Silence assourdissant

Si j'éteins la lumière, je pourrai écrire ce billet dans un superbe clair obscur. Mais je ne verrai plus le clavier.

Pas écrit une ligne depuis lundi.

J'aimerais pouvoir vous dire que le temps me manque pour vous parler mais ce n'est pas le cas. Si ce n'était que le temps qui me manquait... Le temps, cela se trouve, cela se prend. On dort un peu moins, on court un peu plus, le tour est joué. C'est affaire de volonté : décider de se poser devant son clavier et écrire. Sauf que...

Depuis quelques jours, le monde est terne, le monde est fade, le monde est insipide. Lourd, long et banal. Vide. Que lui est-il arrivé ? Il est d'habitude plein de petites merveilles, de catastrophes minuscules, de joies éphémères. Où sont-elles toutes passées ? Dans mon monde, une vieille dame tremblottante se lève dans le bus pour en laisser asseoir une plus délabrée, toutes deux font assaut de politesse, se disputent le plaisir de ne pas se reposer, restent debout jusqu'à leur arrêt et, sans le savoir, illuminent ma journée. Dans mon monde, un adolescent timide, post-acnéique et filiforme traine en silence avec un bellâtre précoce et sa copine en fleur, le prince charmant gesticule, brasse de l'air, fait du bruit, le nabot fixe la princesse, elle le surprend, ils se sourient et, sans le savoir, réchauffent mon petit cœur frigorifié. Dans mon monde, un gros chien pataud s'approche à petits pas d'un moineau blessé, le reniffle, lui bave dessus, l'examine de près, le moineau lui picore la truffe, le molosse s'enfuit en pleurant et, sans le savoir, panse mon orgueil complexé. Qu'a-t-on fait de mon monde ? Qu'est-ce que c'est que ce monde où les pigeons chient sur les passants, où les couples se brisent et où les vieux meurent ?

Comment voulez-vous que je blogue, moi, dans ses conditions ?

Tout est trivial, ces temps-ci ! Le séchoir à main qui couine n'est qu'un séchoir à main qui couine, les bimbos à sous-vêtements cotonneux restent des bimbos et les vieux deviennent des cadavres. Ce n'est pas à coup de tautologies que je vais remplir ce blog. Si la terre cesse d'être bleue comme une orange, il me reste quoi, à moi ?

Alors bien sûr, je pourrais boire. Je pourrais m'imbiber le neurone jusqu'à ce qu'il éclate en une fulgurance hallucinée. Je m'imaginerais des aventures, j'aurais un monde à sauver, je me ferais super-héros. Les sous-vêtements reviendraient une fois de plus sur le tapis, je les vois d'ici : rouges et acryliques sur des collants en licra bleu. Le tout lavable en machine à 40°C. Mais je n'ai même plus envie de boire. Et quand je bois je pleure. Et quand j'arrête de boire aussi. Et quand je ne commence pas à boire idem.

Alors bien sûr, je pourrais boire tout de même. Me forcer. Pour mon Art ! Devenir un ivrogne magnifique, un Gainsbourg, un Buchovsky. Ce serait le test véritable. In vino veritas : il y a l'artiste et il y a le pochetron. Entre les deux, la distance du talent. J'ai les pattes trop courtes pour la couvrir, cette distance.

Et puis tout cela vaut-il le coup ? Cela vaut-il le coup de se détruire pour continuer d'exister ? Peut-on vivre à coup de paradoxes ? Si mon monde ne revient pas, si la drôlerie m'abandonne à tout jamais, si mon imaginaire disparait, je pourrais peut-être essayer de devenir un bon ingénieur, plutôt. Ce serait tout de même temps. Laisser à d'autres le soin de vous divertir, devenir enfin un peu adulte dans ma tête. Renoncer aux rythmes ternaires, aux constructions alambiquées. Travailler et cotiser.

Je l'écris mais je n'arrive pas à l'envisager. (Soupir de soulagement dans l'assistance.) Et ce qui me retient de tout plaquer est une idée stupide. Et la stupidité de cette idée me redonne espoir : si je devais arrêter là, je me ferai l'effet d'un meurtrier. Pire ! D'un Chronos pédophage ! La petite vieille du troisième, le voisin avironneur, Chris Marlowe, je les tuerais en débranchant la prise de mon ordinateur... Et, ridiculement, je ne veux pas les voir disparaître. Pas avant le dernier paragraphe du dernier chapitre du dernier tome.

Preuve d'ailleurs que mon état global s'améliore. Il fut un temps où le fait de ne pas avoir fini La Boca del Inferno m'interdisait le suicide. (Ça et une peur panique de me rater, de me charcuter et de souffrir comme un damné en attendant l'arrivée des secours, aussi. Ça va bien cinq minutes de ce poser en Artiste sauvé par son Œuvre mais il faudrait voir à ne pas négliger le Trouillard sauvé par sa Lâcheté.) Aujourd'hui, d'avoir encore quelque chose à écrire ne m'interdit plus que d'arrêter d'écrire. Avouez que le progrès est notable.

Avouons aussi que, pour quelqu'un qui n'a rien à dire, je le dis bien longuement. À croire que ce billet m'aura fait du bien.

Commentaires

1. Le samedi 7 mai 2005, 07:49 par Virginie

Dis donc, j'ai cru reconnaître un gros-Tsuki dans ton message... Mais mon chien ne bave pas sur les oiseaux, juste sur tes costumes ! Même si effectivement dans un match bébé merle/terre-neuve, c'est le bébé merle qui gagne... C'est pas gentil de se moquer de la tendresse, bordel ^_^
Et puis d'abord pourquoi je ne l'ai pas, moi, la Bocca del Inferno ? Parce que j'ai trop de Hegel et de Husserl à lire ? D'un autre côté c'est vrai, j'ai trop de Hegel et de Huserl à lire...
Et pourquoi tu m'avais pas dit que t'avais un blog ? SNIF ! Tout ça pour se moquer tranquillement de mon gros benêt de toutou (au fait, c'est normal la "totologie ? Ca a un rapport avec toto ?)

2. Le samedi 7 mai 2005, 10:32 par FabriceD

La totologie, mon Amour, est la science des totaux.

Quand, tout bien pesé, tu constates qu'une pomme est une pomme, qu'une poire est une poire ou, comme Moravia, que C'est parce que Milone est Milone et que Pupa est Pupa que la ville est la ville et la campagne est la campagne (c'est dans Le Monde est ce qu'il est) ; quand, ayant additionné la chèvre et le chou, le beurre, l'argent du beurre et le fils de la crémière, tu constates que la chèvre est caprine, le chou breton, le beurre adipeux, l'argent du beurre inodore et le fils de la crémière inaccessible ; quand, ayant posé deux et retenu trois, ayant posé les armes et retenu Troie, ayant posé nue dans Playboy et retenu l'attention, tu constates que la somme des fatigues est toujours supérieure à la somme des bénéfices qu'on en tire (c'est de cela que l'on meurt, au final) ; quand tu fais tout cela, tu fais de la totologie.

Qu'en passant, certains résultats de la totologie puissent aussi être des tautologies, c'est pure coïncidence.

(La faute est corrigée, cependant.)

3. Le samedi 7 mai 2005, 11:39 par Virginie

D'un autre côté ça t'aura permis d'écrire une belle réponse... Parce que comme dirait monsieur Cattin (fils) : "des animals ou des animaux, c'est comme on veut". La métaphysique s'en accommode, après tout...

4. Le lundi 9 mai 2005, 08:59 par MonsterBill

Mais oui mon cher FabriceD, l'écriture a des vertus hautement psychanalitiques, tout le monde sait ça depuis... depuis longtemps au moins. Et "ce poser" (celle-là n'est pas mal non plus dans le genre faute ;-) ) a toujours souvent fait du bien. Même si parfois, le résultat ne se ressent que tardivement.

Bon courage, c'est juste le printemps (et un petit coup de froid). Le cours de la vie reprendra normalement incessament. :-)