dimanche 1 septembre 2013

Nouveau départ

L’opération Ventre plat avant l’été, reconduite d’année en année, n’aurait donné aucun résultat, on aurait pu la laisser tranquille comme un wagon oublié sur une voie de garage qu’on laisse rouiller sans s’en soucier. Las, elle produisait et produisait encore des résultats, quoique pas ceux espérés, et c’est le médecin du travail qui me l’a fait remarquer : Monsieur, ce n’est pas raisonnable de prendre dix kilos tous les deux ans, il faut vous arrêter là. Le wagon était garé sur une voie en pente, les freins avaient lâché, sa marche d’abord paisible était devenue course folle, comme dans ses téléfilms amusants où un train fou transporte des déchets nucléaires et fond sur Denver. (Ou Chicago. Ou New York. Autant de grandes villes que de scénarios possibles.)

Les mesures prises par le médecin étaient formelles : il fallait que j’en prenne aussi, des mesures, et des plus drastiques. Ainsi naquit l’opération Ventre plat pendant l’été. La saison s’y prête : le corps gras ne demande qu’à fondre comme beurre au soleil tandis que, partout, la jeunesse musculeuse montre l’exemple. Surtout, la vision en maillot de bain d’amis semi-squelettiques, comme autant d’alternatives menaçantes à l’attrait de ma beauté replète, cette vision filiforme finit d’affermir ma résolution à affermir mes parties molles.

Dont acte : plus de pain avec les féculents, moins de féculents avec le reste, des légumes verts ou gris ou rouges, des légumes, plein de légumes, et de la viande sèche, et de l’eau plate, et de l’eau gazeuse, moins de bière, moins de gnôle, moins de vin, de la marche, les escaliers du métro, volent les haltères et ploient les abdos. L’été est passé : trois kilos et demi déjà d’abandonnés au bord de la route des vacances. (Sur combien, je ne vous le dirai pas.)

Un tel succès, plus inhabituel encore qu’inespéré, m’inquiète soudain : ne serait-ce pas, plutôt que mes efforts, l’effet d’un ver solitaire, de vers grégaires, d’un petit ver ou d’un grand ver ? Angoisse prématurée, pour l’instant : il reste encore assez de moi pour le nourrir quelques mois.

jeudi 29 août 2013

Patience et longueur de temps

Une collègue vient de me rendre les Four Stories d’Alan Bennett, que je lui avais prêtées il y a 6 ans. Elle m’en parlait ponctuellement, comme pour se raviver la mémoire, partageant une sorte de pense-bête oral qui revenait un matin ou l’autre, quand je ne m’y attendais pas. J’imaginais l’ouvrage traînant avachi sur une quelconque étagère, attendant un improbable lecteur. Peut-être est-elle la même lectrice que moi, qui acquiers un livre qui fait envie sur le moment et qui parfois patiente des années avant de l’ouvrir ? Peut-être lisait-elle mon livre, qu’en sais-je ?

J’ai moi aussi patienté des mois. Je trouvais piquant le statu quo, le flottement, l’incertitude (si horrible en d’autres choses), la possibilité du lire, la petite éventualité qu’elle finisse le bouquin. Parce qu’elle m’avait dit un jour avoir lu le jouissif The Laying on of Hands, première story, où l’on assiste si je me souviens bien aux obsèques religieuses d’un escort gay avec commentaires et réflexions de l’assistance et de l’officiant. Une petite valse-hésitation silencieuse se dansait dans ma tête : allais-je attendre encore dix, vingt ans, jusqu’à sa retraite peut-être, ma collègue étant mon aînée ? Allais-je plier ? Mais pour quelle raison ? Pour relire The Lady in the van, quatrième story, récit poignant dans lequel Bennett raconte les quinze années qu’une clocharde excentrique a vécues dans une caravane devant chez lui, dans son minuscule jardin londonien ? A ce stade j’en étais presque venu à considérer que j’avais offert l’ouvrage, aux deux détails près que le livre appartient à Fabrice et que si j’avais dit à ma collègue que je le lui donnais, elle n’aurait jamais accepté ; cela eût rompu irrémédiablement la construction fragile sur laquelle on vivait jusque là et le lendemain elle m’eût dit bonjour le livre à la main.

Elle a fait du rangement, a dû épousseter les recoins infréquentés de ses meubles qui ploient sous le poids du papier, a rendu un autre livre à sa voisine. J’ai surpris malgré moi leur discussion. Dans les instants qui ont suivi, ma collègue apparaissait dans l’encadrement de la porte de mon bureau ; me tendait l’objet, me remerciait, s’excusait, etc.

mardi 20 août 2013

Etat présent

Je lis Albertine disparue, réflexion sur l’absence de l’être aimé. J’ai par hasard entendu hier l’Art de la fugue, musique intérieure et mystique, émouvante parce qu’elle descend remuer vos abîmes les plus profonds, ceux que vous pensez toujours recouverts de tonnes d’autres choses, secrets d’enfants qu’on garde et qui peuvent resurgir sans qu’on comprenne pourquoi.

Vite, un peu de légèreté. Vite, du Michel Legrand. Vite, le Mont Ventoux écrasé de soleil ; que quelque chose d’autre brûle, que les affres de l’irrationnel se dispersent.

Que leurs voix dominent ou s’éteignent à jamais.

lundi 5 août 2013

Quart d’almanach

Ah ! ces jours où l’inspiration volette comme une abeille de fleur en fleur, faisant son miel d’un rien, d’une pensée fugace ou d’un souci léger, testant, goûtant, tentant, sans jamais se poser, sans jamais s’arrêter. Ah ! qu’ils sont doux, ces jours, mais qu’ils sont loin… L’esprit est cette mouche empêtrée dans le saindoux qui suinte au fond de la poêle ; et le corps, collé à ses vêtements que la sueur empèse comme le suint, la laine du mouton. Le temps n’appelle plus à la paresse : on aspire à l’anéantissement, on guette le ciel, on prie pour l’apocalypse. Que vienne enfin l’orage, la foudre, le tonnerre, la grêle, les torrents, les fleuves, quoi ! les averses de grenouilles, les nuages de sauterelles, qu’importe pourvu qu’arrivent quelques gouttes de pluie, un instant de fraîcheur. Aussitôt, on hésite et l’on s’en veut : les pauvres agriculteurs, et les hôteliers, et les sinistrés, y pensait-on ? Et les viticulteurs, surtout, dont les pertes présentes sont nos tristesses futures ! On se reprend, on se concentre, on imagine l’hiver glacial où le velours du Bourgogne adoucira nos gorges enrouées, où les fruits du Beaujolais feront comme un dessert volé, où les épices du Saint-Chinian nous rappelleront les pays chauds, ces pays où l’air léger caresse la peau comme un voile léger, ces pays où l’air plombé brûle la peau comme le souffle d’un brasier, ces pays où l’air épais a comme un goût de sable — on a beau vouloir oublier, cela nous hante, cela nous tourmente, comme le feu de l’enfer agace les damnés. Les nuages s’accumulent, les oiseaux se taisent, le ciel est d’acier, des étincelles dérisoires le parcourent. Au loin, on devine le grondement du déluge : l’horizon se trouble, les montagnes lointaines disparaissent, on se prend à espérer. Mais ici, rien. Pas un souffle pour troubler la poussière. Pas une larme pour apaiser la terre. Le silence. Quand tout à coup, enfin ! mais non, pas une goutte, juste une plaque d’écorce tombée du tronc d’un platane. Ah ! la chaleur, passe encore, mais cette attente, cette attente qui n’en finit pas, et ce coton immobile qui nous enveloppe, cet étouffement tiède. Que vienne enfin l’automne, qu’on puisse se plaindre de la pluie.

dimanche 4 août 2013

Dix livres pour finir l'été doucement

Ça passe comme un rosé bien frais, c’est court mais c’est grand.

Vies minuscules, de Pierre Michon (Folio). Selon mon libraire, un livre majuscule. On ne ressort pas indemne de ces petits portraits croisés, de gens que Michon connut surtout dans son enfance dans la Creuse. Michon a la force de ses images, de ses phrases longues et fleuries auxquelles je trouve plus d’une parenté avec celles de Saint-John Perse ou de Proust dans le côté Ah ! vous croyiez que c’était fini, mais non, vous reprendrez bien quelques petites propositions, deux trois comparaisons et digressions, et notez comme à la fin je finis la phrase en retombant sur mes pattes.

Les Grandes Blondes, de Jean Echenoz (Minuit, Double). Des types cherchent à rattraper une actrice qui a eu son heure de gloire, pour le compte d’un producteur de télévision qui souhaite faire un documentaire sur les grandes blondes au cinéma. Tous échouent. Echenoz maîtrise son récit avec tant de finesse qu’il nous mène où il veut, à la poursuite de cette mystérieuse Gloire Abgrall (quête du Graal ?), et toujours avec cet manière inimitable de prendre une distance sur ce qu’il est en train d’écrire et de faire lire au lecteur. Aérien et subtil : rien ne pèse chez Echenoz, qui à l’art de la légèreté allie le grinçant et l’ironique que le quotidien réserve souvent.

Lettres à Eugène, correspondance entre Hervé Guibert et Eugène Savitzkaya (Gallimard). L’amour à sens unique d’Hervé pour Eugène, en quelques lettres toutes de vie et de littérature.

La Disparition de Jim Sullivan, de Tanguy Viel (Minuit). Viel veut écrire un roman américain, avec ses codes, ses clichés incontournables. Il nous balade, un peu à la manière d’Echenoz, sans qu’on réalise immédiatement les petites manipulations dont on est l’objet. C’est si bien fait que plus dure est la chute.

À quoi jouent les hommes, de Christophe Donner (Grasset). Une histoire du pari mutuel urbain, sur plusieurs générations, doublée d’une ode aux courses de chevaux et à la passion de l’auteur pour icelles. Un grand roman plein du souffle qui fait traverser les siècles et les pages sans que l’on s’en aperçoive.

La Prisonnière, de Marcel Proust (Folio). Le narrateur aime Albertine, mais en est-il bien certain ? P’tet ben qu’oui, p’tet ben qu’non. Rien n’est simple. (Chute à la page 399, après 400 pages de tergiversations délicieuses.)

Noir, de Michel Pastoureau (Points Seuil). Une histoire de la couleur noire, passionnant jeu de piste à la croisée de la symbolique, de l’histoire, de la mode.

La Liseuse, de Paul Fournel (Folio). La vie d’un éditeur ancienne mode, à qui on a offert une liseuse pour le boulot, qui aime le Brouilly et materne les stagiaires. Un court roman sur le plaisir de lire. Ici aussi, légèreté et simplicité : on a envie de ne lire que des textes comme celui-ci, qui n’appuient pas, qui passent tout seuls.

Through the window, de Julian Barnes (Vintage books). Un regroupement d’une quinzaine de textes publiés dans des journaux et revues anglophones, principalement sur des écrivains anglais et américains ayant (eu) une relation privilégiée avec la France. À noter un très beau texte sur Prosper Mérimée et le premier recensement des monuments historiques.

Mont-Oriol, de Guy de Maupassant (Folio). Un grand roman réaliste, bien que le moins connu de son auteur avec Fort comme la mort (mais qui, lui, est nettement moins bon). On suit une petite société de curistes dans une station imaginaire de l’Auvergne, et l’essor des thermes nouveaux qu’un homme d’affaires a lancés après avoir découvert des sources sur le Mont du Père Oriol. Satire violente et pessimiste de la bourgeoisie, ce court livre parvient à conserver son plein d’humour avec ses personnages hauts en couleur (les paysans roués, les jeunes femmes snobs, le dandy débonnaire, l’amoureux romantique à souhait).

samedi 3 août 2013

Du parapente

Pour mes dix-huit ans, mon oncle et ma tante m’avaient offert un baptême de parapente. C’était à skis, cela avait duré très peu de temps (5 minutes), au-dessus de La Clusaz. Bon souvenir, mais bref.

Fort du goût de trop peu laissé par l’expérience, je rempilai pour une semaine de stage en école l’été qui suivit. Et une autre, une autre, et une autre, au point de devenir autonome. Avec des souvenirs magnifiques plein la tête. Brutalement, sur les coups de 21 - 22 ans, j’arrête tout. Les classes préparatoires ? D’autres centres d’intérêt ? Je ne m’en souviens même plus…

Il y a quelques semaines, à l’occasion des mes trente ans, je profite d’un nouveau vol en biplace offert par les amis lyonnais pour retremper dans cette activité oubliée. Et j’enchaîne une nouvelle semaine d’initiation, tellement c’est bon. Je m’aperçois que je n’ai pas tout oublié, hors l’essentiel des détails.

On n’est plus autonome, mais quelle importance ? On le redeviendra sous peu. On reprend ses repères, on retrouve des sensations, on se replante au décollage ou on s’y reprend à trois fois comme au bon vieux temps. (Là aussi, qu’elle importance ? Je préfère décoller parfaitement la troisième fois que mal la première.) On se souvient que l’atterrissage était un point fort ; il l’est resté : au troisième vol de jeudi, je savais poser seul.

Le parapente est un sport sympathique. Déjà, il ne demande pas d’effort physique particulier : regardez aux sites de décollage, vous voyez des jeunes et des papys, des gringalets, des bedonnants, des gravures de mode. J’aime beaucoup la subtilité, la finesse de cette activité : analyse des conditions météorologiques et aérologiques, technicité du décollage, pilotage en vol, construction des approches pour l’atterrissage, et en toute situation la primauté du regard sur le monde qui nous entoure. Après, on se fait aussi bien plaisir, entre les paysages de montagnes et les sensations fortes que peut procurer un vol un peu chahuté.

Le fait être à la merci du vent et du soleil, de devoir jouer avec eux, d’accepter éventuellement de ne pas voler si les conditions ne s’y prêtent pas concourent à la joie de la pratique du vol libre, avec ce simple tissu gonflé d’air au-dessus de la tête.

mercredi 24 juillet 2013

Telles nos vies

Dans ses Vies minuscules, Pierre Michon reconstitue de ses seuls souvenirs une galerie de portraits de gens qui ont marqué son enfance. Ce livre est poignant. Si les miens ne furent pas exactement semblables (mais d’autres moments ont été tellement proches), les derniers instants avec ses grands-parents pourraient être ceux de tout le monde.

J’y revins un après-midi d’un autre été, sans doute l’année suivante ; il faisait beau encore ; je conduisais une voiture et ma mère était à mes côtés ; je me souviens de l’agréable voyage que nous fîmes, bavardant, de la robe austère d’une église romane au sein de la campagne alanguie sous le poids des blés, d’un pont de chemin de fer perdu dans la verdure comme pour illustrer un roman qu’enfant j’avais lu ; la route décrivait une vaste courbe pour l’enjamber ; je n’ai aucun souvenir de l’après-midi que nous passâmes à Marizat. Je ne sais si je revis la petite chambre, ni les portraits ; aussi bien, les vieux auraient pu n’être pas là. Leurs gestes, qui pour moi furent les derniers, je les ai vus, et j’ignore quels ils furent ; leurs dernières paroles me sont à jamais voilées, soufflés leurs adieux derrière un rideau de vent violent ; en aucun temps je ne me souviendrai de la double silhouette sur le pas de la porte, titubante et navrée, qu’ils offrirent cependant à mon ingrate mémoire, tout entiers dans la tombe et pourtant encore gentiment, héroïquement, agitant leurs mains jusqu’à ce que la voiture du petit fils eût disparu, brouillée par les larmes bien avant que la forêt ne l’avalât, au détour définitif du chemin.

jeudi 18 juillet 2013

Hasard ?

Tout n’est pas hasard. Dans un précédent billet, j’évoquais le cas d’une phrase de La Conscience de Zeno d’Italo Svevo qui se trouve aussi mot pour mot dans Adolphe, de Benjamin Constant. Est-ce le fait du traducteur ? Est-ce Svevo, qui parlait français et qui pouvait très bien avoir lu Constant avant d’avoir écrit sa phrase ? Est-ce un pur hasard que je n’ai remarqué qu’en passant, alors que j’en ai peut-être ratés des dizaines d’autres dans mes lectures depuis ?

Autres exemples. Un collègue parisien rencontre fréquemment d’anciennes connaissances de lycée autour de Saint-Michel les week-ends où il retourne à Paris, et s’en étonne toujours. Si c’est un quartier où tous deux avaient des habitudes, rien d’incongru à ce qu’un samedi après-midi ils continuent à faire la même chose que quinze ans auparavant. Un soir, nous étions présents avec un autre collègue dans le même lieu, sans concertation préalable (et pour cause), et à notre grande surprise lorsque l’on s’est trouvés nez à nez. Pourtant Lyon n’est pas une si grande ville, nous habitons tous les deux en son centre, et les homosexuels représentent une minorité de la population.

L’être humain est nul pour se faire intuitivement une idée correcte de probabilités d’occurrence, ou de ce qui relève ou non d’un hasard au sens mathématique. La vie fait qu’on en parle pourtant ; qu’on s’en esbaudit.

mercredi 17 juillet 2013

Opéra

Cet art est pour moi assez étrange, pour ne pas dire qu’il m’est tout à fait étranger.

On doit pouvoir compter sur les doigts d’une main les opéras que je connais un peu : Tristan et Isolde, Dinon et Enée, L’Or du Rhin, La Flûte enchantée, Wozzeck. Pourquoi ceux-là, je ne sais pas trop. (D’ailleurs je me rends compte combien cette sélection peut paraitre incongrue.) Sûrement un attachement après plusieurs écoutes, mais pour quelle raison ceux-là en particulier ? Pour le reste : disons vingt ou trente autres entendus bien souvent une seule fois à la radio à une époque lointaine, ou plusieurs fois enfant. Cela reste marginal pour un auditeur forcené. J’ai par exemple (comme Fabrice d’ailleurs) un souvenir fort mais vague d’un Dialogues des Carmélites qui m’avait glacé, et j’en ai oublié tout : orchestre, artistes ; jusqu’à l’argument de l’œuvre. Également, j’ai entendu par la mère des tas de Verdi et Mozart, un peu de Puccini, de Rossini et de bel canto, sans qu’il m’en reste rien aujourd’hui.

Je pense que je plongerai à la découverte de l’opéra sur mes plus vieux jours, je sens que j’y tends, je fais quelques approches parfois, sans oser aller bien loin, je suis toujours attiré par de la musique moins chantée, peut-être moins longue ? Ai-je peur d’y tomber et que cela prenne le pas sur d’autre choses ? Ai-je trop d’a priori sur ce qui m’attend ? mystère. Comment accède-t-on plus avant à un art auquel on serait pourtant plutôt enclin ? Y a-t-il un élément déclencheur ? Le pire est que j’ai une très bonne idée des merveilles que je rate. Mystère.

mercredi 3 juillet 2013

« Ça ne se voit pas »

J’ai récemment appris l’homosexualité d’un collègue, qu’il a découverte sur le tard. Nous avons eu par hasard l’occasion fugace d’en discuter et cela m’a ramené des années en arrière, lorsque je prenais conscience de ma propre homosexualité. Il s’est posé, m’a posé au cours de notre échange des questions auxquelles je pense toujours aujourd’hui, sur l’acceptation de soi par soi et par les autres, sur leur regard, le jugement, la différence. Toutes proportions gardées, les propos simples de ce jeune homme m’ont évoqué le Traité sur la tolérance de Voltaire.

Plusieurs fois est revenue cette expression : ça ne se voit pas, on ne le devine pas quand on me regarde, non, enfin qu’est-ce que tu en penses ?. Être gay n’est pas imprimé sur le visage comme un des caractères évidents de la physionomie. Mais un beau garçon de 28 ans sans relation amoureuse connue, discret d’une façon générale et sur sa vie personnelle en particulier, aiguillonne les interrogations.

Je me suis également souvenu de ce que disait un ami après une découverte très similaire, car à bien des égards je ressens les mêmes choses. Julien, si un jour tes préférences sont plus largement connues au travail, je te souhaite que tout le monde s’en moque et que rien ne change.

dimanche 30 juin 2013

Qui est le héros d'un roman ?

Drôle de question ; je vous la pose.

Je discutais avec Fabrice, l’autre soir, de ce que les notes de l’édition Folio d’A la recherche du temps perdu ne parlent jamais du personnage qui dit je dans le livre comme du narrateur, mais comme du héros. Or, pourtant, s’il est indubitablement narrateur, est-il pour autant le héros ? Rien n’est moins sûr. La galerie de portraits par laquelle on passe à la lecture et d’autres choses évoquées constamment, l’art, la mémoire, le passage du temps font le récit au même titre que les habitudes du narrateur, et en sont bien les héros.

Qui est le héros d’un roman ? Un roman a-t-il seulement un héros, ou doit-il en avoir un ? La question même du héros dans un roman a-t-elle une quelconque importance ?

Je me rappelle de lointains cours de français et un professeur de quatrième, qui soit dit en passant enseignait aussi le latin, le grec ancien et l’hébreu, parlait le grec moderne, et très possiblement des langues moins exotiques telles que l’anglais, l’allemand et l’italien, vu comme elle nous saupoudrait ses interventions de Londres, de Heine et de Toscane, c’est-à-dire avec l’envie de ceux qui ne peuvent s’en passer, mais la question n’est pas là, que j’ai pourtant posée. C’était madame K., qui a habité avenue Jean Jaurès à Boulogne-Billancourt dans le même immeuble que mon père ; mais je soupçonne que de nous deux j’étais le seul qui sache que nous avions ce lieu commun. Car je l’ai compris par recoupement. Et que croyez-vous que madame K. fît en son docte rôle professoral ? Elle demandait pernicieusement à ses élèves qui de Pierre ou de Jean est le héros dans Pierre et Jean de Maupassant. Drôle de question ; je vous la pose. Je n’ai pas souvenir des discussions et des réponses des uns et des autres. Les paysages de Normandie, n’est-ce pas. Nos professeurs de français ont l’art de l’amusement intérieur.

jeudi 20 juin 2013

Un papa

Evelyn Waugh était, pour reprendre la terminologie puérile en vigueur ces jours-ci en dépit des règles d’usage et du sens du ridicule — terminologie qui, si l’on y réfléchit bien, n’est sortie de l’ombre des cathédrales et des ors des rallyes que lorsque des enfants d’otage ont demandé un jour au journal télévisé, à la France et au monde qu’on libérât leur maman — bref, comme l’on dit ces jours-ci, Evelyn Waugh était un papa.

Un papa qui, apprenant qu’on risquait de bombarder Londres, prit les devants :

J’ai demandé en conséquence à ce qu’on expédie à Piers Court les livres que je gardais à l’hôtel Hyde Park. Dans le même temps, j’ai plaidé pour que mon fils vienne à Londres. On pourrait croire, sachant cela, que je préfère mes livres à mon fils. Je pourrais arguer que les pompiers sauvent les enfants tandis qu’ils détruisent les livres, mais la vérité est qu’un enfant est facilement remplaçable quand un livre détruit est perdu à jamais ; aussi, qu’un enfant est éternel ; mais, surtout, que j’ai un sentiment de possession absolue de ma bibliothèque, mais pas de ma nursery.

Evelyn Waugh, The Diaries,
Entrée du samedi 13 novembre 1943,
Traduction du blogueur.

Tout le monde n’a certes pas la chance d’avoir pour parent un aristocrate anglais.

mercredi 19 juin 2013

Simon Hantaï au Centre Georges Pompidou

À quelque chose malheur est bon. Cette expression ne veut pas dire grand chose, et pourtant c’est bien le moment ou jamais de l’employer. Ma journée de mardi aura principalement consisté à patienter affalé sur un canapé en simili cuir, pour ne pas gagner à un jeu télévisé.

Alors que faire ? Filer au Centre Georges Pompidou !

Les collections permanentes sont toujours aussi impressionnantes. L’une des expositions temporaires est une rétrospective de l’œuvre du peintre français Simon Hantaï (1922-2008). Elle est remarquable, et je suggère à tout amoureux de la peinture, de la couleur, de s’y ruer.

Hantaï a eu plusieurs périodes. Une période surréaliste dans sa jeunesse, plutôt noire, pleine de symboles et de bibelots ; je n’aime pas cette peinture, je suis mal placé pour en parler en bien. (Je vous donnerais tout De Chirico, tout Dali et tout Magritte pour, disons, un ou deux Rothko.)

Les périodes suivantes, surtout celle des pliages, ont révélé son style, qui l’a conduit à produire de grandes choses émouvantes. Le peintre pliait donc la toile, la nouait à intervalles réguliers, et jetait ses peintures acryliques dans les creux restants. Ça a donné les Mariales, pleines de feuilles du tissu de la toile non peinte au milieu de rouges, de bleus puissants, de beiges brique. Cela rayonne, on dirait des vitraux. Puis vinrent les Meuns, du nom du village où le peintre à habité en région parisienne, suivis des Études et des Tabula. Ces grands formats à l’apparence de simplicité sont saisissants, magnétiques : ils vous scotchent. On a du mal à décrocher le regard de ses subtils quadrillages de couleur griffés de blanc, de leur régularité rompue par le détail des emplacements vierges des nœuds pratiqués par le peintre, ou des pans qu’il aura repliés dans les Meuns, et qui font ressembler ces œuvres à des pensées (la fleur) ou des géraniums stylisés géants.

Les presque trente dernières années de sa vie, tel Sibelius reclus dans sa campagne, le peintre n’a plus peint ou presque. Il a même découpé les Tabula gigantesques par leur taille et qui avaient fait son succès à Bordeaux, au début des années 1980. Ultime geste artistique censé se rapprocher des découpages-collages de la fin de la vie de Matisse, qu’Hantaï admirait ? Moments d’incertitude sur l’œuvre créée et déjà prisée par le public ?

Jetez un coup d’œil sur Google images pour avoir une idée d’à quoi ressemble la débauche de formes et de teintes qu’ont les grandes toiles d’Hantaï, dans sa maturité. L’émotion des vraies est à portée de main, jusqu’à fin septembre au Centre Georges Pompidou.

vendredi 14 juin 2013

Apostille, postille et demie

Ce printemps automnal qui n’en finit pas de gibouler comme un mars qui ne repartirait pas, ce ciel traînard qui écoute en retard les proverbes d’avril et persiste à rester couvert, ces nuages grisâtres sur lesquels les éclairs en mai ont fait comme une plaie, bref, en un mot, les éléments déréglés nous y incitent : apostillons — dans toute cette humidité, cela ne se remarquera pas.

Ainsi donc, le Lecteur attentif, cet éléphant rose que distinguent tant sa mémoire que sa rareté, le Lecteur attentif se souvient sans doute d’une recension en ces lieux du Chien jaune de Georges Simenon. (Le Lecteur distrait peut suivre ce lien pour la relire.) Dans ce billettet, on pointait en passant le penchant du commissaire Maigret pour les alcools divers. Quel plaisir de surprendre, bien plus tard, un auteur que l’on admire faisant la même constatation, et combien mieux !

Ce qu’il y a de certain, c’est que Maigret boit beaucoup. On est effrayé par ce qu’il consomme. Si on fait le compte des demis, des fines, du beaujolais, des calvados, des marcs, des scotchs et même des chartreuses qu’il avale, on est impressionné par le volume d’alcool qu’il a ingurgité à la fin de la journée. Il y a parfois huit séances en douze heures de Picons-grenadine, de vin blanc, de whisky, sans compter la framboise d’Alsace. Si bien qu’il est souvent repus et somnolent. […] Il ne sait pas résister aux effluves des petits bars. Il a un goût flamand pour tout ce qui sent le propre, le genièvre et la bonne cuisine.
Il atteint à la vérité par le calvados et l’andouillette comme M. Pickwick, dans Dickens, atteint par le punch à la philanthropie.

Et c’est ainsi, comme toujours, que Vialatte est grand.

lundi 10 juin 2013

Un peu de virtuosité pianistique

La virtuosité, c’est de pouvoir jouer pianissimo. Le grand interprète Arcadi Volodos, semblant renier sa jeunesse débridée (pianistiquement parlant), lâche cette phrase au cours d’une interview pour Diapason. Sviatoslav Richter ou Vladimir Horowitz auraient pu dire la même chose, et il me semble que c’est une forme de pédanterie, un snobisme.

Celui du pianiste qui justement a une telle technique qu’elle lui permette de ne plus se soucier que du pianissimo. Ou du legato. Ou du mettez-ici-un-terme-italien-en-o.

Il y a bien des pianistes qui n’ont pas l’abattage des précités mais peut-être d’aussi beaux pianissimos, peut-être pas une telle vélocité ou une fluidité aussi impressionnante, alors même qu’elle ne gâte rien dans certains répertoires : de Volodos, je prends tout de la folle technique de son album Liszt, octaves et pianissimos, sonorité et fortissimos. (Pas évident non plus, de beaux forte : ni agressifs, ni secs, pas trop métalliques.) La virtuosité n’est pas une fin en soi mais elle est parfois en elle-même une source de plaisir, aussi grande que le plaisir de la musique devant laquelle elle peut s’effacer. Parce qu’on ne peut pas vivre avec les seules sonates de Schubert, on écoute aussi les transcriptions de Liszt de Lieder du même Schubert. Et on admire quand c’est magnifiquement joué, même si ces morceaux comprennent des passages un peu gratuits, ici où là moins de musique que dans d’autres pièces…

Un virtuose est peut-être un artiste qui réussit imperceptiblement à faire croire à l’auditeur qu’il en a encore sous le pied. Qu’il est paradoxalement à un niveau de maitrise superlatif et qu’il peut faire plus encore. Horowitz, dans les Scènes d’enfants de Schumann, arrive à jouer des passages d’une ténuité incroyable, à la limite de l’audible ; on en revient pas, au point de ne pas y croire tant il chuchote encore plus les mesures d’après. Ovchinnikov, dans les Douze études d’exécution transcendante de Liszt, parvient je ne sais comment à accélérer dans des passages où l’on croit qu’il a atteint une limite physique ; à donner plus d’ampleur à son piano qui sonne déjà comme un orchestre symphonique.

Alfred Cortot n’est pas toujours un virtuose.

jeudi 6 juin 2013

Ode

Le béton, mon beau souci.

Drôle de mélange, en plus d’être un matériau massivement utilisé dans le monde entier. Les Égyptiens et surtout les Romains employaient des associations de matériaux de construction qui pouvaient s’apparenter à du béton : du sable, de l’eau, voire des graviers ou de la pierre concassée, un liant à base de chaux par exemple, hop on mélange et on bâtit. Ah c’est costaud, c’est bien, mais on faisait les choses assez empiriquement. (Oui, parce que si les Romains étaient d’excellents ingénieurs, ils ne peuvent s’enorgueillir d’un seul mathématicien, d’un seul physicien digne de ce nom en plus de mille ans de civilisation. Le pont du Gard tient toujours debout sans qu’ils aient eu les outils pour le concevoir, ce qui est tout de même une forme de génie (civil)…

Du point de vue scientifique, on a compris tard les caractéristiques, avantages et inconvénients d’un melange tel que le béton. 1850 environ, pas avant. À commencer par une bonne tenue en compression et une calamiteuse résistance à la traction. C’était un premier pas. Peut-être plus pour très longtemps encore, mais pour l’instant on a du sable, de l’eau et des cailloux un peu comme on veut. Par rapport à l’acier, le béton coûte moins à produire et peut s’employer quasi à la demande, même s’il ne permet pas de traverser (ou alors pas facilement) la baie de San Francisco. Deux avantages majeurs du béton, aussi : la légèreté et la facilité de mise en œuvre.

La personne qui a eu l’idée d’ajouter des aciers dans le béton pour lui permettre de résister à la traction et à la flexion mérite une reconnaissance éternelle. Freyssinet, Perret et Hennebique ont pensé au début du siècle passé un outil structurel hors du commun, gloire à eux.

Le bois ? Globalement moins résistant en compression ou en traction même s’il tient debout plusieurs siècles, et il ne permet que des portées et hauteurs modestes. L’acier ? D’accord pour des portées et des hauteurs importantes (encore que le CNIT de La Défense se pose là) mais il reste plus dur à obtenir et employer, il doit être transporté, ne tient pas bien au feu, est cher.

Le béton constitue un bon équilibre. Bien sûr, il doit faire face à des défis : la durabilité, le vieillissement, l’aspect. L’acier est à peine plus durable mais se protège plus facilement. Le bois n’est pas étanche et brûle. La belle pierre vieillit bien, dure, oui, mais les constructions sont lentes, les ressources limitées et le coût élevé. J’ai encore du travail.

mardi 4 juin 2013

Parce que c'était lui, parce que c'était moi

Voir épisodiquement voire très épisodiquement certains amis me rappelle combien je ne suis pas doué pour l’amitié, au sens où l’on serait doué d’une habileté physique comme dessiner, tenir sur des skis ou réussir de bonnes quiches lorraines. On trouve quelques pistes en creusant un peu la question, mais j’aurais bien du mal à expliquer cela en détails (à moins peut-être d’une psychanalyse de plusieurs années ?). En tout cas c’est un fait, qui s’ajoute à la longue liste de ceux qui nous caractérisent. J’ai été étonné, à l’occasion d’une discussion de trois heures dans les transports lyonno-parisiens, de voir qu’un collègue vivait l’amitié d’une manière très proche de la mienne. Comme quoi, des évidences supposées sont loin de toujours se voir comme le nez au milieu de la figure.

N’empêche, pour certains, l’amitié est en quelque sorte innée ; du moins elle le parait. Ces personnes-là respirent l’amitié, elles la vivent par tous les pores de la peau, rien ne semble s’opposer à l’infini des contacts et des relations, et ce à la fois avec une grande simplicité et beaucoup de naturel ; bref, elles sont l’amitié. J’idéalise peut-être. Je ne mets pas pour autant la relation amicale sur un piédestal. Je n’éprouve pas de jalousie ou d’envie, je constate. Alors que paradoxalement c’est l’un des plus beaux sentiments qui puisse exister, j’ai l’impression de mal le cultiver, que je ne fais pas forcément la somme de petits efforts nécessaires et qu’on ne peut pas faire à ma place, dans une relation par définition fondée sur la réciprocité.

Etre fils unique avec des parents divorcés tôt est un point de départ, auquel se sont ajoutées quelques activités qui n’aident pas : lecture, jeux de solitaire, astronomie. Un caractère réservé, plutôt intériorisé même si quelques poussées extérieures se font jour de temps à autres, une nette préférence pour l’écrit plutôt que l’oral ont conduit mécaniquement à la perte de toute relation avec des gens d’avant mes vingt ans — à l’exception d’une personne — et le maintien de bien peu après cet âge. Cela ne pèse pas mais c’est un sujet d’interrogation fréquente.

J’observe les relations que je peux ou non entretenir, celles que pour de mauvaises raisons je laisse filer, et comment les autres se débrouillent avec leur sociabilité. À trente ans, de même que pour d’autres on ne change pas l’impolitesse, la mauvaise éducation ou la bêtise, je sais qu’il est tard. Ah, les autres.

jeudi 30 mai 2013

Apostille au billet précédent

Le Théâtre des Champs Elysées, où a été donnée la première du Sacre du printemps, date de 1913 lui aussi. Il est l’œuvre des frères Perret. En plus de sa façade Art Déco (assez fort en 1913), de ses bas reliefs en marbre d’Antoine Bourdelle, de son plafond dû au peintre Maurice Denis, c’est l’un des premiers édifices réalisés en béton armé. Si ce n’est le premier.

Car oui, j’aime le béton.

Oui, le béton est un materiau noble et fier qui permet de grandes choses.

Qu’on se le dise.

mercredi 29 mai 2013

Un siècle

Aujourd’hui, il y a cent ans exactement que la première du Sacre du printemps de Stravinsky a été donnée.

Demandez à des musiciens et chanteurs de citer une oeuvre de musique qui a marqué le siècle passé, je suis prêt à parier que la majorité vous répondra Le Sacre du printemps, loin devant le Boléro de Ravel ou Yesterday des Beatles.

Cette grosse demi-heure de musique ne laisse pas indemne. Elle est si violente et éruptive, ses rythmes si sauvages et agressifs, son orchestration parfois si glaçante que je me demande qui peut sincèrement dire avoir apprécié l’oeuvre à la première écoute (à moins peut-être de la découvrir après des oeuvres aussi ardues sinon plus, ou de baigner dans une famille à forte culture de musique savante). Comme beaucoup d’oeuvres difficiles, il faut un peu de persévérance pour se laisser apprivoiser l’oreille. Ce processus, comme lorsque l’on se trouve face à toute réelle nouveauté d’ailleurs, ne peut venir que d’une démarche volontaire, personnelle ; si un proche peut guider dans la découverte, aiguillonner, expliquer, communiquer un enthousiasme, l’effort du premier pas vient de soi et de personne d’autre. (Je veux dire nouveauté au sens fort : une oeuvre vraiment différente de ce à quoi on peut être habitué au quotidien, quelque chose qui vous fasse sortir de vous.)

Je ne me souviens pas bien de ma première écoute du Sacre du printemps, ni de la familiarité que j’ai pu développer ces dernières années avec ce morceau. Il ne fait pas partie de ceux que j’écoute régulièrement. Une nouvelle première a été récemment d’entendre l’oeuvre lors d’un concert, par l’Orchestre National de Lyon dirigé par Leonard Slatkin. L’interprétation m’a parue d’un engagement incroyable : les musiciens et le chef semblaient tous hyper concentrés, très précis, certains suant plus que de raison, pour sortir des entrailles de l’orchestre ces sons et mélodies si fortes. Je suis sorti de la salle littéralement étourdi par la grandeur de la musique.

Les rééditions d’enregistrements du Sacre sont nombreuses, l’industrie du disque aimant beaucoup les anniversaires. Avec le pavé de 38 versions édité par Decca, Fabrice et moi avons décidé de mettre à l’écoute toutes les versions présentes dans la discothèque, soit 50 gravures en incluant les versions à deux pianos. Il est assez fascinant de voir les différences de conception que peuvent avoir les chefs, et l’exécution que chefs et orchestres arrivent à donner de ce morceau complexe ; certains orchestres sonnent comme des casseroles quand d’autres sont rutilants de virtuosité.

Les musiciens, comme les auditeurs, ont eux aussi progressivement apprivoisé cette oeuvre d’un siècle.

jeudi 16 mai 2013

Le goût bizarre des choses sacrées

Et non pas le goût des choses sacrées bizarres ; en effet j’ai du mal avec Fra Angelico et ce style de peinture approchant, mais personne n’est parfait.

Je ne suis pas croyant. Les religions me laissent froid souvent, m’effraient, pour dire le moins, parfois. Qu’on puisse se donner à quelque chose de supérieur, d’immatériel, d’intangible, et qui a par ailleurs pu conduire à plus de morts que n’importe quelle autre doctrine, me stupéfie.

Pourtant, j’entre dans les églises. J’admire les mille ans d’architecture religieuse de l’Europe, même si je ne fais pas le crochet par toutes les abbayes près desquelles je passe (il y en a tellement…). Je tiens les deux cents cantates de Bach pour le plus extraordinaire corpus de musique qui ait jamais été écrit en occident, qui pourtant ne l’a été qu’à la seule gloire de Dieu, devise du compositeur. Il est de motifs moins avouables. Je respecte le silence bénédictin qu’on demande de tenir au Mont-Saint-Michel, et m’offusque que dans l’abbatiale quasiment personne ne le garde (et que dire du réfectoire, où tout le monde croit chuchoter alors que l’echo y est assourdissant).

Je m’étonne de l’intolérance de ces jeunes gens serre-tête, qui se croient pourtant les hérauts du contraire, qui distribuaient des tracts, disaient des insanités grosses comme leur bêtise et aussi laides que leurs pulls roses et leurs enfants porteurs de drapeaux (l’instrumentalisation des enfants est bien plus que laide, mais je ne trouve pas de mot), et ont vomi leur bile pendant au moins trois soirs de mes vacances : à Rennes, Vannes et Angers ; ce qui est beaucoup en treize jours.

Pourtant, c’est à Angers justement que j’ai eu une très grande émotion esthétique (pléonasme ?), certainement la plus intense de ces dernières années : la découverte de la tapisserie ou tenture de l’Apocalypse, œuvre religieuse qui narre en laine tissée l’Apocalypse de Jean. Ce genre artistique est loin d’être de mes favoris. Cette merveille de plus de cent mètres de long, dont les couleurs ont passé, que l’on devine dans la pénombre des 40 lux d’éclairage que requiert sa conservation, est infiniment touchante. À la fois témoin du temps (costumes, cultures, armes), objet de démonstration du prestige de son propriétaire et exemplification en bande dessinée de cette fin du Nouveau Testament, l’œuvre est renversante de beauté. Les drapés, les visages, les monstres notamment sont rendus avec un art et une finesse incroyables pour voir que la tenture date de 1380.

Ce goût des choses sacrées, on le doit à l’architecture, à la musique, à la littérature parfois, bref, aux arts. À rien d’autre.

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