jeudi 23 juillet 2015

Langres

Ayant bien soupesé la masse d’a priori qui écrase la petite cité, nous en fîmes fi : hier, nous étions à Langres.

Langres est une ville d’à peine 8000 habitants, sous-préfecture (on n’a même pas vu le bâtiment), où l’on comprend immédiatement pourquoi il fait froid. Alors qu’il faisait une chaleur caniculaire dans la vallée, une fois monté sur l’éperon où se situe la ville on ne frôlait plus que les vingt-trois degrés. Beaucoup de vent. Ceci posé, et le fait que la Seine prend supposément sa source en son plateau (alors que ça doit être au bas mot à plus de 60 kilomètres à vol d’oiseau), nous pouvons entrer dans le vif du sujet : Langres est magnifique.

J’entends : comparée à Avalon, à Vesoul, à Vierzon ! Ne demandez pas à une petite sous-préfecture française d’avoir les agréments d’une ville grandiose comme Munich, où nous étions quelques jours auparavant.

Langres est toute pimpante enrobée dans la pierre de taille, avec sa pléthore de maisons et bâtiments du dix-septième, sa cathédrale et son orgue du même ou du suivant, et ses remparts de plusieurs kilomètres qui ceignent la ville haute. On en a fait le tour, c’est assez rigolo : tous les 100 mètres ou presque, vous tombez sur un panneau vous racontant l’histoire de la tour fortifiée que vous avez sous les yeux. La tour a parfois été rasée, il n’en reste que le contour, mais il est monument historique tout de même. D’ailleurs, combien y en a-t-il, de monuments historiques à Langres, 20, 30 ? L’architecture y est reine, la moindre maison semble du style le plus austère et le plus pur, celui des hôtels particuliers du Marais à Paris. L’essentiel date d’entre 1600 et 1650, avec un peu de médiéval, là une cour renaissance, ici une horreur 1996 qui a échappé à l’architecte des bâtiments de France. (Il devait être à Chaumont-sur-Marne pour une expertise lors de la pose du toit de verre hideux.)

Diderot, l’enfant du pays, est présent un peu partout. Oh, on l’a assez vu alors je n’en parlerai pas. La gare dans la vallée était jusqu’en 1971 reliée à la ville haute par un train à crémaillère du plus bel effet, avec son viaduc à soi seul. Trop cher, mon fils ! alors l’exploitation en a été arrêtée. Comme un lointain souvenir de ce qui était en 1887 le premier train à crémaillère de France, la ville a fait installer un drôle d’engin, mi-ascenceur mi-train à câble, qui mène d’un parking sous les remparts jusqu’au chemin de ronde. La chose brinqueballe un peu, on n’est pas rassuré une fois dedans, mais Fabrice et moi l’avons emprunté pour descendre. On se bidonnait comme des imbéciles dans ce petit véhicule où l’on ne tenait probablement pas à plus de quatre personnes, mais qui devait bien grimper ses 50 mètres de dénivelé en ballotant de droite et de gauche sur tout le trajet. Que voulez-vous, il faut savoir rendre hommage aux beaux ouvrages de l’esprit humain.

mardi 7 juillet 2015

Bestiaire : le tanka du lézard

Cinquante degrés
Longtemps le lézard rôtit
Clin d’œil de plaisir
La nuit l’homme liquide
Fond — n’est pas lézard qui veut

dimanche 31 mai 2015

Hier, je suis passé à la Dent du Chat

Enfin, 200 mètres au-dessus.

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mardi 12 mai 2015

Deux écrivains journalistes

Après Mon tour du Monde d’Eric Fottorino il y a quelques années, je viens de finir de lire Jours de Libération de Mathieu Lindon. Deux écrivains journalistes racontent leur quotidien, et très différemment.

Le Fottorino a un côté balzacien. Entré comme simple journaliste au Monde en 1986, Eric Fottorino en gravit tous les échelons en vingt ans : grand reporter, rédacteur en chef puis directeur du journal, avant de se faire évincer lors du rachat de 2010. L’ascension, puis la chute. Le récit d’Eric Fottorino est prenant, on entre dans le tourbillon de ses aventures au journal en partageant ses expériences, ses succès, ses revers : on apprend comment il en a découvert le fonctionnement, ce qu’il a fait à ses différents postes, les années difficiles du point de vue des ventes et des attaques subies par le journal qu’il a vécues, et ce qu’il a finalement voulu faire du journal Le Monde (et qui en reste beaucoup aujourd’hui, cinq ans après son départ).

Le Lindon, rien à voir. Mathieu Lindon est depuis plus de trente ans journaliste littéraire à Libération, et son livre essaie de capter l’état d’esprit qui y règne fin 2014 - début 2015, lorsqu’un plan de départ volontaire destiné à faire des économies le voit délaissé de ses principaux amis et collègues journalistes. La phrase de Lindon est plus relâchée, il est dans le ton de la discussion avec son lecteur à qui il fait part de ses interrogations, ses doutes ; de son professionnalisme, de ses stratégies pour constamment faire les tâches qui lui plaisent au journal, aussi. Son livre est autant littérature que celui de Fottorino, mais on est plus dans la description d’une atmosphère et dans le sentimental, la relation d’amour qui le lie à Libération, alors que Fottorino est dans la performance et dans la construction d’une carrière (même si les choses se sont faites apparemment sans une volonté forcenée de parvenir). Le livre de Lindon m’a singulièrement rappelé la période ou ma mère lisait Libération et moi avec, à l’adolescence.

On comprend, à la lecture de Fottorino et Lindon, l’attachement qu’un être peut éprouver envers son journal : les deux auteurs également passionnés ont écrit deux livres passionnants.

lundi 30 mars 2015

Balzac !

Voici comment Balzac présente le personnage M. de Bargeton, modeste nobliau d’Angoulême, dans Illusions perdues. Lucien vient d’arriver chez Mme de Bargeton, qu’il courtise après avoir été introduit dans son salon littéraire, mais il est en avance. Admirez ; un autre auteur aurait simplement écrit que M. De Bargeton était niais, mais Balzac trousse ceci :

Lucien avait déjà commencé son apprentissage des petites lâchetés par lesquelles l’amant d’une femme mariée achète son bonheur, et qui donnent aux femmes la mesure de ce qu’elles peuvent exiger ; mais il ne s’était pas encore trouvé face à face avec M. de Bargeton.

Ce gentilhomme était un de ces petits esprits doucement établis entre l’inoffensive nullité qui comprend encore et la fière stupidité qui ne veut ni rien accepter ni rien rendre. Pénétré de ses devoirs envers le monde, et s’efforçant de lui être agréable, il avait adopté le sourire du danseur pour unique langage. Content ou mécontent, il souriait. Il souriait à une nouvelle désastreuse aussi bien qu’à l’annonce d’un heureux événement. Ce sourire répondait à tout par les expressions que lui donnait M. De Bargeton. S’il fallait absolument une approbation directe, il renforcait son sourire par un rire complaisant, en ne lâchant une parole qu’à la dernière extrémité. Un tête-à-tête lui faisait éprouver le seul embarras qui compliquait sa vie végétative, il était alors obligé de chercher quelque chose dans l’immensité de son vide intérieur.

Et c’est ainsi que Balzac est grand.

lundi 2 mars 2015

Bestiaire : le lynx et la taupe

Dame Taupette en son terrier
N’avait que terre dessus ses pieds.
Seigneur Lynx, maître en sa forêt d’hiver blanchie,
Préférait aux affres sombres de la nuit,
Aller au grand air, à sa convenance,
Fringuant félin, pérorant à outrance.

Voyez si mes états s’étendent dessus votre antre,
On s’y perdrait, n’étais-je là comme guide. Diantre !
Clame-t-il tout de go à cette malvoyante,
Votre logis au mien ne peut se comparer !

Et, pour longtemps encore, de tels mots se vante.
La taupe qui laissait dire ne s’en laissait conter.
L’hiver forçait. Elle savait bien
Qu’au fond elle ne manquait de rien ;
Et que pour le lynx rien n’était plus certain,
Qu’il aurait à lutter pour son pain quotidien.

En ses grandes étendues,
Les fortes gelées venues,
Messire perdait de sa superbe
Et bien moins haut portait son verbe :
Le gibier venait à manquer,
Le lynx de se désespérer.

L’orgueilleux lynx maigrit et mourut.
La taupe modeste, cachée, survécut.

jeudi 12 février 2015

Soumission

Il faut savoir parfois être moins bête que l’on ne se montre, dépasser ses a priori, les critiques, le tapage médiatique. J’ai donc lu le dernier livre de Michel Houellebecq, Soumission.

Jusque là, du même auteur, je n’avais lu que La carte et le territoire (dont j’avais dit quelques mots ici), feuilleté Plateforme ou Les particules élémentaires, je ne sais plus lequel des deux, et lu un petit tiers de son recueil de poèmes Configuration du dernier rivage. Disons que j’avais lu 1,33 livres de cet auteur, pour être gentil.

La carte et le territoire était artificiel, faux. Ses personnages, qui se voulaient peut-être typiques de notre époque, datés, fabriqués, englués en 2010, et tellement peu crédibles. Des pantins. L’ensemble m’avait paru bien vide. Peut-être que je n’y comprends rien, que c’est justement ce que Houellebecq avait cherché à faire. En tout cas, je trouvais cela aux antipodes de l’idée que je me fais de la littérature.

Configuration du dernier rivage : des vers (enfin, ceux que j’avais lus) plats et mous, indigents, sans la moindre étincelle de subtilité qui démarque les poètes, ceux qui jouent avec la langue, les sons, les rythmes.

Je laissai tout cela dans un coin, essayant de ne pas y penser, et attaquai Soumission.

Dans Soumission, nous sommes en 2022. Un professeur de lettres d’une quarantaine d’années, spécialiste de Huysmans, passe sa vie monotone, sans joie, à baiser quelques étudiantes et à donner de temps à autres un article pour le Journal des dix-neuviémistes. Un parti islamiste vient d’arriver au pouvoir, qui a fait main basse sur l’enseignement. Le professeur perd son poste, mais il pourrait le retrouver s’il se convertissait à l’islam.

Évacuons d’emblée un point : il n’y a rien d’islamophobe dans le roman, au contraire, m’a-t-il semblé. Le président de l’université Sorbonne Paris 3, converti, est le plus heureux des hommes avec ses quatre femmes ; le président Ben Abbes fraîchement élu est présenté comme brillant homme politique, intelligent, etc. En revanche, Soumission est plein de machisme et de mysoginie. Je ne vais pas m’étendre, je serais graveleux. Et puis cela semble être une constante de Houellebecq ; passons.

Mise à part la complaisance de Houellebecq à décrire les scènes de sexe, et mal, ainsi que son abus détestable de l’italique (j’ai compté jusqu’à neuf expressions en italique dans une seule page), son roman m’a semblé bien écrit. Ce n’est certes pas La bataille, de Patrick Rambaud, mais cela se lit. Les passages sur Huysmans sont les plus intéressants, adroitement mélés au récit. En revanche, l’anticipation qui fonde son roman, c’est-à-dire l’accession au pouvoir d’un parti islamique d’ici sept ans, est donnée comme acquise. Houellebecq ne s’embarrasse d’aucune explication, fût-ce quelques phrases simples, pour dire pourquoi ou comment on en est arrivé là. Il y a les très hauts scores du FN, la chute des partis historiques que sont le PS et l’UMP (surtout l’UMP en fait), d’accord, mais Houellebecq ne s’en sert jamais pour justifier quoi que ce soit. Il se borne à constater. C’est embêtant parce que c’est ce seul fait, l’accession au pouvoir de la Fraternité musulmane, qui sous-tend toute la progression de son intrigue. Du coup, on n’y croit pas du tout.

Son personnage principal parle à la première personne. Il nous raconte sa vie, à le croire profondément chiante dans à peu près tous ses registres. Pourtant, professeur spécialiste de Huysmans, on imaginerait qu’il ait des satisfactions intellectuelles, mais Houellebecq les donne toujours pour transitoires. Par exemple : il prépare l’édition de Huysmans dans La Pléiade, doit en rédiger la préface, mais une fois la tâche achevée, il considère qu’il retombe dans l’ennui et la monotonie de sa petite vie et qu’il ne fera jamais rien de mieux jusqu’à la fin de ses jours. Cette vision foncièrement pessimiste de l’existence est à la longue assez usante. En tout cas, je ne suis pas parvenu à y adhérer. (Tous les professeurs d’université seraient dépressifs, s’emmerderaient à ce point ?)

Ses personnages secondaires sont en carton-pâte. Peu fouillés, sans aucune épaisseur, on n’y croit pas plus qu’au fil directeur du roman. De ce point de vue, Houellebecq est très proche de Marc Levy, mais chez Levy les gens s’aiment et sont heureux. Ici encore, la crédibilité du roman en pâtit fortement. Les personnages secondaires se voudraient des types (l’étudiante qui fréquente le prof, le président d’université arriviste, le collègue professeur concurrent minable), ils ne sont que des marionnettes. Un exemple : Myriam, l’étudiante et amante passagère du narrateur. On ne sait rien d’elle, à part qu’elle a 25 ans, qu’elle porte des jupes courtes, qu’elle suce, et que comme toutes les autres elle finit par abandonner le narrateur parce qu’elle aura rencontré quelqu’un. Un fantôme. Pas de psychologie, pas d’ironie, pas de spécificité, pas de subtilité.

Dans l’ensemble, si Soumission n’est pas si mal écrit par rapport à ce que j’ai pu en dire avant de l’avoir lu, le lecteur s’y ennuie ferme, comme les personnages du roman. Le roman lu, je m’interroge sur la platitude et la vacuité du texte que propose Houellebecq. L’auteur est prix Goncourt, n°1 des ventes en France, en Italie et en Allemagne, il est l’écrivain français actuellement le plus connu et étudié à l’étranger ? Quelle tristesse.

mardi 3 février 2015

De la casse

Ils ont perdu le sens commun.

Le directeur des ressources humaines de mon entreprise insiste pour que l’on écrive Directeur des Ressources Humaines, et que l’on parle de la Direction. Le directeur général me fait modifier, dans une lettre, Monsieur le directeur des achats en Monsieur le Directeur des Achats. Et pourquoi pas Monsieur Le Directeur Des Achats, tant qu’on y est ?

Messieurs, relisez votre Bescherelle d’orthographe ou votre manuel de typographie favori.

mardi 27 janvier 2015

Quatre premiers romans

Lire un premier roman fait toujours un effet un peu spécial, celui de l’inédit. La découverte d’un romancier et de son univers qui se dévoilent comme neufs est une expérience agréable : on entrevoit ses thèmes de prédilection, ses marottes, ses tics d’écriture, ce qu’il pourrait devenir littérairement parlant. Les écueils pour le jeune romancier peuvent être nombreux ; j’en vois deux principaux : être pollué par ses lectures, les resservir de façon trop évidente au lecteur, et ne pas parvenir à intégrer finement à son livre la bibliographie qu’il aura pu rassembler autour des thèmes de son roman. (Ces écueils sont aussi ceux du romancier confirmé, mais dans une moindre mesure, car il a plus d’expérience.) Ces dix derniers mois, j’ai lu quatre ouvrages de jeunes gens qui, chacun à leur manière, évitent ces écueils en proposant un premier roman plein de brio.

La vraie vie de Kévin, de Baptiste Rossi (éditions Grasset, 2014). Kévin, un adolescent banal, joue aux jeux vidéos la nuit et s’ennuie au collège le jour. Survient dans sa vie un producteur de télévision qui le repère, et en fait le héros d’une émission de téléréalité. Dans cette émission, le public décide des moindres faits et gestes de la vie quotidienne de Kévin. Le jeu va rapidement prendre des proportions inattendues et tourner mal. Les personnages principaux (Kévin, le producteur, les parents de Kévin) sont caricaturaux pour les besoins de la satyre. Le récit est bien construit, enlevé, drôle : les parodies de statuts Facebook et d’alertes du journal Le Monde, qui ponctuent le récit, sont très bien trouvées. Pas mal pour un jeune auteur de 19 ans !

La synthèse du camphre, d’Arthur Dreyfus (éditions Gallimard, 2010). Arthur Dreyfus mêle deux histoires. La première est celle d’un jeune homme passionné de chimie, amené à entrer dans la résistance durant la seconde guerre mondiale. La seconde est contemporaine, c’est le récit d’une passion amoureuse naissante entre un jeune français de 15 ans et un américain, qui n’échangent que par mail. On découvre, à mesure que la narration avance, les liens que tisse l’auteur entre les deux histoires. Si la forme est virtuose et la construction du roman subtile, de nombreux passages des mails du second récit sont appuyés, maladroits, très cul-cul la praline. Peut-être à quinze ans l’étais-je autant, sinon plus ? Cela m’a souvent paru peu crédible (je pensais la même chose en lisant bien des passages d’Histoire de ma sexualité, du même auteur), et n’a pas aidé ma lecture.

Évariste, de François-Henri Désérable (éditions Gallimard, 2014). Ce n’était pas un coup d’essai pour François-Henri Désérable : Tu montreras ma tête au peuple, recueil de nouvelles publié il y a quelques années, l’a certainement aidé à écrire ce premier roman. Il y raconte la courte vie du mathématicien Évariste Galois. Galois a vraiment tout du personnage de roman : refoulé au concours d’entrée de l’école Polytechnique en raison de son génie et de son insolence, pétri de convictions dans une période mouvementée de l’histoire de France (1830 : basculement entre la Restauration et la Monarchie de juillet), et finalement défié en duel et abattu à 20 ans. L’auteur écrit dans un style galant, fleuri, qui n’est pas une parodie de la manière dont on écrivait en 1800 en France, mais qui s’en souvient. Tout est vif, tout va vite ; on n’a pas le temps mais il faut suivre, car on est de toute façon emporté dans le flot du récit. Et quel plaisir de lire le français élégant et léger de François-Henri Désérable !

Constellation, d’Adrien Bosc (éditions Stock, 2014). Le livre d’Adrien Bosc a pour thème le vol Paris - New York du 27 octobre 1949, qui s’est écrasé aux Açores avec à son bord entre autres le boxeur Marcel Cerdan et la violoniste Ginette Neveu. L’avion était un Constellation. En une trentaine de courts chapitres, Bosc alterne la description des circonstances du vol et de la catastrophe et revient sur la vie d’une bonne partie des passagers. Que faisaient-ils avant l’accident ? Qu’est-ce qui les a amenés à devoir prendre ce vol fatidique ? Petits et grands destins s’entrecroisent pour se rejoindre quelques heures, qui seront leurs dernières. Adrien Bosc redonne vie à ces inconnus. Il aime aussi les concordances de dates, les coïncidences, les détails qui a priori semblent ne rien avoir en commun mais qui, à y regarder de plus près, peuvent présenter des parentés insoupçonnées. Il en émaille son Constellation, dans lequel il intervient subrepticement en quelques endroits : cela donne à l’histoire un supplément de relief si particulier, qui le démarque du simple récit. La forme est parfaitement maîtrisée ; l’auteur a obtenu le grand prix du roman de l’Académie française pour son roman, prix qui récompense en règle générale un roman écrit dans un très bon français, disons traditionnel : on le constate à la lecture. Le prix est bien mérité.

Évariste est le mieux écrit des quatre : brillant, virevoltant, comme le héros du livre. Je laisserais volontiers La synthèse du camphre de côté : il me paraît nettement en dessous des trois autres.

jeudi 22 janvier 2015

Fin

Je viens de lire la dernière chronique qu’Alexandre Vialatte a écrite pour La Montagne, le journal Clermontois. Je les avais commencées il y a huit ans.

Vous n’imaginez pas mon état de mélancolie.

Vialatte écrivait baroque, il avait un côté Proust, il en rajoutait partout. Il était drôle le plus souvent, très vieux con sur la fin. Il aimait la littérature, ses amis écrivains et artistes, le bon français. Vieux con, mais avec quel style.

Il répétait inlassablement que l’homme attend l’autobus 27 au coin de la rue de la Glacière ; donnait encore et toujours des conseils de jardinage, qu’il piochait dans l’almanach Vermot ; écrivait que qui ponctuait bien pensait bien. Et ses obsessions qui revenaient périodiquement : Pourrat, Kaeppelin, Natalie sans h, le laid usage de la locution après que.

Alexandre Vialatte (1901-1971), Chroniques de La Montagne - 1951-1971, éditions Robert Laffont, collection Bouquins.

mardi 6 janvier 2015

Ce qu'on devrait ne pas lire en 2015, dans les bons ouvrages comme ailleurs

On lira cette année un certain nombre de livres, magazines, journaux, textes imprimés ou sur internet. On aimerait ne pas y trouver certaines facilités, incorrections, tournures impropres.

Comme chacun sait… est une entrée en matière trop souvent suivie d’une expression qui vous fait bondir parce que non, vous ne saviez pas. Chacun ne sait pas toujours.

Échecs. Et le reste n’est qu’une question de technique. est une conclusion souvent placée à la fin d’une partie dont le commentateur n’a pas la place, ou l’envie, de commenter tous les derniers coups joués. Cette phrase semble indiquer que la fin de la partie en question est simple, or fréquemment lorsqu’on la lit même pour les meilleurs joueurs la partie sera complexe à terminer, il faudra déployer toute son intelligence pour la gagner. Commentateurs paresseux, n’abusez pas votre lecteur. Particulièrement avec des phrases qui disent l’opposé de ce que vous vouliez dire.

Notes de bas de page. On souhaiterait justement les lire en bas de chaque page d’un livre et non en fin de volume. Quel tue-l’amour que de devoir faire le va-et-vient entre ce que vous lisez et un ensemble de notes regroupées ! Cela nécessite deux marque-pages (à moins de traîner à chercher partout à quelle note vous en êtes) et, surtout, cela casse l’élan de la lecture.

Échecs, suite. Dans bien des films et romans on trouve une scène où deux personnages jouent aux échecs. Qu’un romancier ne sachant pas jouer aux échecs veuille inclure un tel passage dans son livre ne pose aucun problème. En revanche, il doit respecter le vocabulaire du jeu : en français, les noms des pièces sont roi, dame, fou, cavalier, tour et pions. Pas de reine ni de cheval ! Soit dit en passant, en allemand la dame est die Dame, alors qu’en anglais c’est la reine, the queen. Le cavalier est également un cavalier en anglais, a knight, alors qu’en allemand c’est un sauteur, ein Springer. Le fou [du roi] français est un évêque en anglais, a bishop (en portugais et en islandais également), tandis qu’en allemand il est nommé der Läufer, le coureur (comme en néerlandais, danois, suédois, hongrois…). Les tours sont également des tours en allemand, Türme, mais pas anglais où l’on dit rooks. Le mot vient du persan et désigne un char de guerre comportant une fortification, tiré par des éléphants. Les éléphants ont disparu et la tour est restée. Les pions, pour finir, en sont aussi en anglais, pawns, mais ce sont des paysans en allemand, Bauern.

Passages en grec ancien, latin ou tout autre langue, non traduits. On en voit encore dans pas mal de livres de sociologie ou philosophie, plutôt dans des éditions qui commencent à dater, mais pas seulement. Le lecteur n’est pas toujours polyglotte, et même s’il a fait du latin, ce n’est pas une raison pour supposer qu’il le maîtrise encore sur le bout des doigts au point de traduire Sénèque à vue.

Soyez pédagogues, le lecteur adore apprendre, tomber sur un détail dont il n’avait pas connaissance, découvrir des subtilités. Et vous le flatterez en expliquant des choses qu’il sait déjà.

vendredi 2 janvier 2015

Madeleine

Madeleine est ma grand-mère paternelle, la femme de Roland, dont j’avais parlé ici il y a un peu plus de trois ans.

Roland est bien diminué. Il est maintenant, à 93 ans, placé dans une maison médicalisée à la Villette. Nous avons pris le tram sur les boulevards des maréchaux, aujourd’hui, Madeleine et moi, pour aller le voir. Il se mélange les crayons pour plein de choses, m’appelle toujours par le prénom de mon père (ça doit faire 31 ans que ça dure), mais globalement il va bien. Il marche, se souvient du prénom de l’homme avec qui je vis, et a toutes ses journées pour s’ennuyer ferme : il écoute la radio et regarde la télévision, mais n’y voit plus rien ; fini les mots croisés et les tours du pâté de maisons.

Madeleine ne pouvait plus s’occuper de lui. À bientôt 85 ans, elle est bien diminuée elle aussi. Dans l’appartement de la rue de la Voûte qu’ils occupaient avec Roland depuis plus de 60 ans, il lui devenait trop difficile de vivre avec lui. Elle va maintenant pouvoir s’occuper d’elle, se reposer, et s’ennuyer ferme aussi. Quand on se fréquente depuis 70 ans, croyez-vous qu’on puisse vivre seul ? Je me demande bien à quoi ils pensent tous les deux, chacun dans leur lit, à l’heure du coucher.

Madeleine va voir Roland à la maison médicalisée. Oh, c’est facile : depuis la porte de Vincennes, vous prenez le tram jusqu’à la porte de la Villette, en une demie-heure vous y êtes. Bon, au rythme de Madeleine, vous ajoutez 20 minutes de marche lente pour rejoindre les arrêts de tram. Et puis tu sais pas Romain, mais il y a plein de noirs, dans ce tram. Bon, eux au moins ils laissent leur place assise sans qu’on demande, tandis que les Français, c’est vraiment plus ce que c’était ! Madeleine m’a dit, quand il a été question que Roland aille dans une maison, qu’elle irait le voir deux jours par semaine, ou un jour sur deux, enfin un jour par-ci par-là. Je la soupçonne d’y aller tous les jours ou presque, il y a des détails qui ne trompent pas.

Ce midi, j’ai déjeuné en tête-à-tête avec Madeleine avant que nous partions voir Roland. Nous devions manger dans un café, mais elle a dû changer d’avis au dernier moment. Alors ce fut côtes d’agneau, haricots verts, flageolets, brie Président et côtes du Rhône proche de la piquette, comme toujours. Je voulais l’inviter dans une brasserie, elle ne m’a pas demandé mon avis, comme toujours.

Madeleine est fatiguée. Elle qui marchait droit et vite, en faisant claquer les talons sur le trottoir, femme forte (j’avais beaucoup de mal à suivre lorsque j’étais enfant), elle est dorénavant condamnée à se traîner voûtée, à petits pas. Je lui ai proposé mon bras plusieurs fois, mais elle n’a rien voulu entendre et s’en est tenue à sa canne. Elle m’a dit en repartant de la maison la même phrase que Roland avait lâchée l’après-midi, au mot près. Elle me l’avait déjà dite plusieurs fois au téléphone ces mois passés : À quoi ça sert de continuer à vivre si on finit par ne plus pouvoir rien faire ?

mardi 23 décembre 2014

Le Nord

On trouve à Lyon quantité de bons restaurants, bouchons, bistros, brasseries. De plus en plus, on se réjouit de certaines petites choses : vins en pot qui ne sont pas issus d’un cubi basique limite buvable, frites maison. Les cafés et brasseries parisiens ne sont peut-être pas sur la même pente vertueuse.

On prend quelques habitudes, on retourne avec plaisir aux meilleurs endroits : Le Café français, Le Comptoir des marronniersGeorgette, Le Maubert… Parfois on réessaie l’un d’entre eux, longtemps mis de côté, pour des raisons diverses (addition élevée, service désagréable, carte immuable). Nous sommes donc allés dîner au Nord, l’une des brasseries estampillées Bocuse, un soir passé.

Les prix ont prix un sacré coup. Parmi les plats phare : la choucroute est à 22,50 euros au lieu de 18,90 euros il y a 3 ou 4 ans, et si elle reste copieuse, je constatai à la table voisine qu’elle est nettement moins bien servie qu’elle le fut. Le foie de veau purée est à 26,50 euros, soit plusieurs euros plus cher que n’importe quelle autre brasserie lyonnaise que je connaisse. Quant au menu, celui du dimanche où nous dînâmes était à 32,90 euros (26,60 euros les autres jours, contre 22,60 euros il y a seulement quelques années), ce qui accorde quelque exigence au convive.

Va donc pour un menu. L’entrée est un saucisson en brioche délicieux, copieux. Un peu dénudé toutefois : une feuille de salade ne l’aurait pas déparé. Le plat, un carré de veau, est une déception. Pour commencer, on ne vous sert pas un carré comme il est écrit mais seulement une côte de veau, et bien fine encore. Je n’attendais certes pas un carré au grand complet (c’est-à-dire l’ensemble des côtes découvertes, secondes et premières), mais servir deux côtes de la taille de celle que j’ai mangée aurait été un minimum pour que le plat servi soit en accord avec son intitulé à la carte. Le tout est accompagné d’une purée maison classique mais basique, et d’un très bon jus de viande. En dessert j’ai mangé une tarte, je ne me souviens plus si elle était aux pommes ou aux poires. Bonne sans être extraordinaire.

Résumons-nous : le progrès fait rage et certains restaurants ne se mouchent pas du coude, ni avec les prix (clairement pas en rapport avec ce qui est proposé dans les assiettes), ni avec les intitulés de plats. C’est bien dommage pour tout le monde.

lundi 8 décembre 2014

La fête des lumières

En quelques années, la fête des lumières est devenue un événement touristique, commercial, international. Cela n’empêche pas que le côté bon enfant perdure : l’ambiance reste familiale, les foules souriantes ne se pressent pas au point de s’écraser les unes les autres. De même pour le religieux : les églises sont ouvertes tard le soir, on dit toujours bien merci à Marie sur les affiches et en capitales à la droite de la basilique de Fourvière, et les bonnes sœurs chantent faux en s’accompagnant à la guitare à certains coins de rue.

Il y a dix ans, on ne voyait pas ces marées humaines se presser dans les restaurants, qui pratiquent souvent des prix outrés pour l’occasion, ou devant les bouches de métro ; ni ces autocars garés en chapelets sur les ponts et les quais. Il y a cinq ans, on commençait peut-être à constater le caractère répétitif de certaines illuminations, notamment celles qui soulignent les traits de façades de monuments emblématiques de la ville (cathédrale Saint-Jean, théâtre des Célestins). On allait les regarder, on continue à le faire, c’est souvent réussi.

Ces dernières années la musique est très présente, bien souvent trop forte. C’est en général au détriment de l’installation lumineuse, qu’elle plombe (par exemple, pour le cru 2014 : les centaines de planètes de la place Antonin Poncet sont gâchées par un tonitruant zim-boum-boum orchestralo-cataclysmique). Il arrive aussi que la musique veuille masquer les faiblesses d’une illumination (cette année : les bambous et leurs bruitages de la place de la république).

On recherchait déjà les installations modestes, plus calmes, les plus poétiques en général (pour 2014 : les tutus de la place Sathonay, le champ de lavande en forme de cœur de l’amphithéâtre des trois Gaules). On le fait toujours aujourd’hui et avec bonheur, car les créateurs originaux sont heureusement toujours présents.

dimanche 30 novembre 2014

Quatre jours à Paris

Deux jours de travail, deux jours de week-end.

Je n’ai jamais habité Paris, mais dans la proche banlieue. J’y suis resté jusqu’à mes vingt ans, avant de venir à Lyon. Mes parents, mes grands-parents, y ont habité : les XIIe, XIXe, XXe arrondissements ; ma grand-mère Madeleine y vit toujours dans le même appartement, depuis plus de soixante ans. Ils y ont travaillé, j’y ai passé des heures, dans plein de quartiers. Alors c’est tout comme si j’étais parisien moi aussi ; je me suis toujours senti bien dans cette ville. Comme chez moi.

Lorsque j’avais une voiture il y a encore quelques années, je reproduisais les habitudes maternelles. Je roulais sans plan, je me garais dans les coins gratuits mais centraux ou dans ceux où l’on trouve facilement des places, derrière les ministères, près de la rue Saint Honoré. Où chez les grands-parents paternels, rue de la voûte.

Aujourd’hui je viens en touriste, et à pied. Le plaisir de la déambulation, des brasseries, des trottoirs, des squares, des coins perdus, des noms de rue poétiques, est intact et ne changera jamais.

J’essaie de mettre les pieds dans les arrondissements que je ne connais pas. La dernière fois nous avons marché dans les XIIIe et XIVe, il faudra y revenir pour dénicher d’autres endroits cachés, les petites maisons, les églises, les îlots commerçants inattendus qui surgissent au détour des rues.

J’aime découvrir des musées où je ne suis jamais allé. Je vous citerais peut-être quarante ou cinquante musées parisiens où je suis entré : nous en voyions un chaque mercredi après-midi lorsque j’étais enfant, avec Alix et sa mère, dont de nombreux confidentiels ou anecdotiques. Je n’avais jamais vu le musée d’art moderne de la ville de Paris jusqu’à hier. Chose faite, avec une magnifique exposition Sonia Delaunay. (Les collections permanentes sont aussi impressionnantes.)

Tropisme naturel, je reviens toujours dans les mêmes quartiers : le Marais et l’île Saint-Louis dont j’aime les hôtels particuliers classiques, le VIIIe entre les Champs-Élysées et l’opéra, les librairies et les étudiants du quartier latin et de Saint-Germain, tout les XIIe et XIXe, que je connais assez bien. J’ignore tout ou presque de certains autres : les XIVe, XVe et XVIe arrondissements.

Lundi et mardi soirs particulièrement, je pensais à Simenon, Modiano et Balzac, et à ce que la ville représente pour moi. Je trainais encore dans les rues à en admirer les beautés, à plus de minuit.

vendredi 28 novembre 2014

In memoriam Zézette (aut Didile)

Dimanche dernier, ma mère m’a annoncé la mort d’une de mes grand-tantes. Je l’aimais beaucoup. Je ne sais pas exactement qui elle était.

Comme si ma famille n’était pas assez pléthorique avec les quatorze frères et sœurs de mon père et les innombrables enfants qui en ont résulté, la masse accumulée des oncles et tantes, des cousins, des cousines, attirait autour de la maison de mes grands-parents nombre de satellites plus petits ou de comètes de période irrégulière. Ils donnaient à mon enfance comme un zodiaque mythologique et berrichon, qui compensait en pittoresque ce qu’il cédait en grandeur à son équivalent officiel.

Il y avait la Mère Dédion qui n’avait plus d’âge et qui vivait dans une maison dont le lierre tenait les murs et recouvrait la véranda que d’autres plantes remplissaient. Lorsqu’elle devait quitter sa grotte fleurie, elle passait sa blouse florale et se protégeait la tête de sa capote en plastique transparent imprimé de marguerites. Elle en nouait soigneusement la jugulaire, pour qu’elle ne s’envole pas en route : fin prête, elle démarrait sa mobylette et, dans un nuage irisé, elle parcourait les deux cents mètres qui la séparaient de ma grand-mère. Son arrivée était comme les phénomènes naturels les plus extrêmes, les séismes, les tsunamis, les pluies de grenouilles : le chien se mettait à aboyer, un grondement s’élevait, un nuage d’essence masquait le soleil, la Mère Dédion apparaissait. Je m’émerveillais que ma grand-mère puisse prendre le café avec cette divinité fleurie, ancestrale et pétaradante. Elle lui offrait du gâteau.

Il y en avait bien d’autres. Matthias, qui s’était coupé le bras avec sa tronçonneuse un jour qu’il était saoul, qu’on avait recousu et qui n’en finissait pas de commencer à pouvoir bouger ses doigts : il passait devant la maison de mes grands-parents au volant de son tracteur et il ne m’impressionnait pas moins qu’Apollon guidant son char, car lui avait un bras qui ne tenait qu’à un fil. Chapus, qui était maire et, à ce titre, dans mon esprit, une sorte de notable quelque part entre Zeus et le facteur : pourtant, mon grand-père le tutoyait et lui offrait de sa gnôle un peu trouble qu’il gardait dans la réserve, à côté de la cuve à fioul.

Mais surtout, il y avait un être formidable et bicéphale dont l’apparition imprévisible et soudaine me remplissait de joie : quand la Clio blanche passait le virage à côté du pré où l’Anglais laissait ses chevaux, je savais qu’arrivaient la Didile et la Zézette. C’étaient deux bonnes campagnardes, veuves toutes deux je crois, qui portaient des robes à imprimés fleuris et qui marchaient en écartant les jambes comme John Wayne. L’une des deux était plutôt petite, voûtée, avec de beaux cheveux blancs bouclés ; l’autre était grande, épaisse et encore brune. Les deux parlaient fort et étaient fort gentilles. L’une d’elles savait conduire, l’autre était ma grand-tante. (C’était la sœur de mon grand-oncle Bébert.) Je n’ai jamais su laquelle était laquelle.

Récemment, donc, ma grand-tante Odile ou ma grand-tante Josette est morte à l’âge de 81 ans.

mercredi 12 novembre 2014

Notes d'un automne londonien

La passion qu’ont les anglais pour les panneaux d’avertissement : cyclistes, ne doublez pas ce camion par la gauche ; attention, sol mouillé ; ne vous asseyez pas sur le mur, chute vertigineuse de l’autre côté. (Traductions de l’auteur.) Dans les toilettes de la Tate Modern, superbe centrale thermique magnifiquement réhabilitée, des gamins s’inquiètent des lavabos : Very hot water, very hot water, very hot water, hot water: come here!

Les chaînes de restauration londoniennes : Prêt À Manger, Le Pain Quotidien, Pâtisserie Valérie, Café Rouge, Paul. (En français dans le texte.)

Les toilettes publiques, incroyablement luxueuses, des parcs et jardins, avec ces chasses d’eau formidables : la cuvette est creusée de telle sorte que deux jets en font le tour pour se rejoindre à l’extrémité, tandis qu’un troisième très directif attaque directement la céramique. Comment croire qu’un peuple aussi avancé tarde à adopter, sans parler du mitigeur, au moins le mélangeur ? Dans la plupart des pubs, un robinet d’eau bouillante, un robinet d’eau glacée. Un mouvement habile des mains évite brûlures et engelures.

Ce disquaire de Soho où nous allons à chaque séjour et à qui, systématiquement, j’achète un disque de Leopold Stokowski : je me présente à la caisse, il me sourit et me salue, je lui tends mes disques, il voit le nom de Stokowski, cesse de sourire, me fait payer, et quitte la caisse sans me saluer.

Le complexe lié à mon anglais parlé, depuis que j’ai dû épeler un titre (Where is my cow?) à Alfred, un libraire philadelphien, pour qu’il finisse par me comprendre. La communication avec les commerçants anglais, comme la pédagogie : répéter de plus en plus fort et de plus en plus lentement, jusqu’à ce qu’on se comprenne. Une lueur d’espoir : en rentrant à Lyon, la serveuse de la pizzeria à côté de chez moi ne m’a pas compris non plus lorsque j’ai commandé mon dessert.

À Londres comme en France, le signe international de l’addition : gribouiller dans sa main avec un stylo imaginaire.

vendredi 7 novembre 2014

Robin des bois

Lorsque j’étais enfant j’aimais Robin des bois. Le dessin animé de Disney, d’abord. Un peu loufoque, avec ce prince Jean débile, il comprend quelques scènes mémorables (dont celles du vol de l’argent pendant le sommeil du prince, je ne sais pas si vous vous en souvenez). Mais je suis vite passé au film de Michael Curtiz de 1938.

Je l’ai infligé à mes parents des dizaines, peut-être des centaines de fois. Musique luxuriante de Korngold (que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de très présente), Technicolor scintillant, costumes tape-à-l’œil caractéristiques des films d’aventure d’Hollywood en cette période, lumières chaudes des scènes d’intérieur. Les bas verts d’Errol Flynn en Robin ! La cape vermillon de Basil Rathbone en Gisbourne ! Le satiné des robes de Havilland en Lady Maryan !

Claude Rains en prince Jean est mielleux et machiavélique à souhait. Basil Rathbone est d’une méchanceté noire, transpire la hargne et la jalousie à toutes les scènes. Una O’Connor qui joue Bess, la servante-duègne de Lady Maryan, geint, pleurniche à la limite du supportable, mais c’est tellement bien fait. Olivia de Havilland, 21 ans, a les yeux brillants pendant une heure quarante, amante éplorée qui n’attend que la délivrance. Et l’insolence d’Errol Flynn, charismatique, cabotin, virevoltant ! il bondit partout. La diction des acteurs de la version originale comme des doubleurs de la version française, datée mais parfaite, est un plaisir de fin gourmet.

La scène de duel finale entre Robin et Gisbourne, ponctuée des trompettes haletantes de la musique de Korngold et de gros plans sur les visages luisants de sueur des acteurs, est l’apothéose échevelée (et attendue) de la lutte du bien contre le mal qui traverse le film. Qui pour autant reste léger et délicieux.

lundi 27 octobre 2014

Quelques lectures en vrac

1. Patrick Modiano

Je ne suis pas un inconditionnel de Modiano. J’en avais lu cinq ou six il y a quelque temps, après des années d’enfance à croiser du regard ceux de la bibliothèque de ma mère. Résultat mitigé ; tout ne m’avait pas convaincu. Un peu comme pour Woody Allen ou Clint Eastwood, pensais-je, Modiano doit produire épisodiquement un chef d’œuvre pour cinq opus courants (parfois vraiment dispensables). La Place de l’étoile, son premier roman, m’avait frappé par son ironie et son sarcasme décapants ; Un pedigree par la brutalité, la nudité violente de ces phrases si simples sur le père ; Rue des Boutiques Obscures par la manière dont on découvre les personnages comme dans un demi sommeil, entre les nappes d’un brouillard qui se dissiperait par endroits, jusqu’à une découverte d’ensemble du paysage. L’Horizon, Accident nocturne, Les Boulevards de ceinture m’avaient laissé plus froid.

J’aime le côté sec et décharné de sa phrase, ses personnages que l’on ne connait souvent que par touches et dont le baroque des noms de famille tient lieu de description. Et cette déambulation permanente dans Paris, tous ces noms de rues, ces numéros, comme si l’auteur voulait, par l’accumulation des adresses, que l’oeuvre garde le souvenir du passage, que la mémoire des lieux soit gravée dans la page.

J’ai voulu retourner y voir d’un peu plus près, après avoir lu dans la presse et ailleurs l’œuvre vantée dans sa cohérence. La ronde de nuit, son deuxième roman, est dans la lignée de La Place de l’étoile, mais nettement moins réussi. Dora Bruder se rapproche de Un pedigree. Modiano (ou un autre) suit la trace d’une jeune fille juive dans Paris pendant la guerre. Ces 150 pages sont fortes, émouvantes : avec très peu de moyens littéraires (j’allais dire linguistiques), Modiano reconstruit un parcours halluciné de grisailles, autour de Picpus et Bel-Air. Il nous rend Dora familière, nous attache à son destin emporté par l’histoire. Peut-être ai-je été particulièrement touché parce que je connais bien le douzième arrondissement, je ne sais pas.

Je suis heureux de son prix Nobel, il le mérite certainement autant que l’aurait mérité un Jean Echenoz ou un Pascal Quignard.

2. Jean-Louis Fournier

Trop : non. Trop, c’est trop.

3. Christophe Donner

Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive : une tranche de la vie des producteurs et cinéastes Rassam, Berri et Pialat. Les personnages brassent des millions, courent après, ne vivent que par et pour le cinéma. Un roman enlevé et attachant, comme le sont souvent les romans de Donner, où tout va vite. Un révélateur du milieu et de l’époque, et de la nôtre en miroir ?

4. Pierre Desproges

Encore des nouilles : courez lire cette petite merveille ! Desproges, chroniqueur culinaire dans Cuisine et Vins de France, y a été aussi drôlement féroce qu’ailleurs. Léger, virevoltant, avec ses phrases à rallonge, ses adjectifs ajoutés partout. Pourtant le fond est souvent sérieux. Ici il fustige la misogynie (voir la chronique où il explique que dans son couple, c’est sa femme qui goûte le vin), là il moque le côté coincé de certains lecteurs bien-pensants du magazine. C’est pétillant, on dirait du champagne bien frais. Dommage que cela soit si court. J’en aurais bien repris plusieurs coupes.

mercredi 15 octobre 2014

Chose vue

Ce matin, sur la ligne D du métro lyonnais, en direction de Gare de Vaise, un jeune homme est monté dans ma rame, à la station Bellecour, il me semble, mais je ne saurais l’assurer. Vaguement rouquin, il avait cette coiffure caractéristique de notre époque : heaume de cheveux longs en vague au sommet du crane, poil ras sur les tempes et la nuque, barbe mi-buisson, mi-construction. Il portait un pull-over en jersey comme en tricote ma tante Michèle, mais comme aucun que ma tante Michèle ait jamais tricoté : un clown rigolard en occupait le ventre, avec un pompon rouge en guise de nez, environ au niveau du nombril du jeune homme. Sitôt assis, celui-ci quitta son si beau pull : un T-shirt informe, avec un pantalon tubulaire, emballaient son corps filiforme.

Quelques stations plus loin, sans doute à la station Gorge de Loup, peut-être à Valmy, un second jeune homme est monté, sans voir le premier, sans être vu de lui non plus, et est resté collé à la porte de la rame. Son sweat-shirt éblouissait, par son blanc fluorescent d’abord ; par les étoiles jaunes, rouges et vertes qui le parsemaient, surtout : on l’eut dit taillé dans un reste de la moquette de la piste aux étoiles. Craignant sans doute une pluie soudaine, la chute d’un pot de fleur, ou le risque de passer inaperçu, il s’était coiffé d’un chapeau melon noir. Entre le couvre-chef d’ombre et l’habit de lumière : la barbe rituelle, les lunettes de plastique vintage, l’air blasé.

Le terminus approchant, le premier jeune homme se leva, remit son pull-à-clown et se dirigea vers la porte que gardait toujours le second. Ils se virent et marquèrent un temps de surprise : sans un mot, sans le début d’un sourire, ils se toisèrent d’un regard méprisant. Les portes s’écartèrent, ils sortirent et marchèrent côte à côte jusqu’à l’escalator sans plus se regarder. Ils n’existaient plus l’un pour l’autre : certains et fiers, chacun de son côté, d’être unique.

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