Petit chosier

J'ai vu ce soir un type à la télévision. Un type qui va traverser la Sibérie en traineau à chiens. C'est certes autre chose que de traverser le sixième arrondissement en Porsche Cayenne. C'est grand, la Sibérie. Et froid. Et plein d'ours et de loups. Encore que, les ours et les loups sont très surfaits - il le disait le type : les loups et les ours, on les maîtrise. Ce qu'on ne maîtrise pas, en revanche, c'est la glace, disait-il toujours. Oui, parce que la traversée de la Sibérie se fait essentiellement sur des lacs et des rivières gelées. Si on vous le demande, vous le saurez. Alors sa grande trouille, au type, son cauchemar, c'est le bruit de la glace qui craque. C'est du moins ce qu'il disait aux caméras de TF1.

Il y a une ou deux semaines, j'avais vu un autre type à la télévision. Qui est champion d'apnée. Enfin d'une forme d'apnée : si j'ai bien tout compris, des formes d'apnées chez les "sportifs de l'extrême" il y en a autant que des boutons d'acnées sur un adolescent. Pour devenir champion d'apnée, il suffit d'inventer une nouvelle variante, j'imagine. Un peu comme si les glaciers devenaient meilleur glacier de France en proclamant haut et fort qu'ils font la meilleure glace anchois-fraise des bois de France. Et il n'y a que moi qui connais la recette ! déclareraient-ils tout fiers au milieu du JT de Pernaud. Enfin, bref. Celui-ci était indiscutablement un bon dans sa catégorie. Son secret : il laisse pénétrer l'eau dans les cavités de son crâne. Pour supporter la pression. Le sportif malin conserve son cerveau dans la saumure, on le saura désormais. Et c'est ainsi qu'il bat des records, la tête pleine d'eau salée.

Enfin... Son dernier record n'a pas été homologué. Parce qu'il ne fait ça que pour dépasser ses propres limites, nous disait la journaliste.

C'est très noble, de vouloir dépasser ses propres limites. Mais a-t-on besoin de convoquer la presse à chaque fois ? On me dira que c'est la presse qui va à l'exploit, que ces gens-là sont la discression même - pensez-vous, l'amphibien poreux, là, est tellement discret qu'il oublie d'avertir l'huissier ! Admettons. Je suis quasi sûr d'avoir déjà vu le transsibérien cynophile bien au chaud sur au moins un ou deux plateaux de télévision ; mais admettons. Dans ce cas, il faut admettre aussi que les journalistes ont un bien curieux sens des priorités. Il suffit qu'un zouave décide de faire une idiotie quelconque - une idiotie qui fera sens pour lui mais une idiotie néanmoins - traverser l'Atlantique à la nage, le delta de Gibraltar en planche à voile, la Sibérie en traineau à chiens - pour que les télévisions unanimes nous le présentent comme le dernier héros des temps modernes.

Le premier qui essaiera de traverser le Sahara en planche à voile tracté par un attelage de huskies palmés sera sanctifié.

Ce soir, je suivais une petite fille. Quatre, cinq ans au plus. Elle avait une jolie robe rouge, un anorak et un bonnet. Elle gravitait autour de ses parents, en courant. Soudain, j'ai vu tomber quelque chose. De sa main ? de sa poche ? je n'en sais rien. C'était son doudou : une espèce d'ourson informe, vaguement humide, vaguement visqueux. Je l'ai ramassé, je l'ai épousté, j'ai rattrapé les parents. Lancée sur une orbite de collision, la gamine a failli me rentrer dedans. Elle s'est arrêtée, surprise. Je lui ai rendu son doudou, elle m'a sourit, son père m'a dit merci. Et je suis reparti. Avec une furieuse envie de me laver les mains.

Je ne compte pas traverser quelque désert que ce soit prochainement et, s'il me vient l'envie de combler une de mes cavités corporelles, l'eau ne sera pas le fluide de mon choix. Mais j'ai fait au moins un geste aujourd'hui qui a compté pour autrui.

Je n'ai pas à rougir de ma journée.