Message de service

Par solidarité avec Arlette Chabot, ce blog s'est tu : Arlette m'a tu. (Rien à voir.)

Il n'est parfois pas simple de distinguer la lucidité de la folie. Deux exemples.

Paul Dukas, à la fin de sa vie, pose un œil critique sur son œuvre : il pèse les orchestrations, il ausculte symphonies et concertos, il sonde les accords majeurs. (Les mineurs, par exception d'âge, sont exemptés de visite musicale.) Tout ceci fait, il joue d'un geste nerveux avec sa barbiche de vieux professeur sévère : la noirceur du diagnostic l'accable, la sévérité du remède l'intimide. Il ne fléchit pourtant pas : il finit par euthanasier les pièces les plus faibles, il fait de son bureau un terrible crématorium. Il brûle d'amour pour ces partitions qui roussissent et se craquèlent, mais il est impitoyable. Tout y passe, ou presque : des balais surgissent, chargés de seaux, pour sauver des flammes l'Apprenti Sorcier ; la Symphonie en ut se drape dans son génie évident ; la Péri danse dans les cendres. En tout, une poignée d'œuvres survivent. (Et Barbe-Bleu en est réduit à consoler Ariane.)

Eduard Strauß, à la fin de la sienne, de vie, n'a pas d'œuvre à critiquer, ou si peu : il a vécu dans l'ombre de ses deux frères aînés, Johann Jr. et Josef ; c'est un compositeur sans envergure, un chef d'orchestre à la carrière chaotique. Il s'est retiré de la vie musicale, à soixante-six ans, pour ne plus s'en rapprocher. Un beau jour, ou peut-être une nuit, il brûle les archives familiales : disparues les partitions originales du Beau Danube bleu, de la Tritscht-tratsch polka et de tout le reste. On ne joue depuis que des souvenirs : les flonflons du premier de l'an viennois ne sont qu'un pâle écho.

L'affaire semble entendue (ce qui est le moins qu'on attende d'une affaire aussi musicale) : à Dukas, la palme de la lucidité froide et objective ; à Strauß, la camisole de force. Pourtant, qu'on y réfléchisse un instant. De combien de chef-d'œuvre Dukas nous a-t-il ainsi privé ? et combien de guimauves inédites Strauß nous a-t-il épargées ? Vu comme cela, l'inquisiteur perce sous le sage critique et le pyromane forcené s'avère un bienfaiteur de l'Humanité. On n'y comprend plus rien.

C'est pourquoi, après mûre reflexion, mon Tryptique ensablé ne comptera que deux volets : le troisième et dernier ne me plait pas, je le jette au feu.

(Pas question, pour autant, de renommer ce texte "Dytique ensablé" : ces satanés insectes m'ont toujours foutu la trouille.)

Commentaires

1. Le vendredi 1 juin 2007, 21:28 par Pierre

Classe. Mais j'aurai bien aimé un troisième quand même.