A la manière de T.P.

Dérivant à travers les profondeurs glacées de la nuit spatiale, un point de lumière s'approchait, grossissait et se réchauffait. En plissant les yeux, on devinait des poussières colorées qui tournaient autour de lui comme des moustiques se réchauffant autour d'un lampadaire. À leur tour, ces brimborions indistincts enflaient et, coquets, se paraient de couleurs. En s'approchant, ils défilaient tous, les uns après les autres, exhibant leurs atours pour se faire remarquer : un gros caillou bulbeux passait en valsant avec un autre à peine plus petit ; une immensité plus loin, une grosse balle bleue et excentrique cheminait seule et de guingois ; dans les parages, une autre, encore plus grosse, tournait prudemment pour ne pas percuter sa voisine bancale ; bien plus loin, isolé et hautaine, ridicule et élégante, parée d'anneaux, de bracelets et de colifichets, une géante dansait seule, comme une très grosse dame lassée d'attendre un cavalier ; un géant l'attendait pourtant plus loin, plus énorme qu'elle encore, mais timide et rougissant, n'osant pas l'aborder.

Le point était désormais un disque et sa lumière cuisait la surface rougie de la sphère suivante, aussi sèche et dure que les premières étaient légères et gazeuses, bien plus petite aussi, triste, nue et abandonnée, quand sa presque jumelle, à peine plus proche de l'étoile, grouillait de vie. C'était une orange bleue tachée de brun, de vert et de blanc. Des océans, émergeaient des continents que la glace et la forêt cherchaient à recouvrir. De loin en loin, des petites plaques grises, comme une gale, fumaient et grouillaient : c'étaient des villes où des bestioles s'agglutinaient pour vivre leur vie. Ces animalcules se pensaient pensantes, se savaient savantes, mais se comportaient comme des bêtes : sur un de ces continents, dans une de ces villes, dans un bâtiment sans charme, deux de ces êtres gémissaient, transpiraient et se caressaient.

Mais la planète continuait de tourner, ses sœurs de valser et le soleil de dériver dans la nuit interstellaire.

*

La nuit noire se prêtait aux complots les plus sombres, mais la maréchaussée ne semblait pas inquiète. Deux agents fumaient tranquillement une cigarette à l'abri d'une porte cochère. Un esprit simple aurait pu croire qu'ils prenaient leur pause ; mais les esprits les plus simples ne pouvaient atteindre à la sophistication nécessaire pour comprendre leur théorie policière. Ces deux-là étaient à l'affut : ils surveillaient la porte pour la protéger des voleurs. Car si les voleurs en venaient à voler jusqu'aux portes cochères, que resterait-il ? Il arrivait que certains, notamment des propriétaires des portes cochères, essayent de convaincre qu'il y avait plus utile à surveiller. La discussion se terminait en général lorsque le plus gradé des deux, qui était le cerveau de la bande, déclarait, excédé : On m'reproche de surveiller les portes cochères, mais que dirait-on, hein ? si je les surveillais pas !

Ce théoricien était sergent et sa physionomie portait la marque de toutes ses années passées sous l'uniforme, au comptoir et devant les meilleures tables de la ville, qu'il assurait de sa protection en échange de repas à l'œil. Le cliché aurait voulu qu'on dise qu'il était la tête et que son collègue était les jambes. La réalité, pourtant, ne s'y prêtait guère : de loin, on aurait plutôt dit que le sergent était le ventre et le caporal, l'appendice, ou n'importe quel organe vestigial qui aurait échappé par malchance à l'attention de l'évolution. Les gens disaient de lui qu'il était un pauvre homme parce qu'il n'avait pas de fortune, d'une part, et parce qu'on ne voyait pas d'autre espèce à laquelle le rattacher. Il était petit, difforme, grisâtre, mais content de sa place dans l'univers. Il était heureux de pouvoir tirer la sagesse du sergent aussi simplement et aussi souvent qu'on tire un mauvais vin d'une barrique.

— Sergent, la nuit est noire, hein ?

— Oui, caporal.

— Elle se prêterait pas un peu à tous les complots, sergent ?

— Tss, tss, tss...

Le caporal sentant venir une nouvelle conférence, il s'appuya confortablement contre le mur et sortit de derrière son oreille un mégot qu'il ralluma en l'abritant de sa main. Il remarqua à peine la frêle silhouette qui approchait d'eux dans la nuit : encapuchonnée, masquée, gantée de noir, elle avançait courbée sous le poids des pots de peinture qu'elle portait. Elle n'était plus qu'à quelque mètres des deux agents quand ceux-ci l'aperçurent : elle se dirigeait vers la porte cochère où ils étaient abrités.

— C'est bien le 80, ici, monsieur l'agent ?

— Oui, jeune homme.

— Merci bien.

Le jeune homme tout de noir vêtu frappa à la porte et, aussitôt, une petite trappe s'ouvrit sur un regard méfiant. Le mot de passe ? Les deux agents se faisaient tout petits pour ne pas déranger et pour ne pas risquer qu'on leur demande d'aller fumer sous une autre porte cochère. Le jeune homme réfléchit un instant avant de répondre. Les écureuils du parc central sont tristes les lundis. La trappe se referma aussitôt et, un instant plus tard, la porte s'entrebâillait. Le jeune homme en noir salua les deux agents d'un signe de tête et disparut.

— Qu'est-ce qu'on disait, caporal ?

— Vous alliez m'expliquer que la nuit noire ne se prête pas à tous les complots, sergent.

— Ah ! oui...

*

Les petits êtres pressés qui couraient à sa surface ne s'en doutaient pas, mais la planète avait une mémoire. Pas une mémoire gravée à la surface de la pierre, comme celle des hommes ; mais une mémoire qui était la pierre : chaque pli, chaque cristal, chaque crevasse était un souvenir. Quand les hommes rêvaient pour ne pas oublier, la planète entrait en éruption, tremblait et métamorphisait. La planète se souvenait. Et elle comptait les tours, un après l'autre, milliard après milliard.

*

— Réfléchis, un peu, caporal : les comploteurs ne complotent pas la nuit ! Qu'est-ce qu'il veut le comploteur, hein ?

— Euh... Comploter, sergent ?

— Non ! Enfin, si, mais pas seulement : ce qu'ils veulent, les comploteurs, c'est ne pas se faire repérer. Du coup, ils se cachent, les comploteurs, ils cherchent à être invisibles. Et comment être invisible, caporal ?

— Euh... En se cachant dans la nuit noire qui se prête à tous les complots, sergent ?

— Mais non ! Tu t'imagines que les comploteurs vont passer inaperçus en se baladant la nuit tout habillé de noir ? Mais tout le monde saurait que ce sont des comploteurs ! Ça ne marcherait pas. Tiens, prends ces messieurs.

Quatre homme vêtus, encapuchonnés, masqués et gantés de noir poussaient dans la rue une caisse montée sur roulettes. Celle-ci était recouverte d'un drap noir et faisait Mrouuuuuuuu ! à chaque à-coup. Voyant qu'on parlait d'eux, ils s'arrêtèrent, un peu mal à l'aise.

— Messieurs, rassurez donc mon collègue. Est-ce que vous êtes des comploteurs ?

— Nous, des comploteurs ? Quelle idée !

— Ah ! Ah ! Quel humour, monsieur l'agent.

Mrouuuuuuuuuuuuuuu !

— Non, nous cherchons simplement le numéro 80.

— Tu vois, caporal, ces messieurs cherchent simplement le numéro 80, ce ne sont absolument pas des comploteurs. C'est ici, le numéro 80, messieurs.

— Ah ! Merci.

L'un des hommes frappa à la porte tandis que les trois autres empêchaient la caisse de redescendre la rue. La trappe s'ouvrit de nouveau : Le mot de passe ? L'homme en noir eut un mouvement de recul. Quel mot de passe ? Les yeux derrière la trappe se firent plus suspicieux : Le mot de passe. L'homme en noir se tourna vers les autres larrons.

— L'un de vous connaît le mot de passe ?

— Oui, c'est Le hérisson de la librairie est élégant en semaine.

— Mais non ! c'est pas un hérisson, c'est un hippopotame, et ce n'est pas en semaine, c'est le dimanche.

Mrouuuuuuuuuuuuuuu !

— Tu es sûr que c'était un hippopotame ? C'est pas très élégant, un hippopotame. Ce serait pas plutôt un wombat ?

Celui qui avait frappé à la porte regardait, stupéfait, ses acolytes chercher un consensus. Discrètement, le sergent tira sur la manche de sa robe noire pour attirer son attention. L'homme se pencha et l'agent lui dit à l'oreille le mot de passe qu'il répéta à la trappe. La porte s'ouvrit et l'homme se retourna vers ses amis qui discutaient toujours.

Le wombat du lycée est velu le vendredi, du coup ?

— Hep ! La porte est ouverte.

— Ben, on n'avait pas dit que c'était un pélican blanc ?

Hého ! La porte est ouverte.

— Mrouuuuuuuuuuuuu !

Stop ! La porte est ouverte.

— Ben, fallait le dire.

Une fois la caisse poussée à l'intérieur, l'homme en noir revint voir le sergent et lui serra la main.

— Merci beaucoup, monsieur l'agent.

— Bon courage.

*

La planète ne tenait pas le compte des naissances et des morts des humains, comme les humains ne tiennent pas le registre des éphémères. Parfois, cependant, une étoile apparaissait, une autre s'éteignait dans un dernier coup d'éclat, et cela suffisait à rompre la monotonie d'une ronde sans fin.

*

— Et donc, sergent, les comploteurs complotent en journée pour qu'on ne devine pas qu'ils sont des comploteurs ?

— Exactement ! Et ils s'habillent comme toi et moi, pour passer inaperçus !

— Vous êtes sûr, sergent ? Les comploteurs portent l'uniforme ?

Mrouuuuuuuuuuuuuuuuuuuu !

Le sergent profita de la distraction pour contourner le point faible qui venait d'apparaître dans sa théorie du complot. Il prit son air le plus officiel et frappa à la porte comme tant d'autres avant lui. La trappe s'ouvrit immédiatement.

— Besoin d'aide, citoyen ?

— Merci, monsieur l'agent, mais ça ira : l'éléphant de la maison ne se laisse pas peindre, aujourd'hui.

— Si vous le dites...

Et la trappe se referma. Le caporal avait l'air narquois.

— Quoi ?

— Et donc, sergent, les comploteurs portent l'uniforme ?

— Oui, caporal, les comploteurs portent l'uniforme, ça va de soi : si tu ne veux pas sortir du commun, il te faut viser l'uniformité. Et pour ça, tu portes l'uniforme.

— Ah.

Le caporal laissa là la conversation pour un instant et il prit le temps de réfléchir. Plus le temps passait, plus son visage se déformait d'inquiétude. Il finit par craquer et demanda :

— Mais alors, sergent, on risque d'être pris pour des comploteurs !

— Mais non, caporal, puisqu'il fait nuit noire !

Un jeune homme fatigué arriva à ce moment-là près de la porte cochère. Tandis qu'il cherchait ses clefs, les deux agents le dévisagèrent longuement. Sa tenue avait éveillé leur suspicion : il n'était ni vêtu de noir, ni ganté de noir, ni encapuchonné de noir. N'était la nuit noire, ils l'auraient immédiatement arrêté pour complotage. Le jeune homme approcha de la porte, salua d'un signe de tête les deux agents et introduisit sa clef dans la serrure. Le sergent se pencha vers lui d'un air important.

Les écureuils du parc central sont tristes les lundis.

— Ils ont bien raison : je n'aime pas les lundis. Bonsoir.

À peine la porte fermée, une clameur retentit dans la maison : Surprise ! Puis, l'instant d'après : Mrouuuuuuuuuuuu ! Le sergent et le caporal se regardèrent un instant en cherchant à comprendre. Ils échouèrent.

— Viens, caporal, on va trouver une autre porte à surveiller. Personne ne volera celle-ci, avec tout ce va-et-vient.

*

Et la planète continue de tourner. Elle se souvient des comètes, des naissances des étoiles et des morts des galaxies. Mais elle ignore et ignorera à tout jamais ce qui se passe à sa surface. Elle ignore qu'il y a trente ans je naissais. Comme elle ignore que mes amis, cette semaine, m'ont offert un éléphant bleu.

Commentaires

1. Le lundi 26 avril 2010, 09:48 par bertrand

C'est pratique pour laver les voitures...

2. Le lundi 26 avril 2010, 19:28 par Val

J'ai pas encore tout lu, mais pourquoi tu as voulu imiter Tony Parker ?

3. Le mercredi 28 avril 2010, 16:30 par Pierre

Joyeux anniversaire Fabrice; j'étais loin j'ai oublié...; joli post