sourire aux lèvres, ça s’annonce chouette.

Virage à droite, j’essaie de gratter le relief en allant vers le relais du Chat. Il y a plein d’ailes en l’air, il n’y a qu’à regarder où les autres montent et les rejoindre. De toute façon, ça monte à peu près partout. Je suis tiré vers le haut et chahuté comme jamais je ne l’ai été. Je n’ai pas grand mérite à me retrouver au-dessus du début de la crête du Chat au bout d’une demi heure une heure. Plein de huit, beaucoup de thermiques enroulés. Je suis redescendu, remonté sans difficulté. J’étais déjà fier de moi : bien au-dessus de la crête du Chat cela veut dire autour de 1600 m ou 1700 m de haut, alors que le déco est à 1150 m. J’ai probablement du faire le plafond, c’est-à-dire arriver au plus haut possible dans les conditions météorologiques du jour sur un site donné. Je reste un certain temps à tenir au dessus de la crête, jusqu’à ce que je décide de m’aventurer de l’autre côté du lac d’Aiguebelette, vers le mont Grêle. Pour quelqu’un de plus expérimenté que moi et mes 50 vols, ce serait un cross classique. Pour quelqu’un qui ne l’a jamais fait…

Alors je passe le lac, jusqu’aux deux tiers. Je vois deux ailes bleues qui essaient des choses en chemin, qu’elles remontent sur un coin de falaise. Je m’y aventure aussi, ça ne rate pas, je reprends peut-être 100 ou 200 mètres ! Je joue pas mal dans ces thermiques jusqu’à ce que la soif se fasse sentir, je n’ai pas d’eau avec moi. Sagement, je remets le mont Grêle à une prochaine et je vise le terrain d’atterrissage. Je m’avance en vallée, je suis tellement haut que c’est le moment où jamais pour descendre en 3-6. Ces virages serrés à 360 degrés font perdre rapidement beaucoup d’altitude, 10 à 15 m par seconde selon comment vous y allez. Sensations fortes garanties. J’engage l’aile en 3-6 côté gauche, j’arrête au bout d’un tour. Petite pause, et j’engage l’aile en 3-6 à droite. Je fais peut-être 3 tours, et j’arrête la lessiveuse, il est temps de penser à l’approche et à se poser (j’aurai d’ailleurs mal au cœur plusieurs minutes après l’atterrissage).

Je pose le pied à quelques mètres de Fabrice, je sors mon téléphone : 16h17, j’ai fait un beau vol de deux heures.

jeudi 21 août 2014

Bestiaire : la poule d'eau

En forme de triolet.

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samedi 26 juillet 2014

Bestiaire : le pélican

Haïku pour Benjamin

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jeudi 24 juillet 2014

Bestiaire : le myriapode

Dieu, le sixième jour, déjà bien fatigué,
Après les deux premiers nigauds,
En plus créa moult animaux,
Moins pour un bestiaire que pour un bêtisier.

Par souci d’économie, pour ne pas gâcher,
Il distribuait ailes et pattes,
Ici un foie, là une rate.
Il se débarrassait de tout ce qui restait.

Pour écouler une tête, naquit un narval,
Animal disparu depuis.
Quel grand soulagement pour lui
Qui nageait si gauchement, étant bicéphale.

D’autres restèrent, dont je veux vous conter l’ode :
La girafe au long cou, un jour,
Une autre fois, les anoures.
Mais, pour ce soir, nous traiterons des myriapodes.

(Nous laisserons de côté la myriapodette
Qui, son histoire étant moins triste,
De ce récit quitta la piste,
Pour ne pas voler à son mari la vedette.)

Commençons : la scène se passe au jardin d’Eden :
Hommes et bêtes, encore idiots,
Vivaient avec notre héros,
Dans la paix molle d’un infini week-end.

Pour dîner, il s’installait près du premier homme
Et dévorait, peu regardant,
Ce qui lui tombait sous l’Adam
Dont — jour funeste que ce jour-là — une pomme.

Aussitôt la bestiole, se pourléchant le bec
(Contre l’anatomie, quels crimes
On peut commettre pour la rime !)
Apprit le latin, l’araméen et le grec.

Moi, myriapode, il me faut dix milles pieds !
Et comme il avait tout le temps
De les compter précisément,
Vite, il s’y attela en s’aidant d’un boulier.

Aucun des résultats ne fut vraiment exact :
Il trouva même un nombre impair
Sans voir de patte surnuméraire.
Mais à dix mille, jamais il n’y arriva.

Le myriapode français n’a que mille pattes,
Se dit-il pour se consoler
De la rareté de ses pieds.
Hélas, même ce nombre allégé il le rate.

Alors, honteux, il se cache sous un caillou.
Blessé par l’étymologie,
Il en fait son logis
Et jure de ne plus jamais quitter son trou.

Comme lui, les lecteurs de mes vers bricolés
(Puisqu’il me faut une morale.)
Peuvent bien s’épargner le mal
De compter les pieds, pour ne pas me les casser.

lundi 21 juillet 2014

Bestiaire : la libellule

Ou : pourquoi je n’aime finalement pas les notes de bas de page.

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dimanche 20 juillet 2014

Le pot au noir

Voilà un an que je tourne en rond, sans trop savoir où je vais, naviguant à vue de gros temps en éclaircie. Certains jours, certaines semaines, je crois m’en dépêtrer : au loin, une île tropicale aux fleurs gorgées de miel, aux palétuviers accueillants, me semble à ma portée et se rapproche un temps. Mais je crois revoir soudain sur ma route ce rocher où j’ai manqué de me naufrager. Était-ce bien lui, ou simplement l’ombre d’un nuage ? Le temps de me le demander, l’île a disparu. Ne reste que le fantôme du rocher dont le souvenir hantera mes cauchemars.

Je ne m’en sors pas.

samedi 19 juillet 2014

Fait

Esbaudissez-vous des merveilles que permet le corps humain, de ses facultés d’endurance, du fonctionnement remarquable de ses organes vitaux, de la complexité de son cerveau. (Cerveau qui conduit à la folie idéologique et à la dramatique précision balistique aussi, me direz-vous en être raisonné que vous êtes.) Après trois pas lui permettant l’envol, l’un fait le tour du Mont Blanc en parapente en quelque cinq heures de vol. Avec ses petits doigts, un bon fessier et quelques mètres cubes de sueur, un autre donne en vingt ans près de 900 chroniques au journal auvergnat La Montagne.

Las, la réalité morphologique vous rappelle à ses bons souvenirs une fois tous les dix jours environ, vils ou vertueux, génies ou meurtriers, ô vous simples mortels qui méditez sur les plaisirs et les horreurs du jour : il n’existe pas de position confortable pour se couper les ongles de pied.

vendredi 11 juillet 2014

Un peu avant minuit près du débarcadère

Je marchais dans Lyon endormie, de retour du repas annuel entre collègues. Il s’était prolongé par un pot avec les meilleurs d’entre eux. Nous revenions des Brotteaux vers la Presqu’île, petit groupe qui avançait dans les rues dépeuplées. Les collègues obliquaient les uns après les autres, l’un vers Villeurbanne, tel autre dans une petite rue du sixième. Lorsque nous arrivâmes en vue de l’hôtel de ville, il n’y avait plus qu’une personne à côté de moi. Seuls avec la bruine qui coulait sur nos visages. J’avais déjà écrit quelques mots à propos de Julien, ici et . Il faisait trop chaud pour une ambiance façon Simenon ; en descendant le long du quai du Rhône, je pensais plutôt au vers d’André Breton qui sert de titre à ce billet (bien qu’il fût près d’une heure du matin).

Julien aurait dû objectivement traverser le Rhône en poursuivant sur le pont Morand, c’est le chemin direct pour rentrer chez lui. Il a préféré longer le quai et nous offrir quelques minutes supplémentaires de quiétude commune.

Je compris instantanément que ce petit détour était réfléchi, mais il ne disait rien. Lui comme moi ne sait peut-être pas parler aux gens ? Je me taisais aussi. Ce que nous avions bu éloignait la fatigue, à défaut de libérer la parole. Au pont suivant où nous nous sommes séparés, il s’est retourné doucement après quelques mètres. Il a souri. Les émotions s’expriment parfois enfouies dans les profondeurs du silence.

dimanche 15 juin 2014

Bestiaire - Le lion

Un vieux lion à la blanche crinière
Se lamentait de sa vide tanière.
Ses griffes émoussées, ses dents limées
Ne le faisaient pas moins fier :
“Elles adouciront mes baisers !”
(Le vieux lion était encore vert.)

Le vieux lion parcourut la savane
Et y rencontra un vieil âne.
Ils devinrent amis et même plus :
Radotant, tremblotant, tendrement,
Ils s’échangèrent leurs puces.
(Le vieux lion en avait tant.)

Le vieux lion, le vieil âne étaient heureux,
Corps contre corps, rhumatismeux.
Hélas une vieille lionne arriva,
Que cette histoire est cruelle !
Et le vieil âne, elle le bouffa.
(Le vieux lion ne put rien contre elle.)

Le vieux lion, dès lors, dépérit
Négligeant son vieux corps décati.
Quelle morale aurait tirée La Fontaine ?
Qu’en sais-je ? je n’ai pas son talent
Et la fable aujourd’hui n’est plus reine.
(Le vieux lion est mort, maintenant.)

mercredi 11 juin 2014

Jean Pat

Jean Pat est sympathique. Il officie dans un bon bouchon lyonnais de la rue Mercière, et a déjà repéré de longtemps notre venue. Il vous parle à la troisième personne. (Et comment ils vont, les garçons ? Et qu’est-ce qu’il prendra ?) Je vous laisse imaginer le côté tactile qu’il associe à ses propos, lorsque vous êtes assis. Jean Pat était comme Paulette était à La Manille : une figure, avec sa gouaille qui semble indissociable des lieux. En son absence les choses sont moins fluides (voire merdent tout à fait), l’ambiance est plus à l’usine et la fête est bien différente.

La dernière fois que nous étions allés dîner dans ce restaurant, un ami s’était joint à nous. Même jeu à l’arrivée et pendant le service, d’ailleurs irréprochable. On a supposé que Jean Pat, dont la confraternité certes habituellement non feinte était ce soir-là plus que jamais exacerbée, n’était peut-être pas insensible au charme de l’ami en question. Est-ce ce trouble qui lui a fait nous demander trois fois où l’on partait en vacances ? Le coup de feu, plus vraisemblablement. Une main sur mon épaule il a fini par nous offrir le digestif (une première), avant de nous regarder partir pour une bonne semaine drômoise. Il est comme ça Jean Pat, sympathique.

jeudi 29 mai 2014

Les papillons

Dany Laferrière dans Journal d’un écrivain en pyjama :

On demande toujours à l’écrivain d’où il vient. L’individu vient du pays où il est né, mais le citoyen peut choisir le pays où il veut vivre. Le pays de l’écrivain est plus complexe. Il vient d’abord d’un lieu qui serait l’endroit où il a passé les premières années de sa vie. Pour beaucoup d’écrivains l’enfance est un lieu idéal. On peut parfois comprendre certains choix de sujets d’un écrivain en découvrant quel genre d’enfance il a eu — heureuse ou malheureuse. L’enfance a souvent un impact déterminant sur le reste de la vie.

Pourtant le papillon se moque d’avoir été chenille et ne retient qu’un autre instant de sa vie. Le papillon, c’est un grand mot : quel papillon, exactement ? Celui qui, encore chenille, se savait déjà papillon et qui n’attendait qu’une occasion de revêtir une tenue plus chamarrée, comme une aube pour une confirmation, ou cet autre qui se trouvait très bien chenille, merci, et à qui la nature finit par jouer un mauvais tour ? Traumatisme fondateur ou formalité longtemps attendue, les papillons semblent toujours ressasser cet instant-là : la sortie du cocon.

mardi 20 mai 2014

Souvenir

Hier, je me suis arrêté au cimetière de Veneux-les-Sablons, desséché par le soleil. La rumeur de la nationale située juste derrière le morceau de forêt m’a rappelé mon enfance : on l’entendait exactement de la même manière de la maison familiale du côté de ma mère, au-delà de la petite forêt qui formait le fond du jardin, située à quelques kilomètres de là.

Ne trouvant pas la tombe j’ai dû demander mon chemin, j’étais en fait passé devant un peu vite dans la bonne allée. J’ai pensé immédiatement à notre passage à Ambert l’été dernier, le soleil déjà bas sur les monts du Livradois. Nous avions cherché en vain la tombe d’Alexandre Vialatte, sans personne pour nous l’indiquer, pressés par la fermeture imminente du cimetière.

J’ai observé quelques instants la sobre dalle grise. On lit Famille Berthier sur la tranche parallèle à l’allée ; sont plantés pour toute décoration deux pieds de pensées bicolores entourant un petit buis taillé en boule. La pierre seule impose le souvenir par l’évidence de la masse, de la surface qu’elle occupe. Moi qui n’ai qu’une très mauvaise mémoire temporelle de ce que j’ai vécu, j’ai pour toujours oublié les dates de décès de ces grands-parents. La pierre ne me les a pas rappelées. Début des années 2000, je ne saurais mieux dire. Quelle importance, quand tant d’autres choses restent vives ! Je partais alors qu’un avion de tourisme traversait le ciel, tractant un planeur, qu’il a fini par larguer au-dessus de ma tête. Les deux avaient probablement décollé du petit aérodrome d’Episy, non loin. On y venait avec mon grand-père Guy ; regarder les avions et les planeurs lui évoquait sa propre jeunesse, lorsqu’il volait.

Aujourd’hui l’ombre des planeurs le survole ainsi que Mireille, avec le même calme qu’autrefois. À la douceur de leurs vols s’est ajoutée une bienveillance, celle qu’on a pour les aînés endormis.

jeudi 15 mai 2014

Au salon

Une jeune fille détestable et énervée m’a coiffé. Elle pinaillait, contestait mes propos, tout était motif d’agacement. Elle a voulu savoir immédiatement après que je me suis assis s’il faudrait mettre du gel, de la brillantine ou que sais-je encore (ça conditionnait peut-être le choix du shampoing ?). Ou ne rien faire. Parfois on en met, parfois non. Ce n’est pas une science exacte, un peu de hasard ne nuit pas aux choses capillaires et le gel vit bien l’indécision. J’ai eu le dilemme assez fréquent ciseaux/tondeuse, et là encore j’ai dû faire un éloge inattendu du non-choix. Ma dérision a été mal acceptée. Lorsque je fais un dessin à intégrer dans une note de calcul, le lecteur se moque éperdument qu’il ait été réalisé avec SketchUp, Paint, ou avec un crayon et une règle, dès l’instant que le dessin porte clairement l’information. (D’ailleurs, je dessine le plus souvent avec feutres et stylos, j’en aime le côté artisanal, et j’essaie de faire en sorte que le résultat soit beau.) Après constat de l’état de mon cuir chevelu et de la sécheresse du cheveu, la jeune fille a posé un flacon de shampoing spécial cuirs chevelus sensibles sur sa tablette, me l’imposant presque, et s’est mise à la coupe. Il a trôné là un bon quart d’heure. Au moment de partir, j’ai hésité avant de le saisir finalement. Je compris à la caisse. Mes cheveux allaient avoir le privilège d’être lavés avec un produit dont le prix au kilo approche celui du caviar. La jeune fille m’avait surtout distrait.

dimanche 4 mai 2014

Fantasme

Au moment de la nécessité du sommeil, près de T. endormi, dans ma résistance au sommeil me vient l’idée que les mains de l’étrangleur pourraient être mes mains aussi, que les mains de l’étrangleur sont d’abord des mains communes qui se parent tout à coup d’une particularité monstrueuse qui en fait des mains molles et blanches, lâches, absolument intouchables : T. couché sur le ventre près de moi et me rejetant, seul dans mon tourment, par la quiétude et la régularité de son souffle, il s’en faudrait d’un rien que je me retourne vers lui et que mes mains deviennent des mains d’étrangleur, c’est contre la rapidité de cette mutation qu’il faut alors lutter. Je vois les mains de Lucien Léger, l’étrangleur de mon enfance, elles ont été photographiées, on les a vues dans les journaux, et la vue de ces mains devrait déclencher la répulsion, la haine. Sa mère, sa fiancée avaient dû dire aux journaux que ces mains, avant le crime, étaient les plus douces qu’elles connaissaient, qu’elles n’auraient pu ôter la vie d’un insecte, qu’elles étaient caressantes. Mes mains à moi sont d’abord des mains d’écrivain : en les examinant, on ne diagnostiquerait pas le crime, mais l’écriture, on identifierait cette petite bosse, sur la face interne du majeur qui marque la pression répétée du stylo, et le bout de l’index raboté par les touches de la machine à écrire, l’ongle diminué par la frappe. Avant l’exercice de l’écriture, la petitesse de ces mains les destinait à la musique, ou à la chirurgie. Mais sitôt le crime consommé, il faudrait trouver à ces mains la particularité physique du crime, et sans doute alors tirer l’écriture vers le crime, et voir dans la petite bosse du majeur ou dans la diminution de l’index la preuve d’une pratique vicieuse, comme la paume enserre le sexe, comme la paume de la main droite se trouve soudain creusée par la manipulation, par la familiarité du sexe, comme le creux de la main peut trahir la jouissance, comme le plaisir peut s’imprimer dans la main, l’écriture deviendrait un exercice préparatoire au crime, et le crime s’imprimerait entre les doigts, dans la callosité et la maigreur de leurs phalanges, dans l’écartement préalable du pouce et de l’index, relevé à l’équerre, et dans leur force, comme si une âme malfaisante les habitait.

(Dans le film Les mains d’Orlac, on greffe au pianiste virtuose Orlac, qui vient de perdre ses mains dans un accident, les mains d’un étrangleur qu’on vient de décapiter. Les mains ne répondent plus à la musique, mais à l’instinct du crime.)

                                                          Hervé Guibert, Le mausolée des amants.

mercredi 23 avril 2014

Sens

L’attente était grande et Sens a déçu nos espoirs d’humour sous-préfectoral. Pas le moindre commerce dont on puisse sourire gentiment à la vue du nom : pas de Aux Cinq Sens (restaurant, boulangerie ?), pas de Sens-i-Tif (coiffeur) ni de Sensations (activités de plein air), pas d’EfferveSens (caviste)… Sous ses airs sans façon, Sens gardait simplement son sérieux. Sens nous semblait restée sur son quant-à-soi, préservant ses secrets dans les petites sentes de son centre-ville, jusqu’à ce que l’on aille dîner au restaurant de l’Hôtel de Lyon et du marché. Nous assistâmes en ces lieux à un spectacle édifiant.

Deux jeunes gens aisés, d’une petite quarantaine d’années, prirent place à la table derrière nous. Madame et Monsieur étaient vignerons ou négociants en vins. Ils se sont raconté leurs vies à haute voix, n’ayant peur de rien et déballant tout. À l’apéritif, ils ont tenté d’en remontrer au sommelier à propos de ratafia, lui qui pourtant savait visiblement de quoi il parlait et qui se bornait, pour sa défense, à la stricte lecture de l’étiquette. À l’entrée, la méprise sur la couleur du Sancerre a failli faire tourner en boucle la conversation pour le restant du repas. Au plat émergea du tréfonds de ces âmes dignes de Machiavel le sujet de débat dont, semble-t-il, chacun repoussait jusque-là la survenue. Monsieur pontifiait avec condescendance à propos de tout ce que disait Madame, qui se lança après s’être esbaudi de la beauté du homard qu’on venait de lui servir : il fallait garder la maison Jacquot et racheter la maison de la grand-mère. Madame aurait aimé pouvoir la transmettre aux enfants. Et puis, la maison a la plus belle cave de Saint-Bris-le-Vineux, qui communique avec les caves voisines si on tombe les murs !

Les deux leitmotive du reste du dîner étaient lâchés. L’échange ne porta plus que sur la maison Jacquot et sur le rachat de la maison familiale. La nécessité d’aller voir la grand-mère dès le lendemain parut pressante, ils devaient impérieusement obtenir d’elle un accord sur la vente escomptée. À quelques verres de vin près, ils allaient dévoiler de quels moyens peu orthodoxes ils useraient pour contraindre l’aïeule de céder à leurs volontés. Monsieur ne cessait de renchérir sur les plans de Madame, avec un côté veille France et paternaliste mâtiné de l’aisance de qui n’aura jamais besoin de gagner au loto.

Chabrol n’aurait eu qu’à poser une caméra dans un coin et filmer la scène.

Nous ne saurons jamais si la grand-mère a consenti.

lundi 21 avril 2014

C'est facile d'avoir du style

Églises et autres édifices religieux illustrent particulièrement bien la diversité stylistique du patrimoine architectural français. 1500 ans de constructions, du roman le plus austère au modernisme le plus audacieux (en passant par cette incomparable et kitschissime meringue boursoufflée de style éclectique qu’est le Sacré-Cœur de Montmartre) ont permis un riche développement dans tous les domaines : matériaux de construction, traitement des façades, ouvertures, toitures, ornementations, statuaire et plus largement décoration, mobilier intérieur.

Au cours de l’histoire, des courants ont pu prêcher une modestie ou une discrétion qui s’est parfois traduite dans l’architecture. Mais si on a construit, la plupart du temps, c’est bien pour que cela en jette.

Il existe évidemment des exceptions. À Lyon par exemple, Saint-Bonaventure ne présente au passant que la laideur de la juxtaposition de ses éléments disparates. On veut croire que le style qui ne ressemble à rien ne regroupe justement que des exceptions.

Devant le vaste ensemble à sa disposition, le visiteur est amusé par la variété de dénomination des styles (en particulier les qualificatifs ajoutés à roman et gothique) : roman bourguignon, poitevin, tardif, auvergnat, roman ajoutez-ici-le-gentilé-de-votre-région, gothique primitif, rayonnant, flamboyant, angevin, brabançon, troubadour, néogothique…

Je ne connais pas d’église de style paquebot mais je ne désespère pas, dans quelque sous-préfecture de bord de mer, d’en voir une un jour.

mercredi 16 avril 2014

Etre jeune à Avallon

Comment découvre-t-on le monde, jeune, dans une petite ville moyenne de province ? Question récurrente lorsqu’on fait le tour des sous-préfectures, et qu’on a soi-même grandi dans une agglomération de dix millions d’habitants. On s’imagine qu’il doit être difficile d’y explorer son homosexualité, qui passe en premier lieu par la rencontre avec ses semblables, par le contact avec le différent de la norme.

On marche dans le centre d’Avallon, un peu plus de 7 000 habitants, avec ce genre de pensées en tête. C’est dimanche, qui plus est jour de Carnavallon, mais on croise peu de passants. Vauban trône quasi seul en sa place, au bout de la promenade, entre magasins fermés et brasseries aux vérandas bordeaux oubliées.

On cherche un endroit où manger, on s’arrête dans une gargote qui annonce fièrement Produits frais sur toutes les ardoises. Le joli patron est manifestement confraternel, son copain est à l’une des tables et l’on ne tarde pas à voir s’asseoir à la table de derrière trois potes de 25—30 ans, charmants, du même cru.

Le repas fut bon. Le spectacle de la conversation voisine a pour un temps mis de côté les interrogations sociologiques.

dimanche 13 avril 2014

Chalon-sur-Saône

La dernière fois que j’avais visité Chalon-sur-Saône, c’était ma grand-tante Léone qui nous guidait. J’en avais gardé le souvenir d’une ville féerique où prince et manants vivaient heureux au bord de la rivière. C’est que Dominique Perben, alors maire, était ministre du gouvernement de monsieur Balladur. La fierté de ma grand-tante Léone m’avait impressionné lorsqu’elle nous avait montré sa maison : ministre du gouvernement de monsieur Balladur.

Qu’un ministre puisse être voisin d’un membre de ma famille, fût-ce ma grand-tante Léone, qui détonnait parmi mes collatéraux campagnards, avec sa crinière blanche, ses manières bourgeoises et son appartement sur la Côte d’Azur, qu’un ministre puisse croiser ma grand-tante au marché, c’était d’un merveilleux qui avait rejailli sur la ville.

Vingt ans plus tard, je craignais la déception : les années ont passé, Dominique Perben n’était pas un prince charmant, ma grand-tante Léone n’est plus. Je n’ai pas su reconnaître la maison du ministre, je n’ai pour tout dire rien reconnu de Chalon. Pourtant, ce dimanche, la ville m’est apparue vivante, coquette et joyeuse. Exactement comme l’était, il me semble, ma grand-tante.

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