Fernando Pessoa : personne et tout le monde à la fois
Par RomainT le samedi 10 mars 2012, 18:55 - Pile de livres - Lien permanent
Fernando Pessoa (1888—1935) relève du genre poète à malle
. Saint-John Perse avait la sienne, où il laissait ses manuscrits non destinés à une tentative de publication (et ils y restèrent) ; Emily Dickinson aussi, entassait ses quatrains dans une malle, qu'on a trouvée à sa mort pour en publier toutes les feuilles. Pessoa, lui, était à sa mort un quasi-inconnu. Il a laissé toute sa production ou presque dans une grosse malle. Résultat des courses : aujourd'hui, le contenu de la malle, que l'on a commencé d'éplucher en détail en 1968 seulement, n'est pas encore fini de publier au Portugal. Il faut dire qu'il ne comprend par moins... de 27 543 textes !
Pessoa est l'un des géants de la littérature mondiale, l'égal de Proust ou de Kafka pour citer des auteurs comparables. L'immense majorité de son œuvre est constituée de poésie. Ce dont on a peu à peu pris conscience, tandis que l'étude de son legs progressait (même si quelques lecteurs portugais dès les années 1920 à 1940 ont pu commencer d'en prendre la mesure), c'est que Pessoa n'était pas un mais de multiples écrivains tout à la fois. Pessoa s'est donné, tôt, des hétéronymes
, par opposition à Pessoa lui-même qui est le poète orthonyme
. Un hétéronyme ? c'est Pessoa qui écrivait, mais en tant qu'un autre écrivain, lui donnant une vie, une biographie et un style d'écriture propres. On dénombre environ 80 hétéronymes dans l’œuvre de Pessoa, qui côtoient le poète orthonyme et le complémentent en présentant, éclairant autant de facettes différentes de cet écrivain protéiforme. Les hétéronymes ont souvent correspondu à des périodes de sa vie ou à ses états d'esprit. Une telle schizophrénie démultipliée est fabuleuse : comment peut-on se diversifier, se répandre en autant de personnalités et d'écritures aussi diverses ? Parce que Pessoa parvient à caractériser pleinement l'écriture de chaque hétéronyme, à leur donner même une évolution littéraire, et cela force l'admiration. Il n'est déjà pas facile d'écrire en tant que soi-même et d'essayer trouver une constance dans sa propre prose...
Parmi tous les hétéronymes, certains ont plus écrit que d'autres. Les plus connus sont Alexander Search (hétéronyme anglais ; Pessoa parlait l'anglais couramment), Alberto Caeiro, Ricardo Reis et Alvaro de Campos.
Caeiro est un poète mystique, qui veut faire table rase de toute poésie précédente. Son œuvre veut se rapprocher le plus possible des choses de la nature telles qu'elles sont, sans aucune intervention qui viserait à lui apporter un sens. Les poèmes de Caeiro sont par conséquent très épurés, débarrassés de toutes les scories, références ou symboles qui pourraient être attachés aux choses qu'elles évoquent.
Reis est un poète hédoniste, jouisseur, adepte du carpe diem. Son maître est Caeiro. Il a écrit de très nombreuses odes regroupées en recueil ou éparses, qui adoptent parfois un style galant (comme certains écrivains légers de la période des Lumières). C'est parfois assez drôle, mais c'est certainement involontaire.
Campos est le poète voyageur, viveur par excellence, qui veut embrasser le monde entier dans la force de sa prose. Il a tout vécu, il est allé partout, il est ouvert au monde, à sa diversité ; il ne veut connaître que l'universel. Campos est le plus connu des hétéronymes de Pessoa, et il apparaît comme une version hypertrophiée de Pessoa lui-même, exaltant ses envies, ses peurs, ses amours, ses doutes. Les grandes odes d'Alvaro de Campos sont, toutes littératures confondues, parmi les textes les plus bouleversants que je connaisse. L'Ode maritime, notamment, est un texte d'une grandeur, d'une puissance évocatrice écrasantes, qui balaient tout sur leur passage. Un homme, Campos, y raconte ses voyages, qui sont tout autant réels que fantasmés. Ce sont tour à tour voyages au long cours, tourments intérieurs, cris d'amour et d'effroi devant le monde et les hommes, soleil couchant et îles lointaines paisibles. On ne ressort pas indemne de la lecture de ces quelque trente pages, dont même un non-lusophone (comme moi) peut goûter de lire le texte d'origine et d'imaginer ses sonorités douces et chantantes. Comme Campos, quand il se souvient et s'invente ces lointains perdus ou rêvés.