Peur et transfiguration

Où l'Auteur pense à quitter le pays.

Vous êtes prêt. Ou plutôt non, vous ne l'êtes pas, vous ne le serez jamais, mais vous n'avez plus guère le choix.

Ils sont là. Tous. De l'autre côté. Ils s'agitent, ils plaisantent, ils s'impatientent. Ils rient, ils hurlent, ils appellent. Imaginent-ils ce que vous vivez ? Peuvent-ils voir ce qui se passe, de ce côté-ci ? Vous reconnaissez des voix, vous les imaginez, vous les savez là. Ils vous savent là aussi, sans doute, mais ils ne savent pas vraiment non plus.

De ce côté-ci, ça sent la peur, l'angoisse, la tension. La transpiration, la poussière et la pizza aussi. De ce côté-ci, c'est le bal des monstres. Les femmes sont maquillées comme des putes. Les hommes aussi. Les visages sont fermés. Certains font les cent pas. Certains serrent d'une main tremblante un bout de papier dérisoire où ils cherchent dans la pénombre le sens de la vie. Ou, du moins, des deux prochaines heures de leur vie. Et, incongru, un type se balade en boxer.

Parce que je suis maudit, ce type-là, c'est moi.

La scène est dans le noir complet. Je vais m'y réfugier, au plus près du rideau, derrière une table à repasser. Certains auteurs ont des idées bizarres. Quand le rideau s'ouvrira, il y aura pleins feux sur moi, en boxer blanc et chaussettes noires, en train de repasser une chemise en avant-scène. J'aurais dû me mettre à la muscu depuis longtemps. J'aurais dû mettre une paire de chaussette dans le boxer. J'aurais dû mieux apprendre mon texte. J'aurais dû prendre des anxiolytiques. Nerveusement, je repasse le dos de la chemise. Le fer n'est pas branché, mais ça me relaxe, bizarrement.

Tout à coup, la peur me submerge. Menace de m'engloutir. Une seule planche de salut : faire le pitre. Courir en coulisse. Hurler à tout le monde que je ne veux pas y aller. Essayer d'obtenir un peu de compation. Que dalle ! Ils ont autant la trouille que moi, les égoïstes ! Mais nettement plus de vêtements. Alors je retourne à ma table à repasser, seul, dans le noir. Derniers réglages. Je me rends compte que si je mets la table dans l'autre sens c'est plus pratique vu que je suis droitier. Je me rends compte que si je relève un peu la table elle pourra masquer un peu le boxer. Il n'y a plus rien à faire. Je repasse, comme un con, dans le noir, une chemise que je ne vois pas avec un fer qui ne chauffe pas. J'essaierais bien de réciter mon texte, mais il ne vient pas. Trop tard pour fuir. Et, de toute manière, hors de question de quitter le théâtre en boxer, hein. L'auteur avait pensé à tout.

Marche funèbre dans la salle. C'est le signal, on va y aller. Dans la salle, les lumières s'éteignent. Sur scène, les contres s'allument. Rideau !

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, bonsoir ! Avant toute chose, je vous demandrai de bien vouloir éteindre vos téléphones portables afin de ne pas perturber cette représentation.

Putain ! Dès la deuxième phrase, je me suis planté dans le texte ! C'était je vous demandrai d'éteindre vos téléphones portables afin de ne pas perturber cette pièce que je devais dire. Mais ils ne s'en sont pas rendu compte ! Ils ne connaissent pas le texte, eux non plus. Continuer, coûte que coûte. À tout prix. Comme si de rien n'était.

Si je tiens particulièrement à cette pièce, c'est que son sujet principal est... (Coup de poing sur la poitrine - top viril) moi ! (Rires dans la salle : ils sont gentils, en fait, de l'autre côté.)

Je finis le prologue, noir, je cours mettre mes chaussures, retour sur scène, faire les cents pas, lumière, acte 1 scène 1, m'asseoir au bureau, entrée de Benoît, mon Dieu qu'il est stressé. Il se plante dans le texte, je le sauve, il se rattrappe à la branche que je lui tends, personne n'a rien vu. On est mou, je trouve, mais le public rit. Benoît joue bizarrement, le public va croire que nos deux personnages sont amants. On n'aura qu'à dire que ça ajoute une dimension à nos personnages. Il ne fait rien qu'à me caresser le dos, qu'à me malaxer l'épaule. Heureusement que le caleçon ce n'est qu'au prologue.

Avant qu'on s'en rende compte, l'acte 1 est fini. J'ai fait sanglotter Claire, Meryem m'a tripoté l'épaule, j'ai caressé Claire. La routine, quoi. Je n'étais pas dedans au début, Benoît non plus, Claire et Meryem un peu plus, Cédric était parfait comme toujours. Je sors, prendre la température. Il fait froid, mais le public est chaleureux. Part de gâteau, je dois un euro à Sylvain, il faut y retourner.

Acte 2. On a trouvé le rythme. Enfin, on s'amuse sur scène. Le public rit de bon cœur. Échange de chemise, sur scène, avec Benoît. Ça va se voir, forcément, que je suis un avorton, comparé à lui. Ça va aussi se voir, qu'il sue comme un sangliou, lui. En tirer le maximum : en faire des tonnes. Montrer au public que la chemise qu'il me tend est trempée. Et qu'elle pourrait me servir de robe de chambre. Le public suit.

À chaque sortie de scène, tout le monde tombe dans les bras de tout le monde. Même que Cédric manque me fracasser le nez. Plus qu'un acte, on va y arriver.

La Mort entre en scène, je tombe, c'est la fin. J'ai le projecteur en plein dans la gueule, je le vois à travers mes paupières fermées, c'est génial : je suis tombé sur mes marques ! Monologue final de Benoît. Il sort. Noir. Le public applaudit. Encore et encore. On salue, il applaudit toujours. On resalue, il applaudit toujours. Philippe, l'auteur et metteur en scène, nous rejoint, standing ovation.

Embrassades, tapes dans le dos, sourires soulagés.

Aller discuter avec le public, les collègues qui étaient dans la salle (et qui ont aimé le boxer), les amis qui étaient là aussi comme toujours, les gens dont on a oublié le prénom mais qui viennent tout de même dire bonjour. Puis ranger le plateau. Les actrices ont l'habitude, elles pensent à se démaquiller. Les acteurs, non. Moi, je sais, mais je ne dis rien. Ça lui va vachement bien, à Benoît, le maquillage. Redescente sur Lyon, personne ne veut aller prendre un verre, sauf moi. Je me finirai au lait froid, pas grave. Je me retrouve seul dans la voiture avec Benoît. On n'avait jamais vraiment discuté, lui et moi, c'est l'occasion. Du théâtre comme une découverte de soi, du théâtre comme une thérapie, du théâtre comme moyen d'accepter mon homosexualité. Il pose des questions qu'il n'avait jamais osé poser. Ne comprend pas mes réponses. Mais quelque chose passe.

Je rentre chez moi à pied. Petite marche nocturne. Dans mon baladeur, la Deuxième de Beethoven par Mitropoulos. Orgasmique. J'ai accumulé un peu de bonheur, pour deux jours au moins.

Je m'étais promis qu'après celle-ci j'arrêterai. Je me suspecte de m'être menti.

Commentaires

1. Le mercredi 9 mars 2005, 15:06 par Val

j'espere que tu t'es menti, je n'aimerais pas ne t'avoir vu qu'une fois sur scene...

2. Le mercredi 9 mars 2005, 15:17 par FabriceD

En même temps, c'était la septième pièce dans laquelle je jouais... Tu as raté des épisodes, donc. :)

3. Le mercredi 9 mars 2005, 18:40 par Polatc'h

Je compte sur toi pour jouer dans le dernier volet de cette trilogie :-)

4. Le lundi 14 mars 2005, 23:27 par Monster Bill

Le récit est jouissif et extrèmement émouvant. Il est vraiment dommage que je n'ai pu assister à cette représentation. :-(

5. Le mardi 15 mars 2005, 16:02 par lutiole

sniff, tas meme pas parlé de moi et toutoune...
faut dire qu'on est les deux plus petits roles aussi :) Et surtout n'arrete pas de jouer, je te bade(théatralement parlant, bien sur)