Le mai le joli mai en barque sur le Rhin
Par RomainT le mardi 22 novembre 2011, 21:44 - Pile de livres - Lien permanent
Heine aussi a rimé le Rhin, Apollinaire la Seine ; Du Bellay son "Loire gaulois" ; Hugo, tellement de fleuves que j'en
oublierais sûrement, à vouloir m'en souvenir ou les rechercher. Parler
cours d'eau serait l'apanage des poètes ?
Danube, de
Claudio Magris : rien qu'au titre, on entrevoit la Bavière, les cafés de
Vienne, les rhapsodies hongroises de Liszt...C'est à un voyage multiple que l'on
nous convie. Bien calé au fond d'un fauteuil ou au bar au bout
d'une aérogare, c'est parti ! Magris est ce genre de personnage culturel
central, comme Umberto Eco, Jorge Semprun ou George Steiner. Je ne veux
pas le dire
"intellectuel" parce que l'épithète est trop connotée, avec un
vernis français, et qu'un intellectuel à la française me parait ne pas
avoir la même envergure. Qui, en France, possède à la fois une aura
médiatique importante, est reconnu comme un grand homme ou
une autorité
dans son domaine, parle plusieurs langues (pour Magris l'italien, le
frioulan, l'allemand, le français, l'anglais, d'autres peut-être...),
est très ouvert à d'autres civilisations, à l'histoire, a eu un
engagement politique, et surtout possède, comme un supplément d'âme, une
culture scientifique ? On a beau chercher, on sèche
lamentablement...mais on s'égare, aussi.
De la source (des sources) à la mer Noire, Magris nous emmène avec des amis à lui
le long du fleuve et nous balade un peu à droite et à gauche. Il nous
raconte son parcours. Il
s'arrête où bon lui semble ou passe très vite au gré de sa fantaisie,
tour
à tour grave, joyeux, grivois, anecdotique ou philosophique. Sa rêverie
le mène souvent dans les limbes de ses plaisirs artistiques, architecturaux et surtout littéraires, de détails historiques en
précisions
hydrographiques ; il arrive aussi qu'elle soit bassement terre à terre.
On se plante devant une porte, un escalier. On cherche la source jusque
dans les
maisons où elle est censée jaillir ; on essaie d'entrer dans l'immeuble à
l'emplacement d'une des maisons où a vécu Beethoven, mais la concierge
vous jette sans ménagement. On s'assoit dans de nombreux cafés (Magris a
écrit
son livre dans un café). On passe par les camps de concentration de
Mauthausen et Maïdanek, car l'auteur se devait de mettre du noir dans
son rose (comme le dirait joliment Charles Dantzig) et que c'est notre
histoire récente à nous, européens.
Je suis ébloui. Le récit est renversant d'érudition, et pourtant
jamais lourd parce que ramené toujours au quotidien des pérégrinations
touristiques. Il faut dire aussi que son découpage en tant de petits
chapitres, vignettes parfois de quelques lignes, y aide. Le
tourisme est d'une hauteur de vue superlative, la digression élevée au
rang de genre littéraire. Dans ce
livre-monde, celui de la Mitteleuropa de cœur de l'auteur, on est
bercé, on s'évade avec tous ces paysages mentaux. On voudrait même
marcher dans les pas de l'auteur à la façon de certains guides qui
proposaient de refaire le parcours du héros du Da Vinci Code, à Paris.
Au sortir de toutes les stations de Magris, après la traversée de
siècles et de pays divers, à la poursuite d'ingénieurs
compulsifs, dans le drame de Mayerling ou simplement avec à l'esprit ces jolies aquarelles des
reflets du Danube le matin, on a vu mille
choses sans avoir été écrasé par la densité qu'ont certains
chefs-d’œuvre imposants. Celui-là plonge dans des abîmes de pensées et
de situations qui élèvent, qui font sortir le lecteur de chez lui comme
de ses habitudes. C'est bien ce que l'on peut demander à ce guide : toutes ces
bribes d'évasion inutiles. Mais elles enchantent tant...