Abyssale complexité de l'industrie textile
Par FabriceD le lundi 18 avril 2005, 19:23 - Doux délires - Lien permanent
Je vous ai déjà parlé d'Yvan, l'être hybride et flasque
du Art de Yasmina Réza mais il me semble avoir omis un aspect essentiel de cet être sans consistance.
L'urgence de vous faire part de ce détail m'est apparue ce midi, rue de la République, dans le deuxième arrondissement de Lyon, alors que je marchais, nez au vent, humant l'air frais du printemps, sous les marroniers qui sont peut-être en fait des platanes. Là, j'ai croisé deux jeunes femmes. Je serais bien en peine de vous les décrire, attendu que je m'émerveillais alors de ce que la mode de l'année soit au jean serré pour les messieurs. Très serré. Délicieusement serré. Et admirablement rempli. Car virilement rempli. Très virilement. Et très rempli.
Il y a des signes comme cela qu'une entité, qu'un quelque-chose, qu'un je-ne-sais-quoi essaient de vous faire passer un message. L'univers voulait attirer mon attention sur le tissus. Il y était parvenu. Au delà peut-être de ses espérances les plus folles.
C'est alors que, pour me calmer, donc, il a envoyé les deux jeunes femmes que j'ai croisées. Et que, croisant, j'ai entendues.
J'en ai marre de ne porter que des sous-vêtements en coton.
Le textile, encore.
Je l'avoue sans honte, mon esprit a glissé sur le sujet des sous-vêtements de la demoiselle comme un drap de satin sur un corps frissonnant. Que voulez-vous ? elle s'éloignait déjà. Tandis que chaloupait devant moi un jean qui cachait (ou ne cachait peut-être pas - là était le côté exictant de la chose) des sous-vêtements en coton (ou en autre chose - là était le côté textile de l'excitation). On n'étudie bien que ce que l'on a sous les yeux, c'est ainsi.
Ce que l'on a sous les yeux. Et ce que l'on a sur les fesses, aussi.
Car, à ma grande surprise et peut-être à la vôtre, mon esprit a rapidement fait le saut du contenu du jean qui me précédait au contenu de celui qui me vêtissait. À peine s'est-il arrêté un instant pour lister les combinaisons possibles de ces deux contenus. Car une question semblait l'obséder. Et m'obséder aussi, par là même. Mes sous-vêtements à moi, sont-ils eux aussi en coton ? Et, question subsidiaire, ai-je marre de leur cotonosité ?
Que n'aurais-je pas mieux fait de continuer à fixer l'exquis balancement de cette grandiose paire de fesses sur pattes !
Un précipice, un abîme, un gouffre s'est ouvert devant moi d'où sont sorties comme de grosses chauves-souris noires et velues un millier, un million de questions. Elles me poussaient de leur aile osseuse et squameuse vers les ténèbres de l'inculture. J'essayais de les ignorer, elles griffaient ma curiosité de leurs petites pattes crochues. Tes sous-vêtements sont-ils en coton ? me sussuraient-elles à l'oreille ; la microfibre est-elle faite de coton ? me bourdonnait leur essaim ; et la dentelle ? (Cette dernière question m'effrayait, surtout, moi qui n'ai pas de sous-vêtements en dentelle.) Et qu'entend-on, d'abord, par sous-vêtements en coton ? Je leur hurlais cela, j'essayais d'argumenter, je voulais les prendre à leur piège. La bande élastique de mes boxer ne l'est pas, en coton, de toute évidence - compte-t-elle ? Et les "Calvin Klein" brodés à la ceinture de mon dernier achat - comptent-ils ? Et mes chaussettes ! Oui, les chaussettes - en sont-ce, des sous-vêtements ? Je pensais prendre l'avantage, elles restaient muettes désormais. Je n'avais pas compris que je les nourrissais - pis ! que je les engendrais ! Ces monstres ailés me sortaient de la bouche, me poussaient dans le dos, m'entrainaient vers leur antre. Au bord de l'abîme, j'étais pris de vertige. Tant à savoir sur le textile et j'en savais si peu. Poussé par mon ignorance, j'oscillais sur l'arête de la falaise surplombant une folie douce où je n'étais pas encore tombé, où je ne voulais pas tomber : l'obsession du tissus, la passion du drapé, le soucis de l'ourlet. Ce vide m'attirait, j'allais tomber.
Et je me suis rappelé Yvan, dans Art. Yasmina Reza m'a sauvé.
J'ai cessé de me battre contre les chauves-souris, de leur hurler à la face, je me suis calmé. Les passants, rassurés, continuaient de m'éviter, de me contourner, mais de moins loin. Une vieille dame s'est approché et m'a glissé une pièce de deux euros dans la main. Je l'ai à peine vue. Je m'accrochais à mon souvenir d'Yvan.
Yvan est un garçon qui a fait toute sa carrière dans le tissus. Il était au fond du gouffre que j'avais entrevu. C'était là son univers, il y était bien, il y avait ses repères. Il y était tombé tôt. Une des chauves-souris qui m'avait agressé était sa mère, ou son père, peut-être - ses parents étaient dans le tissus. Jusqu'au cou. Ou jusqu'au col, je ne sais. Mais un oiseau de proie monstrueux est descendu jusqu'au fond de son trou pour l'y en arracher entre ses serres acérées. Cet oiseau de proie, c'est sa future femme. Ses parents à elle sont dans la papèterie. Autre gouffre où elle le précipite. Effoi d'Yvan.
Même effroi que celui que j'ai ressenti ce midi à cause d'un bellâtre en jean moulant et d'une gourgandine lassée de ses culottes en coton.
Tout cela pour vous redire de lire ou de relire Art. Ce livre - la critique ne l'a que trop peu dit - fait fuire les chauves-souris halucinatoires.
Commentaires
FabriceD, ne le prends surtout pas mal, mais je suis sûr que tu gagnerais plus en faisant publier tes écrits (comme celui-c par exemple) plutôt que tes lignes de codes. ;-)
J'abonde dans le sens de Monster Bill.
C'est très bien écrit et peut-être est-ce là l'Art tant décrit et recherché que de faire passer un simple instant en tourbillon d'idées.
Ceci dit, tu ne donnes pas le fin mot de l'histoire : tes sous-vêtements sont-ils en coton :p ?
Il va falloir que je me penche sur ce livre en tout cas depuis le temps que j'en entends parler... Merci.
J'ai, effectivement, des sous-vêtements en coton. Mais pas que. Typiquement, ce soir... :-P
Snif... Tu oublies mon anniversaire parce que tu préfères parler de culottes en coton...