Plan de carrière
Par FabriceD le vendredi 5 janvier 2007, 20:32 - Doux délires - Lien permanent
Tout viendra à point à qui saura attendre.
Être écrivain, le doux rêve. Mais comment vivre de sa plume ?
Beaucoup se le demandent, car cela demande beaucoup : des idées, du style, de l'entregent, de la patience, du charme, de l'application, de la fantaisie, du talent, que sais-je ? un passé de Lofteur, un mignon minois, un patronyme connu ! Certes, tout n'est pas indispensable. On raconte encore de ces histoires fantastiques d'humbles scribouilleux qui, mouillant le papier de leurs pleurs, de leur sang, de leur âme, se voient découverts et publiés par un éditeur visionnaire. Légende ou réalité ? cela n'importe que peu, finalement : il faut, essentiellement, avoir écrit. Ou fait écrire, parfois.
Que faire, alors, lorsque conclure vous pèse ? C'est que, voyez-vous, j'aime commencer : trouver un titre idiot, imaginer un début stupide et voir où cela me mène. Une envie soudaine : j'envoie mon héros en Transylvanie ! une pulsion : il devient culturiste ! une lubie : il adopte un wombat ! Je commets trois crimes, j'empêtre mon pauvre héros là-dedans, je lui jette un lot de personnages secondaires dans les pattes - comment retomberai-je sur les miennes ? qui aura forgé cette machination ? pourquoi ? Quelle excitation ! Il faut que je m'en sorte, que le lecteur en ait pour son temps. (Temps qui n'est pas, me susurre mon banquier, de l'argent. On en revient toujours là.) Je me démène, j'échafaude, je noircis du brouillon pour boucler joliment la chose. C'est là que tout ce gâte, hélas.
Mon drame : les livres dont je connais la fin ne m'intéressent plus, quand bien même ce sont les miens. Cela complique tout, évidemment.
Heureusement, je crois avoir trouvé la solution. Pour résoudre le problème : supprimez le problème. Comment vivre de sa plume ? mais pourquoi, d'abord, vivre de sa plume de son vivant ? J'ambitionne, sous vos yeux émerveillés, de devenir auteur professionnel à titre posthume. Cela simplifiera grandement la chose : je laisserai une foultitude de manuscrits sur le point d'être achevés, à deux doigts de leur fin logique, si près de... mais pas tout à fait. Je pousserai le vice à m'arrêter lorsque la tension sera à son comble : le fugitif extraterrestre finira-t-il par détruire la Terre ? Zachary et MacIntyre finiront-ils par se réconcilier ? Christopher Marlowe finira-t-il son dessert ? vous aimeriez bien le savoir, hein ? Eh ! bien, rendez-vous à la prochaine séance de spiritisme.
Pour faire plus vrai, je m'interromprai au milieu d'un mot, au milieu d'une phrase, au milieu d'un rythme ternaire. Les critiques n'y verront que du feu : ils se lamenteront, ils spéculeront, ils tergiverseront. Que n'aurait-il écrit, s'il avait seulement eu le temps...
J'entends bien mourir centenaire, pourtant : nous verrons comment ils résoudront le paradoxe. Enfin, nous... d'autres plus probablement.
Il n'y aurait que des avantages, n'était le problème des droits d'auteur. Qu'en faire ? Des cénotaphes, de-ci de-là, à ma gloriole ? Cela ruinerait mon image d'obscur artisan que la lumière repoussait. Alors quoi ? Je léguerai tout cela à de méchantes bonnes œuvres, peut-être : l'Association de Promotion de la Boucherie Chevaline, par exemple. Cela serait délicieux !
Voilà qui est réglé. Quel poids enlevé de mes épaules ! Plus d'urgence, plus de hâte, plus de pression : j'ai désormais tout ma vie pour devenir un auteur d'outre-tombe.