Les cinq doigts de la main
Par RomainT le vendredi 9 mars 2012, 10:22 - Lien permanent
Le célèbre Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel
est l'archétype d'un genre d’œuvre pour piano, la pièce pour la main gauche. On ne sait pas toujours qu'il est écrit pour cette seule main. Commandé par le pianiste Paul Wittgenstein, qui avait perdu son bras droit au cours de la première guerre mondiale, le morceau est extraordinaire
et finalement peu connu en comparaison des autres tubes de Ravel (Boléro, la Valse). Difficile, mais pas plus que les grands concertos
du répertoire pour un pianiste professionnel, il fait pleinement
l'illusion que deux mains sont en train de jouer (d'ailleurs, vous ne vous en rendez pas compte si on ne vous le dit pas). La musique est très sarcastique, d'un humour noir féroce ;
Ravel l'a écrite en souvenir de la première guerre mondiale (en pensant
sûrement aussi à Wittgenstein) : la pauvre main gauche essaie de lutter, seule contre un orchestre de cent musiciens pendant un gros quart d'heure, comme un soldat sous les obus. On entend des échos
de jazz et des mélodies très belles dans tous les passages solo du
piano, qui essaient de surnager et de s'élever, de rêver un instant, mais le soliste, après les dernier éclats de la dernière cadence,
se fait finalement engloutir par l'orchestre dans un pouet
final dont Ravel a le secret.
Dans nos pays d'Europe, la partie de musique pour clavier jouée à la main gauche est destinée à être un soutien à celle jouée à la main droite : accords, lignes de basses, accompagnement qui se répète. Il n'y a peut-être que dans les musiques très contrapuntiques, comme celle de Bach, où la main gauche doit jouer presque autant que la droite. Cela reste toutefois l'exception. Avec l'essor du piano au XIXe siècle (lié à l'invention du double échappement par Érard et à celle du récital par Franz Liszt, mais c'est une autre histoire) commencent à fleurir des œuvres pour une seule main. La main droite a usuellement le beau rôle, celui de la mélodie, celui de la dextérité (dextre : la droite), de la virtuosité, qui est beaucoup moins présente à la main gauche. Outre de faire travailler plus une main à laquelle on confie moins habituellement, les morceaux pour la main gauche seule relèvent souvent le défi de faire sonner tout le clavier. Multiplier les sauts de la main, utiliser au mieux les pédales du piano (en jouant sur le maintien de certaines résonances), confier la mélodie principale au pouce et la réalisation des accords et des lignes secondaires aux quatre autres doigts sont parmi les outils des compositeurs pour ce genre particulier.
Un spécialiste de ce type d'œuvre était le pianiste et compositeur d'origine polonaise Léopold Godowski. Il en a laissé des dizaines, parmi lesquelles certaines des 53 Études d'après les études de Chopin. Godowski trouvait les études de Chopin insuffisamment difficiles, alors il en a complexifié certaines, en multipliant les lignes mélodiques, en ajoutant des notes de partout. Il a voulut en adapter d'autres, les réécrire pour la seule main gauche... en gardant souvent toutes les notes de la version à deux mains. Le résultat est assez particulier, mais bluffant quand le pianiste est doué et que l'on connaît les morceaux originaux de Chopin. Il y a peu, je suis tombé sur une des œuvres pour la main gauche du même Godowski, un pot pourri de valses de Strauss issues de l'opérette le Baron Tsigane. Ce morceau est réputé être parmi les plus injouables de ce compositeur, et après des années de recherche sur internet et dans les bacs de disquaires, je pensais qu'il n'en existait pas d'enregistrement. Tout comme le concerto de Ravel, à moins de le savoir, personne ne peut se douter que l'artiste n'utilise qu'une seule main pour jouer cela tant la musique est ébouriffante et surchargée. L'américain Leon Fleisher, qui a souffert jusqu'à récemment d'une dystonie le privant de sa main droite, s'en sort avec les honneurs. Je pense que je ne suis pas prêt de voir un jour ce morceau au programme d'un récital, à moins que le talentueux et charmant Nicholas McCarthy (actuellement un des seuls pianistes professionnels n'ayant que son bras gauche) ne le mette à son répertoire ?