lundi 7 avril 2014

Apostille au pénultième billet

J’ajoute Jean Echenoz. Son dernier opus, Caprice de la reine, est constitué de sept courts récits lumineux où la finesse de l’humour d’Echenoz, sa subtilité éclatante sont un régal.

Du coup, j’ai eu envie de relire L’Occupation des sols. Dans cette petite nouvelle d’une dizaine de pages, un couple père-fils se retrouve confronté à la perte de la mère/épouse. Elle a été peinte par un artiste, de son vivant, sur le mur d’un immeuble, et le dessin est progressivement masqué par la construction d’un bâtiment… C’est poignant, cela a l’élégance des œuvres magistrales devant lesquelles on reste coi.

Je ne vous chante pas plus les louanges de 14, Je m’en vais, Ravel ou Des éclairs : tout me semble du meilleur cru. En somme, le progrès fait rage et Jean Echenoz est l’un des grands auteurs de notre temps. Les éditions de Minuit publient des perles.

samedi 5 avril 2014

La doudoune

Totalement à contretemps de la température extérieure et des plus élémentaires règles de l’à-propos vestimentaire, surgit de nos jours et de par les rues cette incongruité gonflée et gilet-de-sauvetagesque : je veux bien sûr parler de la doudoune. (J’aime le zeugma, oui, et pour écrire façon Mauriac : il ne sera pas dit que vous n’en lisiez pas un autre d’ici la fin de ce texte.)

À moins éventuellement de devoir dévaler quelques pistes de ski ou de se lancer dans un trek en Antarctique, qu’a-t-on besoin de s’affubler partout de pareil accoutrement ? D’un babil incertain, bégaiement facile autant qu’approximatif, nait le mot doudoune au cours des années 1970 (m’apprend mon Robert). Que n’y est-il resté, et le vêtement qu’il désigne avec lui ! Certes, il pourrait vous arriver par très grand vent de chuter du pont Lafayette, dans le Rhône. Alors vous flotteriez, la belle affaire. Ce serait toujours ça de moins d’infligé à la vue des lyonnais, contrits par tant d’uniformité rembourrée sur le dos des passants. Mais, admettez, quelle vanité pour une si faible probabilité.

Reprenez vos vestes légères et seyantes ; vêtez vos rouges manteaux de printemps, tel l’arbre son vert renouveau foliaire : élégamment. Laissez, je vous prie, les boudins au charcutier.

samedi 22 mars 2014

Hervé Guibert

Je lis des souvenirs d’Yvonne Baby, écrits sous la forme de courts portraits de gens plus ou moins connus qu’elle a côtoyés : À l’encre bleu nuit, aux éditons BakerStreet. Yvonne Baby a dirigé le service culture du Monde et y a fait entrer Hervé Guibert à la fin des années 1970. Je ne peux m’empêcher, à la lecture de ce petit livre, de penser à Guibert, à comment je l’ai découvert puis lu compulsivement, à la façon dont certains de ses écrits font toujours écho plusieurs années après les avoir lus.

L’anthologie de ses articles sur la photographie dans Le Monde, La Photo, inéluctablement, n’a pas été pour rien dans ma découverte et mon goût naissant pour la photo. Et ses Articles intrépides, autre anthologie de ses papiers, culture cette fois, quelle manière directe et franche d’écrire.

Le choc : le sida en pleine gueule, comment on en meurt à petit feu au début des années 1990, c’est À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Le grandiose et baroque Mausolée des amants - Journal 1976-1991, tout à la fois récit, mise en scène du sexe, de l’amitié, de l’écriture, et d’une vie débridée. La claque de cette écriture-scalpel à laquelle on ne voit pas de limite, à la relecture, je me dis que cela n’a pas vieilli. La simplicité, la liberté de ton, les phrases vous sautent à la jugulaire. Je me demande souvent quels écrivains ne seront pas oubliés à la fin du siècle, mais je mettrais un billet sur Guibert.

vendredi 14 mars 2014

Jeanne

Jeanne a revêtu ses beaux atours de lumière. Une veste dans le style de Christian Lacroix, une jupe de laine épaisse, de coupe moderne, et des bottes de cuir qui ne sont plus de son âge. Jeanne ne le fait d’ailleurs probablement pas, son âge, mais vous ne le saurez pas plus que moi. Jeanne me fait penser à ma grand-mère Madeleine, 84 ans à la fin du mois, qui ressemble à la reine d’Angleterre mais que vous ne verriez jamais à un concert (Madeleine est la femme de Roland). Jeanne, elle, ne ressemble qu’à une dame âgée pomponnée pour la sortie. Elle a du mal à s’assoir ; j’ai cru que j’allais me proposer de l’aider à se relever mais non, vaille que vaille elle s’est extirpée de l’assise, son orgueil pour seule force. Je lui avais ramassé sa canne coincée derrière les sièges, qu’elle ne pouvait pas attraper.

C’est que Jean n’est plus à son côté, et Jeanne a cet triste et doux des vielles gens esseulées.

Jeanne n’a pas fait un bruit de toute l’œuvre jouée. Elle a applaudi. Elle est restée discrète, sur son quant-à-soi : plus de Jean à qui donner un mouchoir après avoir farfouillé forte dans son sac pendant les pianissimi de violons. À la fin du concert Jeanne a remercié le jeune homme à son côté du ponctuel service, a gravi voûtée les marches de la salle, pour les descendre cahin-caha jusqu’à la sortie.

Ô fortune ! pense à la Jeanne solitaire qui a aimé la musique de ce soir, et donne-lui encore mainte occasion de jouir de la vie.

jeudi 20 février 2014

Soixante heures en Finlande

La ville moyenne de Pori, sur la côte ouest de la Finlande, arbore ostensiblement les appas de la sous-préfectoralité.

90 000 habitants, un aéroport minuscule dont les espaces de départs, d’arrivées, de zone contrôlée et de loueurs de voitures tiennent dans une unique pièce, quelques bâtiments emblématiques de style néoclassique (mairie, musée, usine peut-être reconvertie), un centre-ville moderne tristounet selon un plan en damier. Je n’ai trouvé d’autre restaurant que celui de l’hôtel qu’avec difficulté mais j’ai compté trois cinémas avec les dernières nouveautés à l’affiche, une salle où joue l’orchestre de chambre de la ville, et de nombreux bars. De quoi passer les soirées d’hiver.

Les quelques Finlandais rencontrés sont chaleureux, plus ouverts qu’on a pu me les dire ; ils parlent tous ou presque le suédois (langue officielle du pays avec le finnois), l’allemand, ainsi qu’un Oxford English charmant. Quoi de plus agréable ?

La grande route qui longe la côte ouest est l’équivalent d’une de nos modestes départementales, avec des limitations à 80 et souvent à 60 km/h qui allongent encore les distances. Olkiluoto, ma destination de travail pour deux jours successifs, est un lieu-dit où l’on ne trouve que quelques maisons au fond d’une presqu’île, avec la centrale nucléaire du même nom qui fait face à la mer à son extrême pointe. Les plates étendues de sapins mêlées de hautes herbes, les bras de mers gelés qui s’y engouffrent doucement se dévoilent le matin amollis par les brumes, ajoutant à la désolation de l’ensemble. Une fin d’après-midi j’aperçus deux cygnes qui avançaient prudemment puis se mirent à tenter un battement d’ailes, pour s’envoler peut-être ? J’entendais déjà monter dans le silence le mouvement lent de la cinquième symphonie de Sibelius, et sa longue ligne mélodique qui ne finit pas.

vendredi 14 février 2014

Consultons notre masse d'air

Il est des gens dont la passion est de savoir plusieurs jours à l’avance quelle sera la tête du ciel en n’importe quel endroit de France ; de mettre à jour régulièrement cette connaissance en croisant les sources (télévision, internet, Le Progrès quotidien, etc.) ; d’en faire part au plus grand nombre matin, midi et soir. Ils se tromperaient de 200 kilomètres pour placer le plateau de Langres sur une carte, mais ne manqueraient pour rien le plaisir de s’esbaudir devant les températures comparées de Saint-Laurent-de-Chamousset et de Tarare. (Oui, Tarare semble systématiquement plus froide que Saint-Laurent-de-Chamousset. Une question de cuvette et de colline ?)

Aujourd’hui, j’ai pu modestement ajouter à leur manière d’appréhender la météo à Lyon : vent de sud, il fait chaud ; vent du nord, il fait froid ; vent d’ouest, il pleut.

Ainsi passent la gloire du monde et les nuages.

vendredi 7 février 2014

Le grand tour

J’entre dans une librairie le plus souvent pour en ressortir les mains vides. Parfois à l’étonnement du libraire, qui peut me voir pendant un certain temps vagabonder consciencieusement entre tous les rayons de son magasin, apparemment à la recherche de quelque titre bien caché.

Eh non.

Observer l’agencement des étals, toucher le relief des couvertures, regarder les grands livres de photos et de peinture, laisser courir l’œil sur les titres incongrus ou lourdingues est un des plus grands plaisirs qui soient. Du même ordre que celui de ma mère qui, dans le Marais lorsque j’étais plus jeune, s’arrêtait à toutes les vitrines des magasins de mode, de bibelots et de décoration, semblant engloutir des yeux l’intégralité de leur contenu. (J’étais jeune et bien plus impatient qu’aujourd’hui quoiqu’on en dise, le prisme de ma mémoire déforme probablement.)

N’espérez pas vous débarrasser des livres était le titre d’un recueil d’entretiens (un peu bavards) avec Umberto Eco et Jean-Claude Carrière, paru il y a quelques années. J’espère que l’avenir leur donnera raison.

lundi 20 janvier 2014

Mondanité

Peu de collègues, aucun, un ou deux au plus ont peut-être lu jamais quelque chose sur ce blog. Ces deux-là, dont je suis le plus proche, ne s’en rendent probablement même pas compte (clin d’œil amical, si vous lisez ces mots).

J’ai invité les vingtenaires et trentenaires les plus sympas à prendre un verre à la maison.

Surprise, les moins attendus ont répondu avec le plus de chaleur, parlant de plaisir et de sympathie. Entendons-nous : je vois bien mon charisme plat et ma relative discrétion, même si on loue par ailleurs mon investissement dans la vie de l’agence, un humour féroce bien que très épisodique et une facilité à vivre.

Comme monsieur Jourdain et sa prose, je serai populaire sans le savoir ? Peu importe, il est toujours agréable de boire un coup en bonne compagnie.

jeudi 9 janvier 2014

Les Variations Goldberg : un aperçu discographique

J’avais parlé des Variations Goldberg ici il y a quelque temps. Ces variations sont parmi les plus célèbres de l’histoire de la musique ; elles sont très enregistrées. Jouées de nos jours au clavecin comme au piano, il en existe également toutes sortes d’arrangements étonnants (orgue, trio violon alto violoncelle, harpe, trio de clarinettes, deux violes de gambe…). On doit plus ou moins facilement trouver 200 interprétations et plus de ces variations, depuis la pionnière Landowska dans les années 1930.

Au fil des années, ayant une tendresse particulière pour le morceau, j’ai acquis certaines des belles versions de la discographie. Il ne doit pas m’en manquer beaucoup. J’ai aussi eu l’occasion d’entendre parmi les pires, et par des interprètes que j’aime beaucoup (Keith Jarrett au clavecin, par exemple). Contentons-nous du meilleur et taisons le médiocre.

De quoi s’agit-il ? Une aria qui énonce le thème à la basse, 30 variations, et reprise de l’aria. Les variations sont de trois types : pièce de caractère, pièce de virtuosité et canon, le tout dans une écriture à trois voix (sauf le quodlibet, dernière variation, qui est à quatre voix). Les enjeux sont donc multiples pour l’interprète : avoir des doigts, faire entendre l’écriture contrapuntique, caractériser les pièces à bon escient, avoir le sens de l’architecture du morceau pour en assurer la cohérence d’ensemble. Il s’agit aussi de ne pas lasser : si on fait toutes les reprises, il faut environ une heure et quart pour jouer l’ensemble.

A tout seigneur tout honneur : Glenn Gould. S’il n’est pas le premier à avoir enregistré le morceau, il a vendu son enregistrement de 1955 à des millions d’exemplaires, ce qui l’a fait connaître en même temps que les variations. Il existe plusieurs enregistrements de Gould, tous au piano. Ceux que je connais : 1954 (radio, oubliable), 1955 (hypervirtuose, bondissant, en un mot jouissif), 1959 (live à Salzbourg, lumineux et souverain), 1981 (quelques mois avant de mourir ; l’aria semble désespérée mais l’ensemble, même si l’interprète s’est un peu assagi, n’a rien perdu de sa cohérence et du côté dansant par rapport à la version de 1955).

Les grandes versions historiques : Landowska 1933 (au clavecin, ferme et rugueux, clavecin Bontempi et qui sonne plus fort que bien des pianos), Arrau 1942 (au piano, grande classe, hauteur de vue un peu sévère mais pas toujours respectueux du texte), Walcha 1961 (au clavecin, aéré et ouvert), Yudina (1968, russe, de la poigne).

Les grandes versions au clavecin : Ross 1985 et 1988 (superbes de franchise et d’allant), Verlet 1992, Hantaï 1992 et 2003 (pour le sens de la construction notamment), Suzuki 1997, Frisch 2000 (simplicité et clarté).

Les grandes versions au piano : Tipo 1986 et Barenboïm 1989 (façon grand piano romantique), Gavrilov 1992 (très virtuose machine à écrire) Dershavina 1994, Tureck 1998 (sophistiqué et maniéré mais d’une grande pureté sonore) Koroliov 1999 (le sens du contrepoint et du chant), Perahia 2000 (d’un classicisme et d’un équilibre solaires), Dinnerstein 2009 (comme une caresse, sur le ton de la confidence).

Si on m’en laissait quatre, je garderais Ross (1985), Frisch (2000), Gould (1959) et Perahia (2000).

vendredi 20 décembre 2013

Autre bilan

Année complexe à bien des égards.

J’essaie de me souvenir de l’essentiel. Passé de si bons moments avec Fabrice, avec des amis, probablement pas assez avec la famille (le père au premier chef). Changement d’appartement, plus d’espace et vraisemblablement des voisins moins bornés. Lu comme chaque année 16 000 pages de littérature (on ne peut pas se renier), trop d’essais un peu bof, certainement pas assez de romans. Pas mis les pieds assez au cinéma. Nommé directeur de projets à partir de l’an prochain, c’est ronflant et ça fait plaisir mais le quotidien risque de ne pas trop changer. Pas assez dormi. Trop bu. Trop d’avis lapidaires (je ne suis pas tailleur de pierre), d’enthousiasmes un peu cons-cons. On ne peut pas se renier.

Bonheur certain, cependant. C’est sûrement que l’existence se vit toute dans les trop et les pas-assez.

vendredi 13 décembre 2013

Bilan

1992 is not a year on which I shall look back with undiluted pleasure. In the words of one of my more sympathetic correspondents, it has turned out to be an ‘Annus Horribilis’. I suspect that I am not alone in thinking it so. […] I sometimes wonder how future generations will judge the events of this tumultuous year. I dare say that history will take a slightly more moderate view than that of some contemporary commentators. Distance is well-known to lend enchantment, even to the less attractive views.

Elisabeth II


 

1992 n’est pas une année sur laquelle je me retournerai avec un plaisir pur. Selon les mots de l’un de mes correspondants les plus compatissants, elle s’est révélée être une Annus Horribilis. Je crois n’être pas seule à penser ainsi. […] Je me demande parfois comment les générations futures jugeront les événements de cette année tumultueuse. J’ose dire que l’histoire aura une vision légèrement plus modérée que celle de certains commentateurs contemporains. Il est bien connu que la distance donne du charme même aux paysages les moins attirants.

Elisabeth II

jeudi 12 décembre 2013

Apostille au billet précédent

Apostille, postille et demie, comme le dit si bien le plus célèbre des penseurs méconnus.

 

Que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages !

Immortel Archimède, artiste, ingénieur,

Qui de ton jugement peut priser la valeur ?

Pour moi, ton problème eut de sérieux avantages.

 

Il existe une version un peu meilleure, littérairement s’entend, mais ce n’est pas celle que je connais. Le problème en question est l’approximation de pi par des fractions, auquel Archimède s’est intéressé entre deux bains. Vous n’oublierez pas la diérèse sur in-gé-ni-eur, si on vous forçait à dire ce truc en public un jour.

mercredi 11 décembre 2013

Petite fantaisie alcoolique

Comment attirer une seconde l’attention, entre deux gobelets de champagne.

Je n’ai pas une très bonne mémoire, hormis peut être celle des visages.

Ce soir, réunion du personnel et coup à boire de rigueur. La conversation s’oriente vers les moyens mnémotechniques. J’essaie de justifier (maladroitement) mon point de vue, discutable, à savoir : se souvenir d’une chose n’est souvent pas moins complexe que de se souvenir du moyen mnémotechnique qui permet de se rappeler la chose en question. Cambronne ordonna silence et dévouement à ses carabiniers permissionnaires me semble une phrase assez débile pour se souvenir des périodes de l’ère primaire, et en tout cas aussi compliquée à retenir que Cambrien Ordovicien Silurien Dévonien Carbonifère Permien, la liste desdites périodes. J’essayais aussi, en cinquième, d’argumenter avec ma prof d’allemand que le fait que Cerbère gémisse en enfer ne me permettait pas mieux de me souvenir des particules verbales non séparables que la liste des particules en question lue dans l’ordre alphabétique. En vain. (Clin d’œil à Frau Brechenmacher et aux quelques lecteurs germanistes, en passant.)

Or, la conversation dériva. J’avais déjà bu près de trois verres lorsqu’un collègue me prit à partie et me demanda quelle était la trentième décimale de pi. J’ai répondu du tac au tac : C’est un 9 ! pourquoi ? J’ai jeté un léger froid, et on va probablement me regarder encore plus bizarrement maintenant, je n’avais pas besoin de ça.

Je me souviens en effet d’un petit poème qui permet de retenir une palanquée de décimales de pi, et la trentième tombe sur le mot avantages, neuf lettres. Mais sérieusement, qui a besoin de connaître trente décimales de pi ?

mercredi 4 décembre 2013

Fontainebleau

Hasard : je suis amené à me déplacer, en ce moment, à quelques kilomètres d’où ont habité mes grands-parents et arrière-grands-parents, et où j’ai passé nombre de week-ends et semaines de vacances, enfant.

C’est à côté de Fontainebleau, sous-préfecture de Seine-et-Marne.

Fontainebleau est une ville moyenne, mais on la dit la plus vaste d’Île-de-France ; le bénéfice de la forêt probablement. Ville d’histoire, bourgeoise, dont le centre piéton et commerçant est très agréable à arpenter. Les rois ont séjourné en son château dès Philippe le Bel, Napoléon y a tenu sa cour. J’ai parcouru son parc qui vaut bien celui de Versailles, admiré les grandes pièces d’eau ; j’y ai nourri les carpes de morceaux de pain sec, enfant.

Fontainebleau a sa forêt, dont certains chemins sont noirs de monde le dimanche ; je me cachais dans les grands trous de son sol sableux, j’en ramenais des glands et des morceaux de bois, collections essentielles, enfant.

Fontainebleau avait son marché couvert, sous une halle, gracile nappe de béton et de pavés de verre, œuvre de Nicolas Esquillan (ingénieur, né à Fontainebleau, qui a notamment conçu la voûte du CNIT à La Défense). Fontainebleau devrait avoir honte de l’avoir laissée démolir, elle qui témoignait, par contraste, des sombres années 1940 par l’élégance sobre de sa ligne ; elle qui avait la beauté, les faveurs des Bellifontains et qui remplissait exactement sa fonction. Je détestais aller au marché le dimanche matin, mais j’aimais déjà beaucoup cette halle grise et translucide, soucoupe volante qui se posait légèrement sur ses petits pieds, enfant.

vendredi 22 novembre 2013

Le critique

Le critique
 
 
Je ne peux vraiment te penser
autre que tel que tu es : l’assassin

de mes vergers. Tu y rôdes
parmi les ombres, orientant

la conversation comme la confusion originelle
d’Ève entre les pénis et

les serpents. Oh sois drôle, sois gai
et sois modéré ! Ne

m’effraie pas plus que tu
ne dois ! Je dois vivre pour toujours.

 

Selected Poems, Frank O’Hara, éditions Carcanet (traduction de votre serviteur)
 

dimanche 10 novembre 2013

Pedibus

Revenant de Prague, je suis plus que jamais convaincu qu’une ville se découvre à pied.

De très grandes villes comme New York, Pékin ou Tokyo à pied, vraiment ? Sûrement pas, et c’est triste.

Parce qu’on rate à coup sûr l’à-côté, le moins ou le pas du tout touristique, l’endroit justement hors des sentiers battus, le truc sur lequel vous ne pouvez tomber qu’en prenant une rue imprévue, un chemin à gauche avec un bel hôpital de briques néogothique, alors que votre but est manifestement sur la droite.

À vélo peut-être ? Je pense qu’on peut en rater autant qu’en transport en commun. Une question de vitesse, probablement. Même si l’on perd à pied ou en transport la liberté de l’horaire qu’offre le vélo, je l’admets.

À Prague, pour aller à la citadelle de Vyšehrad, vous pouvez prendre le métro et vous y êtes en 5-10 minutes (trois stations depuis la vieille ville). Vous pouvez aussi descendre les quais de la Vtlava, avec de superbes bâtiments Art Nouveau tout le long du parcours (trois quarts d’heure de marche depuis la vieille ville). Vous pouvez aussi passer par la ville nouvelle, par le quartier universitaire et les hôpitaux (une heure de balade). Amateurs d’architecture, d’impasses et de coins désaffectés, n’hésitez pas ! Et les jeunes étudiants praguois sont avenants.

À l’écart, dans les effluves réelles des villes. Deux exemples à Paris : il faut se perdre dans le marais et compter les hôtels particuliers du grand siècle, les discrets, passer deux secondes les portes cochères ouvertes et admirer les cours intérieures cachées ; il faut chercher les maisons avec jardin (sûrement hors de prix) du treizième, à deux pas de la rue de Tolbiac. À Venise, un pas de côté : vous êtes immédiatement dans des multitudes de calli sans personne. De quoi respirer le croupi de tous ces petits canaux mystérieux, et poser les yeux sur des palais qui ne le sont pas moins. À Londres Chelsea, Holland park, Hampstead… sont des quartiers charmants plus ou moins excentrés : je ne suis pas un extrémiste du pied non plus, il m’arrive de prendre le bus pour m’y rendre (tellement plus chouette, et moins cher, que le métro). Je constate en chemin ce que je rate pour mieux revenir.

jeudi 19 septembre 2013

L'être aimé et l'auteur

J’ai peu de mérite à m’en souvenir : Fabrice et moi nous sommes rencontrés le jour de mes 22 ans. Cela faisait plusieurs années que j’essayais de me remettre de certain événement (sur lequel je reviendrai peut-être un jour). S’il y a bien une chose que je n’imaginais pas, c’est que je me retrouverais avec un copain dans les quelques mois qui ont suivi cette rencontre. Ni que cela allait durer jusqu’à aujourd’hui.

A dire vrai je ne me suis pas vraiment rendu compte que je tombais amoureux. Je n’ai pas eu de coup de foudre, ce qui est sûrement en partie dû au fait que Fabrice ne correspondait pas à mes canons de beauté. Si j’en crois les quelques discussions que nous avions eues alors, c’était réciproque. J’ai pris tant de fois le Lyon-Évian, dormi tant de fois chastement dans le même lit que Fabrice, dans ce studio sordide à deux pas de la place Bellecour, que je me demande rétrospectivement comment nous avons pu mettre tout ce temps à bien comprendre ce qui nous arrivait. J’étais peut-être le seul à ne pas comprendre.

Je ne suis pas sûr d’être fait pour une vie de couple. L’est-on jamais ? Je ne me suis jamais privé d’y déroger, même si je ne suis pas fier de ces nécessités d’autre chose, essentiellement irrationnelles, ne reposant sur rien d’autre que l’envie et le fantasme. Mais enfin, elles sont plus fortes que moi.

Aussi, ces huit années, j’ai douté. J’ai vacillé, une fois. Je ne crois pas m’être tout à fait remis encore de ce qui là ressemblait fort au coup de foudre, celui de vos seize ans, qui doit effacer les autres et le monde. Bien que l’absence de réciprocité m’ait écrasé j’en ai toujours un pincement, de temps à autre, quand j’y repense. Je n’étais plus lié à rien, pris par l’obsession ; je me croyais prêt à tout pouvoir, tout renverser. Je mesure l’égoïsme que cela représente. J’ai eu des moments de brouillard opaque, de vide. J’ai rarement été si impuissant, car je ne savais plus. Je ne pensais pas qu’une telle chose puisse m’arriver. Je n’avais aucune idée de la possibilité d’entrer dans ce genre de gouffre.

Je crois avoir une idée un peu meilleure, en revanche, de la personne avec qui je vis ; de ses faiblesses, de ses qualités. Je sais l’intelligence remarquable de Fabrice, qui est sans aucun doute l’être le plus brillant que je connaisse. Échanger avec lui à propos de n’importe quoi est un plaisir. L’acuité de sa pensée, sa profondeur m’impressionnent toujours (et je suis loin de pouvoir me comparer à lui). Je sais que nous avons bien plus qu’une admiration réciproque ou des goûts en commun ; que ce que nous lisons et écoutons nous lie comme tous ces moments qu’on a vécus, tous ces lieux où l’on a marché, tout ce qu’on a fait ensemble et qui n’est réductible à rien d’équivalent, cette vaste cathédrale dont les moindres recoins des volumes ne se déploient que pour nous. Nous avons construit cet édifice. Nous seuls pouvons en parcourir les ombres, comme ces rais de lumière aveuglants qui transpercent les grands vaisseaux gothiques, sans une hésitation. Les cathédrales tiennent debout plusieurs siècles.

samedi 14 septembre 2013

Autun

Ne pas savoir choisir entre la mort et la vie, aspirer à l’une quand on est prisonnier de l’autre, tenir son demi-charme d’une rigidité morbide mêlée de vitalité molle : que de points communs l’on peut trouver, à peine imbibé, entre les sous-préfectures et les vampires… Ainsi Autun.

Une table et des chaises peintes en vert, comme dans les jardins publics parisiens, mais si loin de Paris, de son agitation et de sa foule, une table et des chaises peintes en vert, tranquilles à l’ombre des platanes, les pieds dans un gravier blanc que rien ne dérange. Les arbres tracent une promenade, haute et large, comme une nef de cathédrale que nul promeneur ne viendrait profaner. Au bord, un parapet de pierre blanche sépare de la place en contrebas : la place centrale que bordent un théâtre, une Caisse d’épargne, une mairie, que sais-je ? peut-être un Crédit lyonnais, qui n’intéressent personne : tous sont fermés, il est midi, la place est vide, hors les deux vieux qui jouent aux boules.

Sur la table peinte en vert, d’un vert passé qui s’écaille, sur la table, deux demis : il fait si chaud que les verres suent et les gouttes en caressent les courbes. Sous ce soleil, tout est lent. Quelque part sur un tronc, perdue si au nord, une unique cigale chante en vain, sans plus trop y croire ni trop insister : toutes les trente secondes, une alarme l’interrompt, dans l’indifférence totale. Est-ce la Caisse d’épargne ou le Crédit lyonnais ? Les vieux disputent le point, la cigale attend patiemment, personne ne s’inquiète : à quatorze heures, le rideau métallique se lèvera devant la police municipale ; si l’alarme sonne toujours, il sera bien temps de s’affoler.

Les deux demis suent, on en boit une gorgée et l’on se prend à rêver. Cette subsistance anachronique, endormie autour de cette place, cet art de vivre immobile, que ne les redécouvre-t-on ? Le bonheur est là, sans doute, entre ce bistrot et la partie de boules, et ne demande qu’à être réveillé. Comment le faire connaître ? Hors les deux touristes, à demi assoupis face à leurs bières tiédies, ce ne sont que petits vieux courbés et petites vieilles racornies — comment attirer la jeunesse ?

Est-ce la bière, le soleil ou le génie ? Une idée vient soudain. On imagine un pèlerinage d’adolescents enthousiastes et la ville se réveillant : les cris aigus des demoiselles, les vocalises rauques des messieurs essayant leurs voix neuves ; les bars où les habitués délaissent le petit blanc de huit heures pour le diabolo grenadine ; les pharmacies écartant de leur vitrine les déambulateurs pour les réclames antiacnéiques. Un pèlerinage d’adolescents que leur passion du moment aurait menés ici : cette passion nosphératique pour les êtres de la nuit, les vampires et les loups garous.

Car il y a, à Autun, un monument aux morts incongru : un ange funèbre, aussi ailé que musclé, enlace un soldat nu, moins ailé mais pas moins musclé, et l’embrasse, ou le mord, dans le cou. Cette allégorie, comme toutes les allégories, a dû faire sens, un jour, lorsqu’elle a fécondé l’esprit de l’artiste. (Ce devait être une de ces nuits étouffantes où l’on se réveille surpris d’être seul, mais enlacé de ses draps dont une moiteur suspecte empêche de se dégager.) Cette allégorie a dû faire sens, un jour, il y a longtemps, mais elle n’évoque plus guère que les mièvreries adolescentes au clair de lune ou l’art homoérotique le plus vulgaire.

On imagine ce pèlerinage de jeunes filles en fleurs et de garçons sensibles, observant cette poignante étreinte, se promenant sur la promenade, prenant place sur la place. Leurs gloussements, leurs soupirs, leurs râles chasseraient les vieux boulistes, intimideraient la cigale mais réveilleraient la ville.

Le cauchemar se dissipe, l’alarme sur la place cède à nouveau la scène à la cigale, un des deux vieux pointe et dégomme le cochonnet. Autun serait-elle toujours Autun, une fois réveillée ?

lundi 9 septembre 2013

Forcalquier

Je me souviens de Forcalquier, qu’un collègue visite assidument ces temps-ci pour œuvrer sur un proche barrage. Il y a de cela plusieurs années, sur un coup de tête, un week-end prolongé où Lyon était déserté de nos amis, on partait gaiment dans le coin de Forcalquier.

Forcalquier a tous les dehors de la grâce sous-préfectorale : une concathédrale (l’évêque était aussi à Sisteron), un carillon au sommet de sa butte, près des ruines du château, un grand marché provençal, une magnifique petite maison de pierre très troisième république qui fait office de sous-préfecture (sans ce genre de bâtisse, pas de grâce sous-préfectorale, Toul devrait en prendre de la graine), et un endormissement plus que probable aux environs de novembre.

Repenser à Forcalquier aujourd’hui m’évoque par ricochet, avec un peu de mélancolie, le petit cimetière de Murviel-lès-Béziers où l’on a mis les pieds il y a quelques semaines. À Murviel, alors, je pensais entre autres aux haies d’ifs taillés du cimetière de Forcalquier, jardin remarquable, dont les loges pratiquées dans les arbres pour y caser des tombes sont plutôt émouvantes. À Murviel ce sont ces petites structures en fer forgé qui tiennent parfois lieu de pierre tombale, apparemment typiques de la région, qui donnent une bonne part de son charme au lieu.

À rebours du cimetière de Bruxelles, superbe parc avec ses arbres somptueux, ses massifs plantés, ses intimes sous-bois de mousse qu’il faut avoir vus une fois sous la pluie, le cimetière de Forcalquier tient plutôt du jardin à française. Les symétries, l’art topiaire à tous les coins d’allées, les pelouses impeccables et les vues dérobées lui confèrent cette digne élégance un rien austère.

Murviel, Bruxelles, Forcalquier : trilogie de cimetières certes, et pourtant trilogie de souvenirs de jours heureux.

vendredi 6 septembre 2013

In vino veritas

Certain jour de juin, d’aucuns diraient d’août, le front brillant et la goutte de sueur y perlant (c’est qu’il fait déjà 35°C par ici, en cette saison), vous passez Séguret, un des plus beaux villages de France, et vous dirigez vers le Mont Ventoux. Séguret : ses calades, ses maisons de pierres empilées et sa vue magnifique jusqu’à la vallée du Rhône et aux monts de l’Ardèche. Baste, ce n’est pas l’objet.

Vous arrivez au domaine Mourchon. On ne fait usuellement pas de publicité sur ce blog, où l’on s’intéresse (faut-il le rappeler) aux seules choses de l’esprit, de celles qui élèvent, qui… Mourchon c’est du vin, du Séguret, un côtes-du-rhône villages exactement. Le vin y mature dans des fûts en béton, c’est très majestueux quand vous entrez, et puis vous connaissez mon goût pour ce matériau. Vous accueille M. McKinlay (du clan McKinlay ? J’aurais orthographié ça McKinley, moi, comme le point culminant des États-Unis qui comme chacun sait se trouve en Alaska, mais je m’égare), la soixantaine grisonnante et rougeaude, que vous supposez d’emblée bon vivant.

Son comptoir est circulaire ; une douzaine de bouteilles l’entoure, il est retranché comme un soldat de la première guerre mondiale. Il vous fait goûter ses différentes créations les unes après les autres. Il a le charme britannique, l’œil pétillant du connaisseur, de l’artisan sûr de son œuvre. Mon beau-père essaie de lui glisser quelques mots d’anglais ; M. McKinlay n’en a que faire, répond malicieusement en français, qu’il a doux et arrondi. Pour tout dire l’homme et son accent sont délicieux.

Les bouteilles passent, dans l’ordre de complexité aromatique et de degré d’alcool. Fabrice et moi en goutons trois ou quatre, nous modérons pour ne pas abuser ni nous soûler. Le beau-père taille toujours le bout de gras avec M. McKinlay, qui reste d’une patience monolithique. Le beau-père a bu nettement plus de verres que nous, me semble-t-il. Il arrive à la grande cuvée, la grande réserve, le summum, appelez ça comme vous voulez, je ne me souviens plus de l’intitulé de la bouteille la meilleure et la plus chère à la vente.

Ah oui, 16,5° tout de même, lâche le beau-père, déjà un peu attaqué. Après un temps de réflexion, son vis-à-vis a répliqué, sur le ton de l’évidence, et du même accent si sympathique : Ce qui compte, ce n’est pas le degré d’alcool, c’est la structure !

Nous quittâmes le domaine heureux, pleins de sagesse viticole.

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