Chronique d'une mort annoncée
Par FabriceD le mercredi 19 janvier 2005, 00:55 - Doux délires - Lien permanent
La fin est proche, il n'en a plus pour bien longtemps.
Nous ne pouvions pas... J'en parle déjà spontanément au passé, alors qu'il est encore de ce monde. Nous ne pouvons pas vraiment dire que nous sommes proches, lui et moi. Il n'est guère qu'une de ces entités inhumaines et interchangeables que l'on croise à longueur de journée au bureau. Nous ne nous voyons guère qu'aux toilettes, pour ainsi dire en coup de vent, lui et moi. Lui ai-je jamais adressé la parole ? je n'en suis même pas sûr. Je l'ai déjà observé, cependant, sans qu'il s'en rende compte. Petit, blanc, élégant, plutôt carré, plutôt lisse. Anodin. Difficile de se lier, difficile de s'attacher.
Et pourtant...
Pourtant je sais depuis aujourd'hui qu'il va mourir bientôt et cela m'attriste, cela me peine. Une peine, une tristesse détestables d'ailleurs, car égoïstes. C'est le vide qu'il laissera dans ma vie, le besoin de lui que j'aurai et qu'il n'assouvira plus, la chaleur qu'il n'insufflera plus à mon corps froid et ennuyé que je pleure par anticipation, plus que sa disparition. Sera-ce vraiment une disparition, d'ailleurs ? J'en doute. On remarquera plus son absence qu'on n'appréciait vraiment sa présence, sans doute. On verra tous combien il nous était devenu bêtement indispensable.
C'est un petit bruit qu'il fait qui me dit que la fin, que sa fin est proche. Je n'y ai pas prêté attention, la première fois que je l'ai entendu - un signe, sans doute, de ce que je ne m'intéressais pas suffisamment à lui. Mais ce bruit m'a déchiré l'oreille, tout à coup, même si je ne sais combien de fois je l'avais entendu auparavant. Un petit bruit métalique qu'il fait avant chaque expiration. Un choc. Deux organes qui se heurtent. Un chaos incongru. Pas encore un râle, déjà une agonie.
Il va s'éteindre, bientôt, définitivement.
Ses semblables sont en général plutôt détestables, ai-je toujours trouvé. Mais il fait exception. De la litanie de défauts qui les afflige, il n'en a pratiquement aucun. S'il en est des tièdes, des mous, des froids même, lui est chaleureux et énergique. Il n'y en a que deux grands types, peut-être l'avez vous remarqué : le boutonneux et le sans-bouton. C'est un sans-bouton, lui, et c'est de cela qu'il meurt. Car le boutonneux est paresseux, il s'économise, s'arrête en général avant de terminer son travail. Pas lui ! Il s'acharne, lui, s'obstine, encore et encore, tant qu'il voit devant lui une tâche à accomplir. Mais il est myope, comme la plupart des sans-bouton, et c'est ce qui le tue : ne voyant ce qu'il a à faire que par intermittence, il attaque, s'arrête, reprend, abandonne pour mieux recommencer. Autant de stations sur son chemin de croix.
La pire des tares qui eût pu l'affliger, il ne l'a pas : certains de ses congénères ont des hauteurs qui les empêchent de vous rendre service. Quoi ! Il devraient se mettre à votre niveau ? s'abaisser ? vous servir ? Quelle idée ! Non, c'est à vous de tendre vos mains suppliantes vers eux, leur mépris humide vous dégouline le long des avant-bras, vous les quittez les coudes trempés. Pas lui.
Oui, décidément, le séchoir à mains des toilettes du bureau donne des signes de fatigue. Et s'il venait à mourir, il me manquerait.
Commentaires
enorme :)
Très très bon. J'adore. Le suspens tient jusqu'au bout. :-) J'ai pensé à un homme évidemment d'abord, puis à un animal quelconque, avant de passer à une machine. Et évidemment, ma première idée a été l'ordinateur. Mais non, un ordinateur sans bouton, ça n'a pas de sens, alors quoi ? Et je me suis posé la question jusqu'à la fin, en me refusant de regarder jusqu'au bout la dernière phrase et en me demandant si, finalement, l'objet de ce doux délire nous serait révélé. :-)
Pour ce qui est de l'histoire de la taille, c'est parfait comme ça pour moi. ;-)