La Suisse est un bateau à aube

Chronique d'une fin de week-end.
  • Vous prenez la carte à partir de combien ?
  • Je prends la carte à partir de euh... Je prends la carte.

    Le caissier du château de Chillon, à côté de Montreux, prend donc la carte inconditionnellement. Au point que ma question l'a surpris. Il prend aussi les euros, d'ailleurs, mais rend la monnaie en francs suisses. Au tour du visiteur d'être surpris.

    Le château de Chillon, c'est un château fort d'un peu toutes les époques avec des bouts qui datent d'avant le château, d'autres de pendant le château et quelques uns d'après le château ; c'est, jetés en vrac autour d'un dongeon vertigineux, une première tour de garde, une salle de banquet, une deuxième tour de garde, les appartements du comte (avant qu'il ne soit duc) ou du duc (une fois qu'il n'était plus comte) de Savoie, une troisième tour de garde et le bâtiment des lattrines ; c'est, aussi, des cryptes, des chapelles, des cours intérieures, des cours extérieures et une salle du trésor tout en haut d'escaliers embouteillés ; c'est enfin un chemin de ronde qui danse à l'intérieur des murailles et des douves qui clapottent au pied des hauts murs. Le tout, posé au bord du Léman, en lisière de Montreux. Cela se visite à la manière d'un jeu de piste, en suivant les ordres d'un guide imprimé :

    Le visiteur revient sur ses pas et prend l'escalier de sortie. Il trouve l'entrée de la crypte. Il y descend. Il trouvera la chappelle souterraine d'une petite église qui s'élevait, jusqu'au XIIIème siècle, dans la première cour. On voit encore dans cette chapelle un autel carolingien. Ressortir par l'escalier qui se trouve de l'autre côté de la crypte.

    Le style effraie un petit peu, au début : le guide intimide. Qu'arrivera-t-il si le visiteur, qui peine déjà à trouver ses clefs dans son deux pièces, perd dans un si grand château l'entrée de la crypte ? On ne le saura jamais, car tout ceci est fort bien fait : voici l'entrée de la crypte, immanquable, et la crypte elle-même, et la petite chapelle. (Le visiteur avoue ne pas avoir vu finalement l'autel carolingien, cependant.) Le tout grouille de visiteurs que le visiteurs regarde en même temps que les pierres vénérables et le mobilier ancien. Le visiteur japonnais prend des photos, le visiteur américain s'émerveille de ce qu'un bâtiment puisse avoir plusieurs siècles. Était-ce dans la crypte, dans la camera paramenti ou dans un chemin de ronde - l'attraction n'est pas dans le guide, en tout cas - ce visiteur-ci en embrassa un autre : ils se croyaient seuls. Derrière eux, un visiteur à moustache se perdit dans la contemplation d'une pierre quelconque lorsque ces deux visiteurs reprirent la visite. De porte trop basse en couloir étroit, on vous perd dans une multitude de salles, des petites, des grandes, des carrées, des biscornues. Et toujours, là-dehors, le Léman : soudain, par une meurtrière, un bâteau à aubes - "La Suisse." On ressort de là en riant un peu bêtement, en parlant de soi à la troisième personne. Surtout, le visiteur ressort de là heureux.

    Peut-être le Lecteur ne reconnait-il pas le château de Chillon qu'il aura visité. C'est que je ne décris pas : je me rappelle, seulement. Quelques impressions fugitives, quelques echos de pierre, la vision évanescente d'une colonne ici ou là. C'est que, surtout, j'ai aimé le château - mais bien moins que mon visiteur. Le baiser, les frôlements, l'envie de le prendre dans mes bras, tout cela est en avant plan, tout cela est net : ce n'était pas pour le château que j'étais au château, mais pour mon visiteur. Quoiqu'il fut sans doute moins minéral, moins médiéval, moins pittoresque que la vieille bâtisse.

    Et encore ! Qu'il me soit permis d'en douter.

    Au retour, à chaque accélération et à chaque freinage, les muscles de sa cuisse roulaient sous ma main : cette tectonique merveilleuse en valait bien une autre. Elle avait en tout cas bien plus d'effet en moi que celle que m'avait enseigné Huguette au lycée. En moi, seulement, notez bien. Moi qui étranglerai un jour une vieille dame pour l'empêcher de parler au conducteur de l'autobus, je ne suis pas du genre à distraire mon chauffeur. Légère, discrète, furtive, ma main sur sa cuisse. Mais le sentir là, à côté de moi : si peu mais déjà tant.

    Et cette manière qu'il a de me prendre d'assaut, tout d'un bloc, de m'assiéger, patiemment, de faire tomber une à une mes défenses, ce n'est peut-être pas médiéval, mais c'est diablement chevaleresque. J'ai montré mes mollets, je me suis baigné : Lancelot justifie-t-il de tels triomphes, lui ? Il se moque de ma galanterie, qu'il semble trouver surannée. Mais sa manière d'être lui-même, charmant toujours, adorable partout, n'est-ce pas le comble de la galanterie ?

    Et, pour ne citer qu'un exemple, ce regard en coin, espiègle et lubrique, qui a mis à mal ma retenue au milieu d'un restaurant marocain, ce regard-là ne vaut-il pas tous les paysages suisses ?

    Décidément, ce n'est pas faire affront à Byron qui le visita, à la guide que les touristes japonnais applaudissaient ou au caissier inconditionnel des cartes bleues que de le dire : ce château pourtant si beau ne vaut pas son visiteur. Ou, plutôt, il ne vaut que par son visiteur.

    C'est que, décidément et ce n'est pas faire affront à quelque divinité que ce soit que de le dire, la vie, l'univers et le reste ne valent ces temps-ci que par ce visiteur. Que j'aime.

    Commentaires

    1. Le lundi 25 juillet 2005, 09:33 par Stitch

    En voilà un qui aime se faire visiter !

    2. Le lundi 25 juillet 2005, 17:51 par Rakh

    Oh. Quel style. Toi qui fut aussi visiteur, le visiteur te renvoie les mots que tu écris ici (en moins bien, evidemment, je n'ai pas ton style). Avec des souvenirs plein les yeux aussi.

    3. Le lundi 25 juillet 2005, 19:12 par Monster Bill

    Stitch : le château ?

    Fabrice : Tu n'imagines même pas dans quel état d'émotion tu viens de me mettre... J'en ai du mal à mettre mes lettres dans le bon ordre, alors que déjà, l'exercice consistant à exprimer une quelconque pensé m'est extrèmement difficile. :-)