Autun

Ne pas savoir choisir entre la mort et la vie, aspirer à l’une quand on est prisonnier de l’autre, tenir son demi-charme d’une rigidité morbide mêlée de vitalité molle : que de points communs l’on peut trouver, à peine imbibé, entre les sous-préfectures et les vampires… Ainsi Autun.

Une table et des chaises peintes en vert, comme dans les jardins publics parisiens, mais si loin de Paris, de son agitation et de sa foule, une table et des chaises peintes en vert, tranquilles à l’ombre des platanes, les pieds dans un gravier blanc que rien ne dérange. Les arbres tracent une promenade, haute et large, comme une nef de cathédrale que nul promeneur ne viendrait profaner. Au bord, un parapet de pierre blanche sépare de la place en contrebas : la place centrale que bordent un théâtre, une Caisse d’épargne, une mairie, que sais-je ? peut-être un Crédit lyonnais, qui n’intéressent personne : tous sont fermés, il est midi, la place est vide, hors les deux vieux qui jouent aux boules.

Sur la table peinte en vert, d’un vert passé qui s’écaille, sur la table, deux demis : il fait si chaud que les verres suent et les gouttes en caressent les courbes. Sous ce soleil, tout est lent. Quelque part sur un tronc, perdue si au nord, une unique cigale chante en vain, sans plus trop y croire ni trop insister : toutes les trente secondes, une alarme l’interrompt, dans l’indifférence totale. Est-ce la Caisse d’épargne ou le Crédit lyonnais ? Les vieux disputent le point, la cigale attend patiemment, personne ne s’inquiète : à quatorze heures, le rideau métallique se lèvera devant la police municipale ; si l’alarme sonne toujours, il sera bien temps de s’affoler.

Les deux demis suent, on en boit une gorgée et l’on se prend à rêver. Cette subsistance anachronique, endormie autour de cette place, cet art de vivre immobile, que ne les redécouvre-t-on ? Le bonheur est là, sans doute, entre ce bistrot et la partie de boules, et ne demande qu’à être réveillé. Comment le faire connaître ? Hors les deux touristes, à demi assoupis face à leurs bières tiédies, ce ne sont que petits vieux courbés et petites vieilles racornies — comment attirer la jeunesse ?

Est-ce la bière, le soleil ou le génie ? Une idée vient soudain. On imagine un pèlerinage d’adolescents enthousiastes et la ville se réveillant : les cris aigus des demoiselles, les vocalises rauques des messieurs essayant leurs voix neuves ; les bars où les habitués délaissent le petit blanc de huit heures pour le diabolo grenadine ; les pharmacies écartant de leur vitrine les déambulateurs pour les réclames antiacnéiques. Un pèlerinage d’adolescents que leur passion du moment aurait menés ici : cette passion nosphératique pour les êtres de la nuit, les vampires et les loups garous.

Car il y a, à Autun, un monument aux morts incongru : un ange funèbre, aussi ailé que musclé, enlace un soldat nu, moins ailé mais pas moins musclé, et l’embrasse, ou le mord, dans le cou. Cette allégorie, comme toutes les allégories, a dû faire sens, un jour, lorsqu’elle a fécondé l’esprit de l’artiste. (Ce devait être une de ces nuits étouffantes où l’on se réveille surpris d’être seul, mais enlacé de ses draps dont une moiteur suspecte empêche de se dégager.) Cette allégorie a dû faire sens, un jour, il y a longtemps, mais elle n’évoque plus guère que les mièvreries adolescentes au clair de lune ou l’art homoérotique le plus vulgaire.

On imagine ce pèlerinage de jeunes filles en fleurs et de garçons sensibles, observant cette poignante étreinte, se promenant sur la promenade, prenant place sur la place. Leurs gloussements, leurs soupirs, leurs râles chasseraient les vieux boulistes, intimideraient la cigale mais réveilleraient la ville.

Le cauchemar se dissipe, l’alarme sur la place cède à nouveau la scène à la cigale, un des deux vieux pointe et dégomme le cochonnet. Autun serait-elle toujours Autun, une fois réveillée ?